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Full text of "Mélanges posthumes d'histoire et de littérature orientales [ed. by J.B.F. Lajard]."

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Lô. /m- 



.44 ■ ■ ■' ■' ■ ^- 




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MÉLANGES 



POSTHUMES 



DE M. ABEL RÉMUSAT. 



MELANGES 

POSTHUMES 

D'HISTOIRE ET DE LITTÉRATURE 

ORIENTALES 
PAR M. ABEL RÉMUSAT 



PARIS 

IMPRIMERIE ROYALE 

M DCCC XLin 



AVERTISSEMENT. 



La commission ^ chaînée du soin de publier, 
sous ies auspices du ministère de Tinstruction 
publique , les œuvres poifthume^ de MM. < Abel 
Rémusat et J. Saint^Martin , avait jugé; utile de 
réunir- «n un volume plusieurs niorceaux d'hls^ 
toire et de littérature orientales que le preimier 
d^ ces deux académiciens composa pendant les 
dernières années de sa vie. Dans sa sallieitude 
constante pour tout ce qui tient aux prognàs 
des lettres et des sciences, M. Villemain^^ mi* 
nistre secrétaire d'état au département de Tins- 

' Cette commission se compose de MM. Hase, Félix Lajard 
el Eugène Bornoof , membres de FAcadémie royale des inscrip- 
tions et bdlesrletlres. 



r- 



/ 



II AVERTISSEMENT. 

truction publique, a bien voulu donner son as- 
sentiment à ce projet, et prendre les mesures 
nécessaires pour en assurer l'exécution. La com- 
mission s'est immédiatement occupée de l'ac- 
complissement de la nouvelle tâche qui lui était 
confiée. Le volume qu'elle publie sous le titre de 
Mélanges posthumes d'histoire et de littérature orien- 
tales y par M. Abel Rémusat, renferme divers écrite 
qui, pour la plupart, avaient déjà paru du vivant 
de l'auteur, mais étaient disséminés dans plu- 
sieurs recueils littéraires dont quelques-uns sont 
devenus très-difificiles à trouver. En réunissant 
ici ces écrits, la commission a eu le double but 
de les préserver d'une disparition plus ou moins 
prochaine, et de donner au monde savant la suite 
et le complément des quatre volumes de Mélanges 
asiatiques que M. Rémusat avait fait imprimer en 
1826, 1826 et 182 9. L'ordre dans lequel ont été 
disposés les morceaux détachés dont se compo- 
sent les Mélanges posthumes, permettra de mieux 
saisir la pensée de M. Rémusat , et de mieux 
comprendre par quels points ils se rattachent 
aux grands travaux de l'auteur sur l'Asie orien- 
tale. Plusieurs, sans doute, ont perdu quelque 
chose du vif intérêt qu'ils excitèrent au moment 
de leur apparition. Les investigations scienti- 



AVERTISSEMENT. m 

fiques ne se sont nullement ralenties depuis la 
mort prématurée de M. Rémusat, et Ton a fait 
de notables progrès dans la connaissance des ma- 
tières qui étaient le sujet de ses études de pré- 
dilection. Mais souvent son esprit pénétrant et sa- 
gace devança les résidtats que devaient obtenir ses 
successeurs à Taide de documents qui lui avaient 
manqué; et si Ton se reporte au temps où il 
écrivait, on aime à constater que ces nouveaux 
documents sont venus, non-seulement rendre un 
éclatant témoignage à la justesse des proposi- 
tions ou à Texactitude des faits établis par lui , 
mais changer en certitude plusieurs conjectures 
au moyen desquelles il avait tenté de suppléer, 
sur divers points , au silence ou à l'obscurité des 
textes et des traditions. D'autres morceaux dus à 
la plume spirituelle et savante de M. Rémusat, 
loin de rien perdre de leur intérêt primitif, en 
acquièrent un nouveau, soit parce que quelques 
controverses se sont élevées parmi les érudits, 
au sujet de certaines questions ardues que Tau- 
teur des Mélanges asiatiques avait le premier osé 
aborder; soit parce que les événements de la po- 
litique anglaise ont reporté, plus vivement que ja- 
mais « l'attention du public vers un pays lointain, 
dont M. Rémusat , le plus habile sinologue de 



Il AVERTISSEMENT, 

notre siècle , avait profondement étudié là langue, 
les systèmes religieux ou philosophiques, l'his- 
toire et les moeurs. 



Pkui I.AJARD 



. le aO décembre i»4a 




MÉLANGES 



POSTHUMES 

D'HISTOIRE ET DE LITTÉRATURE 

ORIENTALES. 



OBSERVATIONS 

SUR LA RELIGION SAlfAN^ENNB. 



On est redevable à Tillustre auteur de l'Histoire 
des Huns de travaux si importants sur l'origine et les 
migrations* des nations orientales, ce docte acadé- 
micien nous a l^ué un si grand nombre de savants 
mémoires sur des sujets variés, mais tous également 
intéressants , que le premier sentiment dont on doit 
être animé, quand on ose entreprendre de traiter 
après lui les mêmes questions , c'est celui du respect 
et de la recobnaissance. B peut s'y mêler quelque 
surprise lorsqu'on songe que M. Deguignes a , le pre- 
mier, triomphé d'obstacles que personne avant lui 
n'avait essayé d'aplanir, et que, seul avec son émule 
et son contemporain Deshauterayes , il avait su faire 
de grands progrès dans ime étude pour laquelle leur 
maître conunun , E. Fourmont , s'était consumé en 
vains efforts. On comprend avec difficulté comment, 
nonide si peu de secours , et à une époque où la théorie 



2 MELANGES D*HISTOIR£ 

du langage avait encote reçu si peu d'applications ju- 
dicieuses , il avait pu parvenir à entendre et à inter- 
préter les chroniques chinoises , pour en tirer toute 
la substance et reconstruire, en quelque façon, les 
annales des peuples de la haute Âi^ie, dont les monu- 
ments originaux ont disparu. Les tables chronologiques 
qu'il a rédigées avec l'assistance des écrivains chinois , 
et toute la partie de son grand ouvrage qui repose sur 
le même genre dt feôhêl*chéâ| sont le fruit d'une vaste 
lecture et d'iyi labeur infiniment pénible. On y voit 
même une sorte de phénomène; car on aurait peine 
à faire tûieûx et même au^si bien » à présent qu'on a 
recueilli tant de faits nouveâiix sur les antiquités de 
rOrient) sur les rapports et les différenees dés races 
humaine^ qui y ont habité , sur la ûiarche et le pix)'- 
grès dès idées qui en oiit constitué là civilisation. 

L'hommage que je viens de reûdre à l'un de nos 
plus célèbres devanciers n'entraîne pas Tapprobatioiû 
de toutes les idées systématiques et quelquefois hasar- 
dées que MhDeguignes a lïiêlées^ en plusieurs endroits, 
auK résultats dé ses laborieuses investigation^. Le pro^ 
Iprès des études historiques et de celles qui se rappor- 
tât à la comparaison des langues l'aurait sans doute 
disposé lùi-mâine à revenir sur quelques-^uns des rap«- 
{»:obhèl3Qiientl dont il s'était montré séduit» On ne peut 
pluà considérer t^mtne incontedtable Tidentité des 
Huns et deè HioUË^-nou, qu'il a posée pour base de 
son Histoire» sans itxéme présumer qu'elle eût besoin 



ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 3 

d'être démontrée. On ne saurait plus confondre, comme - 
il a cru devoir le faire , les traditions des peuples de 
race turque et mongole. Personne, je pense, ne serait 
disposé à soutenir le paradoxe qu'il avait embrassé avec 
tant de chaleiu: sur lorigine égyptienne des Chinois; 
et Ton voudrait pouvoir supprimer cette étrange note 
qui se lit à la fin de THistoire des Huns, et qui semble 
avoir pour objet d'effacer le mérite de ce que Tauteur 
avait écrit de plus solide sur l'antiquité chinoise : 
« De nouvelles recherches m'obligent à clianger de 
<f sentiment , et à prier le lecteur de ne feirc aucune 
«attention à ce qui se trouve sur ce sujet dans les 
«deux ou trois premières pages. Les Chinois ne sont 
«qu'une colonie égyptienne assez moderne. Je l'ai 
a prouvé dans un mémoire que j^ai lu à l'Académie. Les 
a caractères chinois ne sont que des espèces de mo- 
« nogrammes formés de lettres égyptiennes et phéni^ 
« ciennes, et les premiers empereurs de la Chine sont 
a les anciens rois de Thèbes. » 

Une préoccupation systématique n'est pas la seule 
circonstance qui ait écarté M. Deguignes de la routé 
de la vérité. Le désir de traiter des questions d'un haut 
intérêt pom* l'histoire générale lui a souvent fait de- 
vancer l'époque où ces questions pouvaient être com- 
plètement éclaircies, et, dans ces occasions, il n'a pu 
qiMC suppléer, par d'ingénieuses conjectures, à ce que 
la connaissance de certaines sources , encore inacces- 
sible , lui eàt fourni des faits positi& et incontestables. 



1. 



4 MELANGES D'HISTOIRE 

Je nen citerai que deux exemples , qui se rapportent 
aux recherches mêmes par lesquelles j*ai été conduit à 
ces considérations. La manière dont les noms étran- 
gers sont orthographiés dans les livres chinois les rend , 
au premier coup d'œil, méconnaissables; et ce n'est 
qu*à force d'avoir étudié , si j'ose ainsi parler, les lois 
des changements qu'ils subissent, qu'on parvient à re- 
connaître avec certitude , au milieu d'altérations graves 
ou d'analogies trompeuses , d'articulations adoucies ou 
de sons substitués les uns aux autres, la forme primi- 
tive des mots ou des noms. H £iut avoir ^ard aux ha- 
bitudes de prononciation, aux r^es étymologiques, 
et à d'autres circonstances délicates, qui expliquent les 
permutations et mettent sur la voie des synonymies. 
M. Deguignes, qui n'avait pour guide que des dic> 
tionnaires composés par des missionnaires , où les mots 
chinois étaient transcrits à la manière portugaise ou 
italienne, a plusieurs fois été induit en erreur par 
l'orthographe impar&ite qu'il y trouvait; et c'est ainsi 
que, sur plusieurs points de géographie comparée, 
les transcriptions qu'il s'était faites l'ont empêché de 
retrouver les véritables noms des lieux que l'his- 
toire lui présentait , ou Font conduit à des supposi- 
tions contraires à la vérité. Le pays de Ki pin eût eu 
plus d'intérêt pour lui s'il y eût reconnu la Cophène 
de Pline et d'Etienne de Byzance; Kaofaa (Caboul), 
Sou toai cha na (Osrushnah), iVa se po (Nakhsheb), jlfî 
(Meimorg), et vingt autres noms qui se rapportent aux 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 5 

contrées de rOccident , sont restés pour lui sans appli- 
cation, n n*a pu reconnaître le nom des Tadjiks dans 
celui de Tiao tchi, ni ceux des Saques et des Asi dans 
les transcriptions vicieuses qu'il en avait faites, Su et 
Gan sie. Enfin, une erreur du même genre ayant, par 
malheur, affecté Tun des points fondamentaux de la 
géographie de ces contrées, il a pris le Ehang fcîa ou 
la Sogdiane pour le Gaptchak; et cette première mé- 
prise ayant déplacé pour lui tous les itinéraires et 
routiers qui partent de Samarcande, il a été privé 
d'une foule de coïncidences qui, entre des mains si 
habiles, eussent servi à débrouiller complètement, 
cinquante ans plus tôt, les matériaux fournis par les 
auteurs chinois pour la géographie ancienne des ré- 
gions moyennes de l'Asie. 

Un autre genre de secours a quelquefois manqué à 
M. Deguignes : ce sont les comparaisons qui peuvent 
servir à rapprocher les renseignements tirés des an- 
nales de la Chine de ceux qui existent dans les livres 
indiens. De son temps, aucun Européen n'avait encore 
étudié la langue sanscrite. On connaissait à peine par 
leurs titres quelques-uns des monuments de cette lit- 
térature que les efforts des savants de Calcutta ont li- 
vrée depuis aux studieuses investigations des critiques 
de l'Occident. On ne saurait faire un reproche à M. De- 
guignes de ce qu'il avait entrepris ses recherches avant 
la fondation de la Société de Calcutta; mais on ne peut 
non plus être surpris de voir les résultats de plusieurs 



6 MÉLANGES D'HISTOIRE 

de ses mémoires considérablement modifiés par les 
travaux de MM. Wiikins , Colebrooke , Wilson , etc. 
Aussi ce qu*ii a écrit sm* les religions de l'Inde peut-ii 
être regardé maintenant comme très en arrière de 
Tétat actuel des connaissances. Il faut faire cette re- 
marque, non pour affaiblir en rien l'estime qui lui est 
due, mais pour avertir ceux qu'une si grande autorité 
pourrait subjuguer, et aussi pour s'excuser de revenir 
sur des sujets qu'il a traités, de remettre en discussion 
des problèmes qu'il avait crus éclaircis , et de tirer 
quelquefois des mêmes faits des conséquences toutes 
contraires à celles qu'il en avait déduites. 

Le bouddhisme est , parmi les sectes originaires de 
rinde, celle sur laquelle, depuis cinquante années, 
on a rassemblé le plus de renseignements nouveaux , 
puisés à des sources diverses. Il n'y a donc pas lieu de 
s'étonner si les dissertations de M. Deguignes qui s'y 
rapportent sont justement celles qui doivent être lues 
avec le plus de défiance. U ne connaissait ni la langue 
dans laquelle les livres de cette religion ont été pri- 
mitivement écrits , ni les traditions des Indiens qui y 
sont relatives , ni les fragments que Pallas et d'autres 
écrivains du Nord ont tirés des traductions tartares. 
Réduit, pour la Chine, aux seuls secours des compila- 
teurs chinois, et, pour l'Inde et la Tartane, aux res- 
sources plus bornées encore que lui présentaient 
Abraham Roger, Lacroze, ïAlphabetam tibetanum; 
n'ayant aucun terme de comparaison ni pour les mots. 



ET DE UTTÉRATURB ORIENTALES. 7 

ni pour les doctrines, il éljait impossible qu'il évitât 
les méprises auxquelles on est toujours exposé daAs 
des matières obscure^ et difficiles. Aussi les mémoires 
qu'il y a consacrés doivent-ils être corrigés en beau^ 
coup d'endroits et réformés d'après les découvertes 
récentes. Ceux qui les prendraient aotuelleTnent pour 
guides s égareraient infailliblement, et ne parvieii-' 
draient pas à saisir l'esprit d'une doctrine qui a sou-* 
vent été défigurée , même par ses premiers interprètes. 
Comme le samanéisme a depuis quelques années fixé 
l'attention de beaucoup de personnes , j'ai pensé qu'on 
me pardonnerait de présenter quelques remarques 
détachées sur trois mémoire^^ où M. Deguignes a con- 
signé le fruit de ses recherches sur la religion indienne , 
et d'en soumettre plusieurs points à une discussion 
nouvelle. Je m'attacherai préférabiement à ceux qui 
ont de l'importance dans l'ensemble des doctrines 
bouddhiques, et qui, encore enveloppés d'obscurité 
il y a cinquante^einq ans, peuvent maintenant être 
complètement éclaircisi. 

M. Deguignes avait conçu l'idée de ses Recherches 
dans la vue de combattre un système qui, vers 1776, 
commençait à se répandre , et qui consistait à placer 
4ans l'Inde le principe et la soqrcQ de toutes les reli-^ 
gions et de toutes les connaissances de Tancien conti^ 
nent. Il voulut, contre ce système, faire yoir que les 

^ Us sont insérés dans le t. XL des Mém. de TÂcad. roy. des inscr. 
et b«llM4ettret. 



8 MELANGES D'HISTOIRE 

Chinois n'avaient pas été policés par les Indiens, aux- 
quels on attribuait une grande antiquité; que ce sen- 
timent n était fondé que sur de pures conjectures, et 
que les Indiens n'ont pu ni civiliser ni instruire les 
Chinois, les Égyptiens, les Chaldéens, etc. qu ainsi 
ii ne faut pas placer chez eux le berceau des sciences. 
C'était sans doute un grand et beau sujet qu'il en- 
treprenait de traiter; mais les moyens qu'il avait à 
sa disposition n'étaient point en rapport avec le but 
qu'il avait en vue. Tant de découvertes faites depuis 
lui dans le champ des antiquités indiennes laissent 
indécises la plupart des difficultés qu'il aurait fallu 
résoudre. Et d'ailleurs, quand il aurait prouvé que 
les anciens Chinois n'avaient rien dû aux Hindous, la 
grande question, celle de la haute antiquité de ces 
derniers , ne pouvait être éclaircie par le témoignage 
'des auteurs chinois, qui n'ont connu l'Inde qu'envi- 
ron deux siècles avant Jésus^Christ, et qui, pour les 
temps antérieurs , n'ont recueilli que des traditions re- 
latives à l'une des deux religions indiennes, et à celle 
des deux qui doit être regardée comme la plus récente. 
Mais le titre même de ces mémoires, et plusieurs 
passages qu'ils contiennent, nous révèlent une mé- 
prise dont M. Deguignes n'avait pu se garantir. Il y 
traite de la religion indienne et des livres fondamentaax 
de cette religion, comme s'il n'y avait eu qu'une reli- 
gion dans l'Inde. « La religion indienne, dit-il, celle des 
« Samanéens et celle des Brahmes , est établie dans la 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 9 

«Tartarie, le Tibet et la Chine ^ ; » et la distinction 
qui semble indiquée dans la première partie de cette 
phrase est conune effacée dans la dernière ; car la re- 
ligion des Brahmes n'a jamais été établie à la Chine. La 
confusion entre le brahmanisme et le bouddhisme, 
que l'auteur avait su éviter dans un travail antérieur^, 
se montre perpétuellement dans le cours de ces trois 
mémoires, et elle s'étend aux fondateurs supposés des 
deux cultes: «Che-kia, dit l'auteur, est le même per- 
(( sonnage qui est appelé par M. Dow Beass mouni, que 
tt les Indiens regardent comme un prophète et un phi- 
tt losophe, qui composa ou plutôt recueillit les Vèdes^. » 
On voit que M. Deguignes prend ici Shâkya mouni 
pour Vyasa, le rédacteur des Védas. Et plus loin : 
«Cet état, le plus parfait enseigné par les Vèdes, est 
ft le même que celui qui est prescrit dans les livres 
« des Samanéens ; ce qui me porte à croire que ces 
«livres sont les mêmes que les Vèdes : il est constant, 
« comme on le verra dans la suite, que la doctrine est 
« la même *. » En parlant d'un des livres les plus célè- 
bres de la doctrine bouddhique , il demande si ce livre 
n'était pas un des Vèdes ^. Plus loin il transcrit le titre 
du Paon jo po h mi king, et le traduit par Livre de 
Brahma appelé Kin kang paon jo; puis il ajoute : «Le 

^ Mém. de VAcad. roy, des insciipi, et belleS'letlres , t. XL, p. 187. 

^ Ibid. tom. XXVI, pag. 773. 

^ Ibid, tom. XL, pag. 196. 

* Ibid. pag. j 99. 

^ Ibid. pag. a6i. 



10 MÉLANGES D*HISTOIR£ 

« P. Pons parie d'un Vède qu*il nomme Âdharvana- 
« vedam ou Brahma^vedam , dont la doctrine était sui- 
« vie dans le nord de Tlnde. Puisque le livre chinois 
«dont il s'agit ici est appelé le livre de Brahma, qu'il 
a est un des principaux livres de cette religion, et qu'il 
a était adopté dans le nord , il pourrait être ce Brahma- 
H vedam ou Vedam de Brahma dont parie ce mission- 
«naire^y» 

Cette supposition, comme on va voir, repose sur 
une conjecture erronée. Po h mi ou po lo mi to n'est 
nullement la transcription de Brahma : c'est le mot 
sanscrit pâramita, qui signifie l'aotion de parvenir à 
Tautre côté, de traverser un fleuve et de débarquer sur 
la rive. Cette expression mystique s'applique aux effets 
de la contemplation, qui délivre l'âme de la nécessité 
de mourir et de renaître, en la faisant parvenir à la 
condition d'un étemel repos; comme nous dirions, 
en la conduisant au port. Les Chinois rendent ce terme 
très-littéralement par les trois mots tao pi 'an [perve- 
nire ad aliam ripam) , ce que M. Deguignes, par suite 
de sa première méprise , a encore regardé comme une 
traduction de Brahma ^, dont le nom signifierait , sui- 
vant lui, celai qui a sa connaître les choses et parvenir 
à la sainteté. Or, il faut savpir que les bouddhistes 
distinguent dix pâramitâ, c'est-à-dire autant de ma- 
nières d'arriver à Vautre bord. On y parvient par Tau- 

.^ Mém» de tAcad, lom. XL, pag.. 271. 
* Ihid, pag. 3i3. 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 11 

mône {dâna)r par Tobsenration des préceptes {$ïula)^ 
par la confusion qu*on éprouve de ses péchés [ksMnti) , 
par des efforts soutenus [jjîrya), par la force [bala), 
par la prudence ( djnâna ) : mais le moyen le plus 
efficace est la science , bien entendu celle de la reli^ 
gion ou la gnose [pradjnâ); et c'est de cette voie que 
traite le livre en question , où il s'agit de parvenir à 
ï ardre rive par la science , pradjnâ pâramita, et selon 
la transcription chinoise puonjo po lo mi. Paonjo n est 
donc pas un nom propre; et il ne s'agit en aucune 
manière de Brahma dans ce titre, où son nom a été 
introduit par une fausse analogie de sons. Mais une 
méprise plus grave est celle que fait voir cette inten- 
tion de retrouver toujours les Védas au nombre des 
livres cités comme appartenant à la doctrine des Sa- 
manéens. El est évident que M. Deguignes n'avait pasi 
suffisamment apprécié la différence qui existe entre 
les opinions de ceux qui reconnaissent l'autorité des 
Védas, et de ceux qui la nient; entre les adorateurs 
de Brahma , et les sectateurs de Shâkya mouni, entre 
les partisans du système des castes et les réformateurs 
qui ont voulu l'anéantir, entre les 'brahmanes et les 
bouddhistes. Il en serait à peu près ainsi de celui qui 
confondrait les wahabites avec les musulmans , ou les 
juifs avec les chrétiens. On ne saurait attendre des 
renseignements bien sûrs d'im travail qui repose sur 
\me semblable confusion. La situation intellectuelle 
de l'Inde à l'époque où le bouddhisme fut établi , le 



12 MELANGES D'HISTOIRE 

partage des Indiens entre les deux doctrines, la rév- 
lution qui chassa les Samanéens hors des limites de 
THindoustan, les effets du prosélytisme bouddhique 
à la Chine, au Tibet, au Japon, en Tartane, et de 
celui des brahmanes dans les îles de Tarchipel orien- 
tal, en un mot tout ce qui se rapporte à Thistoire 
des deux cultes rivaux, devient nécessairement inex- 
plicable par suite de cette grave erreur. Je ne parle 
pas même de Tobscurité qui en résulte pour l'expo- 
sition des deux doctrines, en ce qu'elles ont de con- 
tradictoire et d'opposé. 

Il est quelquefois fait mention des brahmanes dans 
les traditions qui se rapportent aux premiers siècles 
du bouddhisme : c'est que , dans l'origine, les sectateurs 
de Shâkya mouni se recrutèrent dans les rangs des 
partisans du système des castes. Mais on abandonnait 
celles-ci en se faisant samanéen , et l'égalité complète 
de tous les hommes, y compris les saints, est un 
dogme fondamental chez ceux-ci, qui n'admettent au- 
cune observance particulière établie sur la naissance 
ou l'origine de chaque individu. C'est le caractère dis- 
tinctif du bouddhisme. • 

Quant aux livrés , je ne m'arrêterai pas à faire sen- 
tir îa différence qui existe entre ceux qu'on attribue à 
Shâkya mouni , et les Védas des brahmanes : c'est de 
nos jours un point trop bien établi, on pourrait dire 
trop vulgaire. Les Védas sont quelquefois cités dans 
les ouvrages des bouddhistes , mais c'est pour y être 



ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 13 

contredits et réfutés. Les Chinois, qui ont traduit la 
plupart des livres bouddhiques, connaissent à peine 
de nom les Védas. Il en est fait mention dans un 
livre dont ils ont une version sous le titre de Ma 
teng kia Jiinq, et aussi dans une explication des termes 
religieux qui se rencontrent dans les versions chi- 
noises des textes sacrés^. Voici ce qui a rapport à 
ces livres célèbres : «Les quatre Weï tho (Védas): le 
a mot sanscrit fVel tho signifie discours de science. Ce 
« sont les mauvais discours composés par les Brah- 
« mânes , ouvrages conçus par la science du siècle pour 
« diriger la vie. H y en a quatre diflférents ; c*est pour- 
« quoi on dit : les quatre Weî tho. La doctrine de 
« ces livres n a pas encore été répandue dans la terre 
«orientale (la Chine). Le premier est le A yeçu 
« (Yadjpur véda). Ce mot sanscrit signifie précepte. 
«On traduit aussi ce titre par longévité^. Il enseigne 
«à régler le naturel. Le deuxième est le Chuye (Rig 
« véda ) : ce mot sanscrit n'est pas traduit. C*est un 
M livre de prières pour les sacrifices. Le troisième est 
«le Pho mo (Sama véda)'; le titre sanscrit n*est pas 
«traduit; cest un rituel pour les cérémonies, la divi- 
« nation, la guerre. Le quatrième est le A tha pho 

' Fan f ming i cité fréquemment dans le San tsangJU sou. 

* M. Eugène Bumouf m'apprend qu'il y a ici , de la part du traduc- 
teur chinois, une confusion entre deux mots sanscrits, ^ac(/as« rituel, 
et ayns» vie longue. 

^ Il y a ici une faute dans le texte chinois, où Ton a écrit pho (DicU 
de Basile, n** 1946) au lieu de so [ihid. n^ 1922). 



14 MELANGES D'HISTOIRE 

« (Àtharwana véda) : ce mot sanscrit n'est pas traduit 
«Il contient des fomiules pour les opérations suma'- 
t(turell(3s, la magie, les nombres, les exorcismes, 4a 
«médecine ^.n Telle est la définition des Védas que 
les bouddhistes ont fait connaître aux Chinois. Quand 
ils ont occasion d'en parler dans leurs livres , ce qui 
n'arrive pas très-fréquemment, c'est toujours avec des 
expressions qui marquent le peu de cas qu'ils font de 
la doctrine contenue dans ces livres célèbres. Ainsi, 
en énumérant les neuf erreurs des hérétiques sur le 
temps, TespËice, les atomes, le vide, les éléments, la 
iîonscience , Nârâyana oa Vishnou , l'être existant par 
lui-même, et Brahma, un commentateur bouddhique 
rapporte que, selon les interprètes des Védas, Nârâyana 
a produit les quatre castes, savoir: les Brahmanes, de 
sa bouche; les Kshatryas, de ses bras; les Veisyas, 
de ison estomac, et les Soudras, de ses pieds; que de 
son nombril est sorti un grand nénufair, sur lequel 
«st né Brahma; que Brahma a produit toutes choses, 
et qu'ainsi Nârâyana est le maître de Brahma, l'être 
suprême et excellent, qu'il feut tenir pour éternel, 
unique cause de toutes choses et même du nirvana ^. 
De même, à l'égard de Brahma ( Ta fan ihian)^ les 
Védas sont encore cité^ comme faisant de cet être la 
cause universelle et le père de toutes choses *. Mais, 
dans ces passages et dans un petit nombre d'autres, 

* San tsangfA ,5011, Uv. XVII, pag. 27.— '^ Ihid, liv. XXXV, p. 4 v. 
— ' Ibid. pag. 5 v. 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 15 

la doctrine des VéA^s est toujours qualifiée de i&dt tùjo 
(hérétique). Il est donc contraire à toute vraisettk»- 
blance de chercher ces livres parmi ceux qui sont 
regardés comme sacrés par les bouddhistes. 

Quand M< Deguignes en vient à analyser les tràdi'- 
tions relatives au fondateur du bouddhisme, oh voit 
que la vaste érudition et la critique qu'il a soin d'em^ 
ployer he pouvaient que difficilement suppléer à là 
connaissance diteôte des faitSi II traCe d'une manière 
vague et incertaine les limites des cinq divisions de 

• 

THiudoustan , et, après en avoir fait rénumératiofi , 
« C'est dans ces vastes contrées, dit-il , que le législateut 
« indien à pris naissance et qu'il a enseigné sa dob^ 
« trine *. » Puis il avoue qu'on n'est pas d'accOrd sur lé 
lieu de l'Inde où ce législateur est né ; que quelques-- 
uns le placent dans le Cachemire ^ d'autres àBénarès, 
d'autres dans la partie de l'Inde qui est du côté de la 
Bactriane et de ih Perie : a En général^ ajoute-t-il, il 
(( pà)rait être né dani les pays de l'Inde qui sont ûu nord 
« et au nordouest^. n D'après un énoncé û vague , et l'otl 
peut dire si singulier , il n'est pas étonnant que des 
persoilnes qui ont voidu écrire sur ces matières après 
Mé Dcguignes, et qui n'avaient aucun tiioyen de con- 
trôler sais assertions sur les originaux, aient cru pou^ 
voir faire varier à plaisir le lieu de4a naissance de 
Shâkya , et le transporter, tantôt dans la Bactriane ou 

^ Mém. de tAcad, toilik XL, p» igS. 
» Ibid. 



16 MÉLANGES D'HISTOIRE 

dans la Tartaric » et tantôt dans TEthlopie et le pays 
des Nègres. 

M. Deguignes avait cependant trouvé chez un au- 
teur qu*U cite une indication précieuse et décisive : 
u Sbâky a , » dit Ma touan lin , « est né dans le royaume 
u de Kia weî weî ^ » ou , comme Técrit M. Deguignes , 
Kia goei goei. Mais c*est la forme donnée à ce nom qui a 
trompé le savant académicien. S*il Teût pu lire plus 
correctement , et surtout s*il s^était attaché à recher- 
cher les différentes orthographes que divers auteurs 
ont données à ce nom, il eût vu que la meilleure 
leçon était Kia wéi lo wéi ou Kia pi lo, et que cette 
prononciation , conservée par le faux Bddhawi^, re- 
présentait, aussi fidèlement qu'il était possible, le 
nom original et sanscrit KapiUu II est vrai que cette 
restitution ne Teût pas édairé sur la position précise 
de ce lieu, puisqu'on na pu savoir qu'en ces derniers 
temps, par l'analyse de la relation de Fa-hian, que le 
pays de Kapih était au bord du Gange , et que Sha- 
kya mouni était né dans les environs de Ludmow. La 
détermination géographique de jdusieurs lieux célè- 
bres dans les anciens livres bouddhiques, tels que 
KapUm^asUm^ Rà^a^rika^ Chdrma et jdusieurs autres, 
est un des résultats les jdus curieux du travail que j'ai 
présenté denùèrement à l'Acadànie des inscriptions. 

' ntm imm tlmtm^ hhm, iÎY. GCXXVI , p. i. 
* P»^ il. — MôUer a luceBom £ykk JHhwi, ce qui le raid loot 
à fait niécooiMàssaUe. 




' ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 17 

M. Deguignes continue à rapporter, d'après Ma- 
touan-lin, les actions attribuées à Shàkya; il dit que 
ce personnage acquit une si grande pureté qu^on lui 
donna le nom de Fo ou de Foto, termes indiens qui, 
suivant les Chinois, signifient très-pur^. Mais ce nest 
point là le sens des caractères par lesquels Ma touan 
lin traduit le mot sanscrit Bouddha; et c'est encore 
une erreur grave, parce qu'elle affecte le dogme fon- 
damental du bouddhisme. « Shakia , » dit Ma touan lin , 
«quitta sa maison pour étudier la doctrine; il régla 
uses actions, et fit des progrès dans la pureté; il apprit 
a toutes les connaissances, et on l'appela Fo (Bouddha) : 
(( Ce mot étranger signifie connaissance ou intelligence 
apure ou ï Intelligent^, n Telle est, en effet, la valeur 
du mot bouddha, qui exprime ce degré d'intelligence 
auquel on est supposé parvenu quand on s'est livré 
à la méditation, et qui comprend toutes les perfec-- 
tions morales et intellectuelles, et assimile ou identifie 
l'âme à Dieu lui-même , en la délivrant de tout rap- 
port quelconque avec la matière et les facultés qui en 
dépendent. M. Deguignes dit encore que ce mot est 
le même que celui de poati; mais cela n'est nulle- 
ment exact: poti (bodhi) c'est la doctrine, et bouddlia, 
c'est l'esprit. L'un est la gnose, et l'autre l'âme puri- 
fiée, rendue à sa perfection primitive, et identifiée 
avec l'être d'où elle est émanée. Le premier est le 

' Mim, de VAcad. t. XL, pag. 197. 
. ^ Wen hian ikoung khao, loc. cit. 




18 MELANGES D'HISTOIRE 

moyen , Tobjet ou rinstrument, Tautre Tagent, le sujet 
ou le résultat 

(( Bouddha , i> dit encore M. Deguignes , « après avoir 
tt prêché sa doctrine pendant quarante-neuf ans et avoir 
«fait un grand nombre de disciples, se retira dans la 
avilie de Kieou chi na, monta sur un arbre appelé 
a Po lo choai , où il resta pendant deux mois et quinze 
«jours, et entra ensuite dans le Nipon ou Niroupon.^.. 
« On dit cfVLÎSi fut changé en grand dragon céleste, Tien 
« Umg gin kaei^ n. 11 y a,* dans ce peu de lignes, plu- 
sieurs inexactitudes qu'on ne s'attendrait pas à ren-* 
contrer en lisant une traduction faite par un savant 
aussi versé dans Tintdligence des auteurs chinois. 
Ma touan lin, dont M. Deguignes a voulu rendre un 
passage, ne dit pas que Shâkya ait été dbangé en an 
grand dragon céleste. Les quatre mots que le traduc- 
teur a cru devoir transcrire au bas de la page, signi* 
fient que les Dévas, les Nagas, les hommes et les dé- 
mons vinrent tous entendre sa doctrine. Il se rendit 
ensuite dans la ville de Keou chi na , mais il n y monta 
pas sur un arbre appelé po h choai. La dernière de 
ces trois syllabes ne se lit pas choai et ne fait pas 
partie du nom de Tarbre; elle se prononce chx>uang 
et signifie deux. Le sens est que Shâkya se plaça 
entre deux arbres de l'espèce de ceux qu'on nomme 
en sanscrit so lo [shorma rohusta)^. Shâkya ne resta pas 

' Mém. de VAcad, t. XL, pag. 199 et 200. 

^ Po lo pour so h est une faute qui se commet aisément en ehinois 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 19 

non plus deux mois et quinze jours sur cet arbre, 
mais il entra dans le nirvân'a le 1 5 du deuxième mois 
de Tannée. Ce que Fauteur ajoute sur ses disciples 
n'est pas moins inexact, À nan et Kaya reçoivent des 
Japonais le surnom de Son^a; mais ce surnom n'a 
aucun rappcot avec le Sannyâsi deg Brahmanes : c est 
simplement la transcription japonaise des deux carac- 
tères chinois Tsua tche, honorable, titre qu'on donne 
à plusieurs des patriarches bouddhiques. Enfin, 
Ma touan lin , qui est cité en cet endroit , ne dit pas 
que , plusieurs siècles après Shâkya , parut un Phou sa , 
noomdé Lo han, qui composa des discours pour expli- 
quer sa doctrine ^ mais que des Bodhisattwas et des 
Rahans, c'est-à-dire ^es saints du second ordre , et des 
Arhâns ou vénérables personnages^ se transmirent, les 
uns aux autres , les livres qui avaient été recueillis par 
Ananda, Mahâlâya et cinq cents autres des disciples 
immédiats de Shâkya, et qu'ils s'attachèrent à en éclair- 
eir le sens^. Les cinq degrés de la loi qui en com- 
prennent toutes les modifications ne sont pas plus 
exactement définis dans la même page. Les boud- 
dhistes nomment tçhing, tour, translation ou révolution 
(en sanscrit j'ina ), l'action morale que Ton peut exer 
cçr sur sa propre ineiligence et sur celle des autres 

par ia confusion de Po [DicU de Basile, n** 1946) avec Sq (ihid, 
n" 1933), 

* Mém. de TAcad, t. XL , pag. 200. 

* Tramaetions of ikê Roycâ adatio Soeiety, tom, II, p. thb, 
^ Wenhim ihowg hhM» loc. oit. p«g. a v. 

3. 



20 MÉLANGES D^HISTOIRE 

êtres, action d'où résultent les divers degrés de per- 
fection auxquels chaque individu peut atteindre. Le 
premier de ces tching, selon M. Deguignes^ est 
nommé le tching de Thomme; le deuxième celui du 
ciel , le troisième celui des Ching ven : ce sont des 
hommes parvenus à une ^ande célébrité; le quatrième, 
celui des Yuen kio : c'est un degré de perfection plus 
éminent; le cinquième est celui des Poussas, person- 
nages encore plus accomplis. Mais cela n*est ni exact, 
ni suffisamment développé. Voici la définition que les 
bouddhistes donnent de ces révolutions. 

La première est celle des bouddhas [Màhâyâna), 
qui, par leur exemple, entraînent tous les êtres dans 
le nirvana, l'anéantissement, l'extase. La seconde est 
celle des bodhisattwas , qui, au moyen des six perfec- 
tions morales et des dix mille actions vertueuses qui 
en sont la suite , aident les êtres à sortir de T enceinte 
des trois mondes. La troisième est celle des Pratyekas 
qui , par Tétude des douze états successifs de Tintel- 
iigence, reconnaissaient la véritable condition de 
l'âme, qui est le vide ou l'extase. La quatrième est 
celle des disciples qui ont appris par la voix [s'râva- 
kas), ce qui ne veut pas dire qu'ils ont acquis une 
grande célébrité^, mais qu'ils ont entendu la voix de 

* Uhi supîu, 

* Trompé par l'analogie des sons , j'ai moi-même pris ^gr Ching, 
vox, pour SS CAifi^, 5anc(iu;j'ai conmiis la même méprise que le P. 
Amiot (Vocabulaire tibétain-chinois, manuscrit) et traduit le nom des 



ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 21 

Bouddha, recueilli ses instructions, reconnu les quatre 
vérités, et que, par ce moyen, ils sont sortis de Ten- 
ceinte des trois mondes. La cinquième enfin, celle 
des hommes et des dieux , qu'on nomme aussi la pe- 
tUe révolution, s'opère en faveur des êtres qui, par la 
pratique des cinq préceptes et des dix vertus, ne 
réussissent pas, à la vérité, à sortir des trois mondes, 
mais qui s'affranchissent des quatre assujettissements, 
savoir: d'être réduits, par la transmigration, à la con- 
dition dAsoura, de démons, de brutes et d'êtres con- 
finés dans les enfers ^. 

Une autre classification , qui comprend les degrés de 
perfection auxquels un samanéen peut prétendre , n'a 
pas été non plus exposée avec l'exactitude nécessaire. 
M. Deguignes a bien vu qu'elle offrait des noms in- 
diens corrompus par les Chinois ; mais , en les lisant 
lui-même d'une manière incorrecte , il s'est ôté , ainsi 

Ckingtoen, par sancto aaditio. M. Schmidt, de Saint-Pétersbourg, a 
très-bien relevé cette bévue; mais, par un basard singulier, il a, dans 
cet endroit même (Gescldchte der Ost'Mon(iolen , pag. 419)* laissé 
échapper une erreur à l'égard d'une autre classe de personnages , les 
Pratlkawoad, qu'il prend pour des disciples (Jànger) de Shâkya mouni , 
et dont il n'a pu restituer le nom sanscrit. LesPrafyehas hoaddhas (en 
chinois Pi tchifo) ne sont point des disciples, mais des saints ou des 
intelligences déjà parvenues à un haut degré de pureté, quoique con- 
servant encore une existence distincte ou individuelle. Ces êtres sont 
supérieurs aux Arhâns, et n'ont au-dessus d'eux, que les Bodhisattwas. 
Ils ne sauraient être disciples de Bouddha» car ils paraissent aux époques 
où il n'y a point de Bouddha. 

* Wen hian thoung khao, loc. cit. pag. av. — Comparez Hodgson, 
Âsiat Res, tom. XVI, p. 4^5. 



22 MÉLANGES D'HISTOIRE 

qu'à ceux qui ont iu ses mémoires , les moyens de res- 
tituer ces noms. Le premier qu'il transcrit , Sia ta tan , 
doit se prononcer Sia tho wan, en sanscrit Skrotâ- 
panna. Le deuxième, Sse iho han (et non pas Sa ta 
che) , est laitération de Sakridâ^àmx, Le troisième , 
A na han (et non pas na che) , est pour Anâgâmu 
Le quatrième , A lo han , est la transcription du sans- 
crit Arkân. Quelques-unes de ces inexactitudes au- 
raient pu être évitées à l'aide d'un livre que nous ne 
possédons pas, mais que M. Deguignes avait entre les 
mains et qu'il cite sous le titre de Ou yin yan toang. 
Ce livide, qui paraît, d'après les citations, avoir de l'a- 
nalogie avec le vocabulaire pentaglotte qui a servi à 
mes premières recherches sur le boudhisme^ était, 
selon M. Deguignes, un dictionnaire où l'on avait joint 
aux Caractères samscrétans , ceux du Tibet et des Tar- 
tares, avec différents syllabaires, des règles pour la 
lecture et la prononciation de ces langues, et les ca- 
ractères chinois dont les différents traducteurs se sont 
servis pour exprimer les lettres indiennes. Ce qui est 
plus important, ajoute avec raison le savant académi- 
cien , c'est qu'on y a joint l'abrégé de la vie de ces tra- 
ducteurs , dont plusieurs sont nés dans le centre de 
l'Inde ^. Un tel ouvrage , maintenant qu'on a acquis 
tant de connaissances sur les matières qu'il renferme , 
aurait encore plus d'utilité qu'il n'en pouvait offrir au 
temps où M. Deguignes en a fait usage. 

* Voy. Mélang. asiat, t. I. — * Mém. de VAcad. t. XL, p. 188. 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 23 

Le savant académicien consacre un paragraphe de 
son mémoire à donner une idée générale de la religion 
indienne , c est-à-dire du bouddhisme , et des livres 
dans lesquels sont renfermés les dogmes de cette re- 
i%ion. Pour le temps où elle fut rédigée, cetfe expo- 
sition est assez j udicieuse ; et Ion n y pourrait rdever 
qu'une erreur essentielle, qui a déjà été indiquée, celle 
qui porte la confusion du samanéisme avec le brah- 
manisme. M. Deguignes s'applique à rapprocher les 
traits de l'un de ces cultes qu'il puise dans la compi- 
lation de Ma touan lin , avec ceux de i autre , qu'il re- 
cueille dans les lettres du P. Pons. Cette comparaison 
est exacte en tout ce qui est commun aux deux reli- 
gions ; elle est forcée dans ce qui est relatif aux diffé- 
rences qui les distinguent. Au reste, ce que fauteur a 
emprunté au seul Ma touan lin sur la doctrine se ré- 
duit à quelques lignes , et Deshauterayes , puisant aux 
mêmes sources , en avait tracé, vers la même époque, 
un tableau bien plus complet dans un travaU qui était 
demeuré inédit et que j'ai £3tit imprimer dans le Jour- 
nal asiatique ^. M. D^uignes a laissé échapper quel- 
ques méprises, comme, par exemple, quand il dit 
que, depuis le commencement de fàge présent jusqu'à 
f avènement deâhâkya mouni, il y a déjà eu sept 
bouddhas, dont un est nommé le Fo mi le, auquel on 
attribue des livres ^. Le passage auquel ceci est em- 

^ Tom. yn, pag. i5i, sept. 183 5. 
' Mém, de ÏAcad. t. XL, pag. 3o3. 



24 MELANGES D'HISTOIRE 

prunté dit positivement le contraire ; le voici : « Dans 
«cette période du monde, il doit y avoir mille boud- 
« dhas. Depuis le commencement jusqu à Shâkya , il y 
« en a eu sept, et après lui viendra Mi Ze ^. » On sait 
en effet que les bouddhas dont Tavénement a déjà 
eu lieu sont au nombre de sept, savoir: Pi pho cki 
(Vipas'yi), Chikhi (Sikhi), Pi chefeou (Vis'wabhou), 
Keou lieou sun (Krakoutchhanda), Keou na han meou ni 
( Kanaka mouni) , Kia ye (Kâsyapa) , et Shâkya mouni, 
et que Tavénement futur de Mi le ou Maïtreya fut 
prédit par ce dernier à son disciple Ânanda , comme 
devant avoir lieu dans un temps extrêmement éloigné, 
lorsque la vie des hommes, après avoir été réduite 
au cours moyen de dix années , aura été , par une suite 
d'accroissements successifs, reportée à 80,000 ans, 
c'est-à-dire dans 5 milliards 670 millions d'années. 

Les six bouddhas prédécesseurs de Shâkya mouni 
ne sont pas nommés très-fréquemment dans les livres 
des bouddhistes de la Chine , et la transcription de 
leurs dénominations sanscrites en caractères chinois 
paraît ici pour la première fois. Le nom d'Adi boud- 
dha ^ que M. Hodgson nous a fait connaître ^, ne se 
trouve pas transcrit dans les extraits des versions chi- 
noises que nous avons sous les yeux; mais ce serait 
une erreur d'en conclure que la notion fondamentale 

^ Wen hian thoang hhao , liv. CCXXVI , pag. i v. 
^ Asiat, Research, tom. XVI , p. ^38. — Transact. of ihe Royal asiatic 
Society, tom. II, pag. 2 32. 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 25 

d'un dieu suprême est demeurée étrangère aux Sama- 
néens des contrée3 orientales , et il serait encore plus 
contraire à la vérité historique d'en attribuer l'exis- 
tence dans les livres du Nipol à Tinfluence des opi- 
nions brahmaniques qui sont professées dans cette 
région concurremment avec le bouddhisme. Partout 
et dans tous les temps, les sectateurs de Shâkya 
mûuni, qui ont su s'élever au-dessus des croyances 
vulgaires , et percer le voile des fables et des légendes, 
ont reconnu ce bouddha premier principe, dont les 
autres bouddhas et tout le reste des êtres qui com- 
posent l'univers entier ne sont que des émanations, 
et auxquels un certain nombre d'êtres humains ont 
pu, par divers moyens que la religion indique, s'assi- 
miler complètement et s'identifier de nouveau ; et, si 
Ion n'a pas jusqu'ici reconnu ce fait, en lisant les 
écrits des bouddhistes chinois , c'est , d'une part, que, 
dans les passages où l'on rencontrait le nom de 
Bouddha (Fo), on a toujours cru qu'il s'agissait dé 
Shâkya mouni, ou tout au plus de quelques-uns des 
hommes qui l'avaient précédé dans la carrière de la 
divinisation. Mais on aurait évité cette erreur enlisant, 
avec plus d'attention, les endroits où le nom de Boud- 
dha ne peut désigner un être humain, même parvenu 
au plus haut degré de perfection. Il en-est où le Boud- 
dha suprême est nommé avec ses deux acolytes de la 
triade théistique , Dharma et Sanga , la loi et le lien 
ou l'union ; c'est ainsi que commencent toutes les in- 



% MÉLAIfGES DHISTOIRË 

▼ocations attribuées aux sept bouddhas terrestres, et 
dans lesquelles ils débutent par rendre homma^ à 
l'être triple ea ces termes : 

Non woa Fo (ko yt. 
Non woa Thamaye, 
Nom vftm Seng hia ye. 
An! 

G*est-à-dire , en restituant les mots sanscrits : 

Namo Boudàhâya, 
Nom» Dharmâya, 
Namah San^yu t 
0ml 

«Adoration à Bcuiàkay adoration à Dharma^ ado- 
te ration à Sanga , Om ! » On sait que ce dernier mono- 
syllabe, dont fasage est commun aux brahmanes et 
aux bouddhistes , est le symbole de Tétre trine , dont 
il représente les trois termes réunis en un seul signe; 
c'est ce qu'on nomme les trois Précieux, c'est-à-dire 
les trois êtres honorables, adorables, dignes de véné- 
ration, en chinois San pao [très Pretiosi), ou San koaà 
^es trois êtres auxquels tout revient ou retourne, ou 
sur lesquels tout s'appuie et prend confiance) ^ en ti- 
bétain 4con ^tchhog ^soum , en mongol Goarban er- 
déni. Georgi, d'après le P. Horace, en a donné les 
noms ^, savoir Sangr r^as dkon mtchfaog , Deas sanctms, 

^ Khang hi tseu tian, au mot Seng» rad. IX, tr. 13. 
* Alph Uhet, pag. 273. — Cf. Descripi. da Tahet, pag. i55. — Cf. 
Andntda, Voyagt on Tibet» pag. 63 et 64. 




ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 27 

TdbJios dkon mtdihog, Deas lex^ et dGe fcdoun Aon 
nitchhoc , Deus coUectio sive Deus religiosoram. Milne , 
qui avait rencontré les noms de cette triade dans une 
invocation chinoise à Kmum in Phou ^d S les a , on 
peut dire , traduits , sans les entendre , par nan mofa, 
nan mo law, nanmo priest, et il prend nan mo (sanscrit 
namo , adoration ) pour un nom de pays , « very com- 
(ipassionatefoo saho/'Nan mo, » dit-ii. La manière em- 
brouillée dont Georgi a mis en œuvre les matériaux 
qui lui étaient envoyés du Tibet , n a pas permis qu'on 
remarquât cette notion capitale dans son livre , et 
d'aillewrs il eût fallu pouvoir s'expliquer ce que signi- 
firent ces mots : Deus lex, Deus coUectio vel rettgioso- 
non. M. Schmidt, qui a rapporté les noms «anscrits, 
les inteipr&te avec exactitude , Baddha , die Lehre urd 
der Verein der Geistlichkeit ^. Mais il reste toujours k 
déterminer la place que peuvent occuper dans un 
système de théologie , cette loi et surtout ce prêtre ou 
cette assemblée du clergé, auxquels des saints et deis 
dieux adressent des invocations , et qui sont qualifiés 
de principes de croyance suManes et inestimables^. Il faut 
concilier des énoncés qui semblent incohérents , et 
inimtrer comment les mêmes mots peuvent désigner 
à la ibis les abstractions élevées dont se compose 

*■ indo^ittêse Oleanêr, tom. fl, p. 7s.-— Il traduit le nom d« Koaan 
in par ^ i)bsmv€r ûf Sotmds, On v«rra plus lom (fseUe ^étmt rorigine 
de cette skigulière erreur. 

^ Ges^UMeder Ost^Mongoien, pag. 3oo. 

^ Schmîdt, ihii. p. 3. 



28 MÉLANGES D*HISTOIRE 

ridée de la triade suprême , et des objets matériels 
comme la loi, les prêtres , le clergé. Or, dans la doc- 
trine intériem^e, dite de la grande révolution [màhâ 
yâna), bouddlm ou Tintelligence , a produit pradjnâ, 
la connaissance, ou dharma, la loi. L'un et Tautre 
réunis ont constitué sanga, Tunion, le tien de plu- 
sieurs. Dans la doctrine publique, ces trois termes 
5ont encore bouddha ou Tintelligence , la foî et V union , 
mais considérés dans leur manifestation extérieure, 
rinteiligence dans les bouddhas avenus ( Jou laî ) , la 
loi, dans récriture révélée, et ïunion ou la multipli- 
cité , dans la réunion des fidèles ou rassemblée des 
prêtres [ecclesia). De là vient que ces derniers ont, 
chez tous les peuples bouddhiques, le titre de sanga, 
unis^, lequel, abrégé par la prononciation chinoise, a 
formé le mot de seng ^ que les missionnaires rendent 
par bonze, mais qui signifie à la lettre ecclésiastique; 
tels sont le sens et l'origine de ce mot très-connu , 
mais dont i'étymologie n'avait pas encore été appro- 
fondie. 

Dans les livres litiu*giques , on s'attache à marquer 
la parfaite ^alité que le dogme établit entre les trois 
termes de la triade, Fo (Bouddha), Fa (Dharma), Seng 

^ Cf. Judson, Dictionn. of, ihe Barman language, pag. 36 1 et 362. 

* Khang M Uea tian, au mot Seng, rad. IX., tr. 1 2. Le mot Fan ou 
sanscrit est écrit en trois caractères [Seng kiaje) par les lexicographes 
chinois, vraisemhlahlement parce qu ils ont pris le datif pour le nomi- 
natif. C'est par erreur qu'on à lu ce mot Seng kia sie au lieu de Seng 
hiaye. (Voyez Morrison, Chinese Diciionnary, part, ii, h.\.) 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 29 

(Sanga). En voici deux exemples tirés d'un recueil 
chinois d'hymnes et de prières en Thonneur de la 
déesse du Thaï chan , divinité locale honorée par les 
bouddhistes de la Chine : 

N*I. uNamo (adoration) aux trois (êtres) Précieux , 
«tout spirituels, remplissant de toutes parts le monde 
«de la loi, passés, présents et à venir, Sengfo fa!)) 

N"* n. «Foi et honneur aux trois (êtres) Précieux 
«toujours existants, qui régissent et gouvernent à la 
« fois les dix parties (l'univers entier), Sengfo faI Roue 
« de la loi qui tourne sans cesse pour le salut des vi- 
« vants ! » 

On me pardonnera de transcrire ici en caractères 
originaux les lignes que je viens de traduire. Elles 
montreront comment on a combiné la disposition 
typographique de manière à ce que le nom de l'un 
des termes de la triade ne pût être lu avant les deux 
autres. On remarquera aussi que , dans le passage où 
les trois noms terminent la phrase, on a laissé un es- 
pace blanc pour que les mots suivants ne les tou- 
chassent pas immédiatement, précaution que je n'ai 
remarquée à l'égard d'aucun autre nom bouddhique , 
à quelque classe d'êtres divins qu'il se rapportât : 



30 



MÉLANGES D'HISTOIRE 



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ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 31 

Qd voit que les trois noms sont placés sur le même 
niveau, comme les trois représentations des mêmes 
êtres dans les planches de M. Hodgson ^ » avec cette 
différence que , sur celle-ci , Sanga est à droite et 
Dharma à gauche, tandis qu'un arrangement inverse 
s^observe dans les passages qu'on vient de lire. Le ta-* 
bleau suivant offiîra le résumé de toutes ces notions 
sur les trois Précieux : 

Sanscrit: Bouddha» Dharma, Sanga. 

Chinois: Fo, Fa, Seng. 

Tibétain: Sangirgyai, Tchhos, 4Ge-Adonn. 

c est-à-dire : 

Dans la doctrine intérieure 

ou théologique : llnteiligent, le Logos, l'Union; 

et 
dans la docrine extérieure 

ou le culte: Bouddha, la Révélation, l'Église. 

Le nom collectif par lequel ces trois êtres sont or« 
dinairement désignés est celui de Précieux , en chinois 
Pao, en mongol Erdeni^, et cette dénomination est 
assez vague pour se prêter à des interprétations di- 
verses ; mais en tibétain ce n est pas le mot Rin potche, 
lequel désigne les objets précieux, comme Tor, les 
perles, etc. cest celui de <ikon mtchhog^, qu'on est 

* Transact etc, t. II, pi. II. 

* Geschichte der Ost-Mon^olen, pag. a. 

^ Alphabet, tibet, a. 5. -««Tocabulaix» «Si /oji» dans la collection des 




32 MELANGES D'HISTOIRE 

d'accord à rendre par Dien^. C'est un mot composé 
de Aon, rare y précieux, inestipiable , et de mtchhog, 
sapérieur, suprême, excellent; son équivalent mongoi 
est Tchokhakh tagetou^. Évidemment cette expression 
a un sens beaucoup plus relevé que le Déva des In- 
diens, en tibétain Lha, en mongol Tagri, en chinois 
Thian (ciel). Tous ces mots s appliquent à des êtres 
regardés comme très -secondaires, et dont la condi- 
tion , supérieure seulement à celle des honmties , n ap- « 
proche nullement de celle des Intelligences purifiées, 
et moins encore de Tlntelligence absolue. Le mot Dieu 
paraît donc le plus convenable poiu* en rendre l'em- 
phase , et il faut remarquer que les Tibétains disent 
qu'As constituent une unité trine^^ et que les boud- 
dhistes chinois regardent les trois Précieux , Fo, la loi 
etïunion, comme consubstantiels , Thoung thi, et d'une 
nature en trois substances, Souî yeou san thi, Sing chi î*. 
Une dernière observation sera relative au mot par 
lequel on exprime en tibétain le nom du premier terme 
de la triade , Bouddha. Ce mot, Sangi igyai , a été habi- 
tuellement pris pour une transcription de Shâkya, 

suppliques d'Âmiot. — Vocabulaire de Ma chao yun , dans la Descrip- 
tion du Tubet, p. i55. 

^ Mémoires du P. Horace , dans TÂlpbab. tibet. passim. — Diction- 
naire manuscrit du P. Dominique de Fano , au mot Deus, Scbrœter, a 
Dictionary of ihe hoatan langna^e, h. v. 

' Ming haï, liv. III, pag. 3. 

^ Alph, tihet pag. 372. 




ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 33 

nom de famille du dernier bouddha humain , fils de 
Soathodana. Cependant , quand les Tibétains veulent 
rendre dans leur écriture le nom de Shâkya^ ils le 
font en deux lettres , Shâ hya ^ , et l'orthographe de 
Sangs igya* semble attester une tout autre origine, fl 
se pourrait que ce mot eût, en tibétain, une étymolo- 
gie qui le rapprochât du terme sanscrit auquel il cor- 
respond^, et c'est ce que peut décider Texamen des 
ouvrages écrits en cette langue , malheureusement 
trop peu nombreux à Paris. Quoi qu'il en soit, il est 
certain que Sang* igya* , quand il n est déterminé par 
aucune addition à signifier Shâkya mouni, doit être 
rendu par Vlntelligence pure, le saint par excellence, 
Adi bouddha, Dieu; qu'il a spécialement cette signi- 
fication , quand on dit Sang* ^-gya* Aon mtchhog , ce 
qui ne saurait s'entendre de Shâhya ^; que, comme le 
nom de Bouddha , il devient l'appellatif des intelli- 
gences pures ou purifiées , d'origine divine ou humaine; 
mais qu'on en a trop restreint le sens, quand on a cru 
qu'il était question de Shâkya mouni toutes les fois 
qu'on rencontrait le mot dont il s'agit. 

- Man Han, Si fan, Ssi yao, nom de Fo. — ^ Schrœter, pag. 269. 

^ Sang< , selon Schrœter [Bootan Dictionary, h. v.) signifie santé 
'■gia< , d'après la même autorité, voudrait dire riche, abondant. Le dic- 
tionnaire tibétain-mongol donne d'autres valeurs aux mêmes monosyl- 
labes. J'ignore si ces deux radicaux entrent effectivement dans le com- 
posé Sang<-rgya< , le peu d'ouvrages originaux que je puis consulter me 
laissent dans le doute à cet égard. 

' Cf. Alph. tihet, pag. 176, 273, 487. 

3 




3ft MÉLANGES DHISTOIRË 

Je me suis arrêté sur ce point , parce qu'il est la base 
de toute la théologie samanéenne, et qu'il n avait pas 
encore été rdevé dans les livres chinois. On y voit la 
confinnation complète de ce que M. Hodgson a trouvé 
dans les livides recueillis à Cathmandou , et Ton apprend 
par là qu'il n existe aucune différence essentielle entre 
les opinions des sectaires du Nipol , du Tibet et de la 
Chine , relativement aux principes de la doctrine éso- 
térique. Cette matière importante est en même temps 
très-obscure, et c'est ce qui explique oonunent tant d'au- 
teurs savants l'ont encore ai imparfaitement éciaircie. 
Je continuela revue des passages par lesquels lauteur 
des Mémoires sur la religion samanéenne a cherché à 
donner une idée des dogmes de cette religion et des 
livres où die est enseignée. Il touche en passant à une 
question d'un haut intérêt , et qui pourrait maintenant 
être abordée avec plus d'avantage qu'autrefois. Il ad- 
met qu'il y a, dans la mythologie indienne, des traits 
qui paraissent empruntés des juifs et même des chré- 
tiens. « Les Indiens, dit-il, ont pu emprunter des 
a Grecs , puisqu'on a trouvé dans la langue sanscrétane 
« des mots grecs et latins ^ », et il cite les mots hora et 
hmdràh (centre). C'est à ce point qu'étaient parvenues 
les connaissances sur l'Inde au temps où il écrivait ses 
mémoires. Le grand phénomène des rapports qui 
existent entre toutes les langues dérivées de la souche 
sanscrite n'était pas même soupçonné. On n'était guère 

^ Mém, deïAcad. tom. XL,pag. aïo. 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 35 

pius avancé sur Thistoire des opinions religieuses et de 
la civilisation chez les Indous. Aussi, tandis que des 
éoivains systématiques reportaient dans THindoustan 
la patrie des sciences, M. Deguignes croyait pouvoir 
assurer que ces peuples n'étaient, vers Tan 1 1 oo avant 
J. C. 4fae des barbares et des brigands ^. On a beaucoup 
appris depuis cette époque, et pourtant aucun criti- 
que ne voudrait hasarder, avec ce ton de confiance , 
ni lune ni Tautre de ces deux assertions. 

Ma touan lin , dans une expédition générale de la 
doctrine bouddhique , qui ouvre le CCXXVr livre de 
sa bibliothèque, parle en peu de mots des diverses 
périodes que la loi , donnée à la terre , doit parcourir 
avant d*être tout à fait éteinte, a Chaque bouddha, dit- 
dil, lègue, en entrant dans le nirvân'a, une. loi qui se 
u transmet par tradition. Il y a la loi tching , la loi siang , 
<( la loi mo. Ce sont trois degrés qui diffèrent entre eux 
« comme du vin généreux et du vin faible. Le nombre 
«des années qui s'écoulent dans chaque période n'est 
<tpas le même. Après la loi mo, tous les êtres sont af- 
« faiblis et comme hébétés. Ds ne se soumettent plus 
«à la doctrine de Bouddha; toutes leurs actions tour« 
« nent au mal. La durée de leur vie s accourcit insen* 
<t siblement, et, dans Tespace de quelques centaines de 
«mUliers d'années, ils en viennent à naître le matin et 
«à mourir le soir. Puis il y des calamités produites par 
« de grands incendies , de grands déluges , de grands 

' Mém. de tÂcad. tom. XL , pag. 310. 

3. 



36 MÉLANGES D'HISTOIRE 

«vents. Tout est détruit, et tout renaît ensuite. Les 
« hommes sont rendus à leur pureté primitive. C'est ce 
« qu on nomme un petit kalpa ^ » M. Deguignes donne 
plus de développement à cette triple période de la 
loi: c( On distingue, dit-il, cette religion de Fo en trois 
« époques diflPérentes. Dans la première , elle était ap- 
« pelée tchingfa, comme qui dirait la première loi. Sui- 
« vant un livre dans lequel on donne l'histoire de ces 
« premiers temps , cette époque a commencé à la mort 
« de Fo ou Bouddha et a duré cinq cents ans. La seconde 
u est nommée siangfa, la loi des figures ou des images; 
«elle a duré mille ans. La. troisième , nommée mofa 
« ou la loi dernière , doit durer trois mille ans ^. » Il 
remarque ensuite que Bouddha étant, selon les Chi- 
nois, mort en io43 avantJ.C. etla première loi ayant 
duré cinq cents ans , l'époque où finit cette première 
période, 543 ans avant J. C. coïncide avec la date as- 
signée par les Siamois et d'autres peuples orientaux à 
la naissance de Bouddha , et doit être celle de quelque 
grand changement dans la religion indienne ^. Ce 
rapport serait d'une grande importance pour la chro- 
nologie du bouddhisme. Nous n'avons pas le Tching 
fa chi pou dont M. Deguignes invoque ici l'autorité , 

» 

^ Wen hian thoung khao, liv. CCXXVI , pag. i , v. 2. — Sur le raccour- 
cissement et la proloDgation progressifs de la durée de la vie des 
hommes, voyez Deshautcrayes , dans le Journal asiatique, tom. VIII, 
pag. 321. 

^ Mém, de l Acad. tom. XL, pag. 201. 

^ Ibid. pag. 233. 



ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 37 

et nous ne pouvons assurer qu'il se soit trompé dans 
renonciation de la durée assignée à chacune des trois 
époques ; mais elle est donnée avec de grandes diffé- 
rences dans plusieurs livres bouddhiques dont nous 
avons un excellent résumé, et le calcul suivi par 
M. Deguignes n y est pas même indiqué. Les noms des 
deux premières périodes sont aussi expliqués tout au- 
trement. « Le mot tching,r> dit un auteur ^ « signifie té- 
« moignage. Après Textinction de TatMgata (ravenu), la 
« loi demeura dans le monde. Ceux d'entre les hommes 
«qui avaient reçu la doctrine , savaient la réduire 
«en pratique dans leurs actions, par là ils rendaient 
u témoignage des fruits qu'ils en tiraient. Voilà pourquoi 
« on appelle cette époque loi des témoignages, » Selon 
le Fa tchu ki , Bouddha avait dit à son disciple Ananda : 
« Après mon nirvana , la loi des témoignages durera 
u mille ans. » Il en a été retranché cinq cents ans à cause 
de rentrée des femmes dans la vie monastique. D'a- 
près le Chen kian lan , sa durée a été rétablie à mille 
ans à cause de Texactitude avec laquelle les religieuses 
mendiantes ont accompli les huit devoirs^ de leur état. 
Elle a été accrue de quatre cents ans, à cause de la 
victoire remportée par les fidèles observateurs des 
préceptes sur un Rakshasa qui , après le nirvana de 
Tathâgata , avait pris la forme d'un mendiant hypo- 
crite et expliquait lés douze classes de livres religieux. 

* Nan yo tsou sse fàyouan iven, cité dans le San isang/àsoa, l. XIII , 
pag. 1. 



S8 MELANGES D'HISTOIRE 

La diirée totale de cette première époqae est donc de 
i4ôo ans. La seconde loi s'appelle IXang fa, ce qui 
ne signifie pas loi des images , mais loi de la ressem- 
blance, parce que, dans le temps qu elle doit subsister, 
il y a, comme dans la première, des hommes qui , 
ayant reçu la loi, savent la réduire en pratique. Boud- 
dha avait annoncé à son disciple Ânanda que cette 
seconde période durerait looo ans. Mais le Fayonan 
tchu lin nous apprend qu'elle sera prolongée de 1 5oo 
ans , ce qui lui donnera une longueur totale de aSoo 
ans. Enfin la loi finissante ou en décKn, mo fa, ou la 
période dans laquelle les hommes mêmes qui auront 
connu la loi ne seront plus en état de la pratiquer et 
d'y rendre témoignage, devait, selon l'annonce qu'en 
avait Élite Bouddha, durer 1 0,000 ans; mais elle a été 
allongée de 10,000 ans, et doit, par conséquent, en 
renfermer en tout 3o,ooo. Ainsi, la première période, 
en adoptant le calcul chinois suivi par M. Deguîgnes 
pour la mort de Shâkya mouni, ayant commencé 
ioà3 ans avant J. C. et duré liioo ans, a dû finir 
vers l'an 367 de notre ère; la hi de ressemblance, 
commençant à cette époque et devant durer 2 5 00 
ans, finira dans 1026 ans seulement, l'an de J. d. 
'4887, après quoi viendra la loi en déclin, qui conti- 
niiera pendant 3 0,000 ans. 

Il y a un autre calcul qui fixe cinq périodes de 5 00 
ans chacune , à partir du nirvana de Shâkya mouni ; 
mais, comme on y assigne deux de ces périodes ou 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 59 

1 ,000 ans à la première loi, la (in de celle-ci est repor- 
tée à Tan 43 avant J. G. La seconde loi , comprenant 
également deux périodes de 5 00 ans, vient jusqu*à 
Tan 967 ; la troisième loi doit avoir 10,000 ans, sur 
lesquels 5oo sont écoulés ; vraisemblablement ce cal- 
cul à pris naissance vers Tan 1 U5y. 

On voit assez qu'il n'y a rien de ohronol(^ique dans 
toutes ces supputations fantastiques, et que la coïn- 
cidence de la fin de la première période avec Tère des 
Siamois , telle que M. Deguignes avait cru Taperce- 
Toir, neidste pas, au moins dans les écrits originaux 
que nous avons sous les yeux. Il faut chercher ailleurs 
les motî& du désaccord qui se trouve entre les tra- 
ditions primitives sur la naissance du fondateur du 
bouddhisme , fidèlement conservées par les versions 
chinoises fuites immédiatement sur le sanscrit, et les 
calculs relatifs au même événement, quont adoptés, 
d'après les livres des brahmanes , les bouddhistes de 
Ceylan et de la presqu'île ultérieure de l'Inde. 

Mr DegKiignes trace, en plusieurs paragraphes sépa- 
rés, l'histoire de l'établissement de la religion indienne 
dans la Tartarie, le Tibet, l'Inde au delà du Gange et 
ies âes* i^r la Tartarie , il ne rapporte qu'un petit 
nombre de passages de Ma touan Un , dont il avait déjà 
fait usage précédemment dans l'Histoire des Huns, 
et qui ne nous apprennent que quelques &its détachés 
sur les opinions de plusieurs nations tartares. L'erreur 
dont nous avons déjà parié sur la fausse application du 



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ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 41 

le Japon ^ Un point qui est encore loin d'être suffi- 
samment éclairci, et qui demeure, s*il faut le dire , 
tout à fait problématique , c'est le voyage de cinq re- 
ligieux de la Cophène (et non de Samarcande) dans 
le pays de Fou sang, situé à 20,000 li à Test de Ta- 
han, et que M. Deguignes supposait situé en Amé- 
rique. Pour établir un fait aussi important que le serait 
une excursion de ce genre faite en 458 , et la conver- 
sion d'un peuple américain quelconque au boud- 
dhisme , il faudrait d'autres preuves qu'un itinéraire 
vague et peut-être apocryphe, rapporté par un com- 
pilateur du xni* siècle , d'après un religieux dont nous 
n'avons pas même la relation ^. 

La partie vxaiment neuve et intéressante du travail 
que nous examinons est ceUe qui remplit le deuxième 
et le troisième mémoire, et qui est relative à l'éta- 
blissement de la religion indienne à la Chine. L'auteur 
en trace l'histoire, principalement d'après les deux 
ouvrages dont nous avons parlé , la bibliothèque de 
Ma touan lin , et le glossaii^e polyglotte intitulé Oa yin 
yun thoung. Nous n'avons pas ce dernier ouvrage, et 
nous ne pouvons conséquemment vérifier les citations 
qu'y s'y rapportent. Quant au JVen hian ihoung khao, 
où M. Deguignes a surtout puisé , ce sont les livres 

^ Mèm, deVAcad, tom. XL, pag. 232, 287 et 242. 

'^ Wen hian tlioung hhao, liv. CCCXXVII, p. 1. — Comparez le mé- 
moire (le M. Deguignes, dans la collection de T Académie, t. XXVIII, 
pag. 5o3 et suiv. 




(i2 MELANGES D^HISTOIRE 

CCXXVI et CCXXVn qui renferment l'indication du 
contenu des principaux ouvrages sur ie bouddhisme , 
au nombre d'environ quatre-vingt-quatre. Le docte 
compilateur y a réuni beaucoup de notices historiques 
^t littéraires sur l'époque de l'introduction de ces li- 
Tres à la Chine , sur les traductions qu'on en a faîtes, 
sur les commentaires et les traités dont ils ont fourni 
la matière ou l'occasion. M. Deguignes a tiré de ces 
deux chapitres des renseignements très -intéressants; 
et comme ceux qui lui manquaient d'ailleurs avaient 
ici moins d'importance, il ne s'est guère trompé que 
. .sm* les points qui tenaient au fond de la doctrine qu'il 
n'avait pas pu pénétrer, ou sur des termes d'origine 
indienne , qu'il ne lui était pas possible de reconnaître 
ou d'interpréter. On a donc, dans cette dernière par- 
tie de son mémoii'e un bon aperçu de la biblîf^ra- 
phie samanéenne, telle qu'on la pouvait connaître à la 
Chine dans le xin* siècle. Comme on a composé bien 
td'autres livres depuis cette époque , il serait utile -de 
4X}iBplét6r, par des sopfdéments considérables , la re- 
vue qu'en présente M. Deguignes ; ce «'est pas l'objet 
que je me propose dans ces observations, où je me 
contente de rectifier qurfques-unes des méprises 
échappées à un savant célèbre, pour empêcher que 
sa célébrité même ne contribue à les perpétuer. 

M. Deguignes commence l'examen des principaux 
ouvrages bouddhiques par celui qu'on nomme le Livre 
des quarante 'deux paragraphes, le premier qui ait été 



ET DE LITTÉRATUKE ORIENTALES. 43 

apporté à la Chine et traduit en chinois. Ce iirre, 
presque entièrement moral , ne présente pas les diffi- 
cultés qui peuvent arrêter dans l'interprétation d'un 
ouvrage de métaphysique ou rempli d'allusions à la 
mythologie. Néanmoins, les extraits qu'il en a faits et 
qu'il a placés, soit dans $on mémoire, soit dans l'His- 
toire des Huns, sont loin d'être irréprochables. Ainsi , 
par exemple , Fo, suivant M. Deguignes, aurait parié 
dans son livre d'un autre philosophe qui enseignait la 
même doctrine que lui, et il aurait nommé Kia ye 
ce philosophe , qui était un de ses disciples , en l'ap- 
pelant aussi Fo. Mais le nom de Kia ye, dans ies 
traductions chinoises , s'applique à deux personnages 
bien distincts : l'un est le précurseur immédiat de 
Shâky a ^momii , bouddha aussi bien que lui , ncrnmié 
en sanscrit Kâsyapa, qui naquit lorsque la vie des 
hommes était de vingt mille ans, dans la ville de Bé- 
narès. Son corps avait seize toises chinoises de haut, 
et l'auréole qui l'entourait était de vingt yodjanas. 
C'est ce personnage fabuleux à qui Shâkya mouoi at- 
tribue un livre , et à qui il donne le titre de Fo, qu'il 
venait lui-même d'obtenir. L'autre Kia ye, surnommé 
le grand, est Mahâ kàya, le premier des disciples de 
Shâkya qui lui ait succédé en qualité d'honorable ou 
de patriarche. C'était un brahmane du pays de Ma- 
gadha ; il rendit les derniers honneura à son msdtre 
Shâkya, et fut, après lui, chargé de veiller à la con- 
servation des traditions religieuses. Il mcyurut lui- 



44 MELANGES D'HISTOIRE 

même sur le mont Roukhoutai pàda, Tan 906 avant 
J. C. Cest ce personnage historique qui fut un des 
disciples de Shâkya et Tun des«principaux rédacteurs 
de ses ouvrages. Une autre confusion moins facile à 
expliquer, parce que Tanalogie des sons ny a pas 
donné lieu, c'est celle de Çhâkya et de Tchhenresi. 
Ces deux noms appartiennent à des ordres d'idéeis 
différents. Shâkya est le nom sanscrit d'un homme 
fondateur du bouddhisme; Tchhenresi est le nom 
tibétain d'une divinité du deuxième ordre, qui s'ap- 
pelle en sanscrit Avalokites'wara , et en chinois Kouan 
chi in. 

Les difficultés qu'on rencontre quand on veut don- 
ner le sens d'un terme bouddhique sans en connaître 
l'origine dans la langue sacrée de l'Inde , ne se mon- 
trent jamais mieux que dans l'interprétation des titres 
de livres, titres souvent obscurs, énigma tiques, alors 
même qu'on a sous les yeux les ouvrages qu'Us dési- 
gnent, mais tout à fait inintelligibles lorsqu'on n'en 
connaît que des transcriptions défigurées par la pro- 
nonciation chinoise. Aussi M. Deguignes s'est-il sou- 
vent trompé en voulant deviner le sens de plusieurs 
de ces titres, même de ceux qui sont à présent les 
plus connus. Nous avons déjà vu qu'il avait cru re- 
connaître le nom de Brahma dans les syllabes po lo 
mi, qui sont la transcription du mot sanscrit para- 
mita, consacré dans la doctrine mystique pour dési- 
gner l'arrivée de l'âme affiranchie sur le rivage de la 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 45 

béatitude. Ailleurs il cite un livre intitulé, sieou h 
wang king, et traduit ces mots par le Livre du roi 
O sieou lo ^ : c'est du roi des Asouras ou génies qu'il est 
question. L'un des traités les plus célèbres est le Kin 
Jiang panjo king ou Maha panjo, c'est-à-dire, suivant 
l'auteur, le grand Puonjo^. Mais ces deux syllabes sont 
la transcription du mot sanscrit pradjnâ, connais- 
sance , gnose. Kin kang est un mot chinois qui signifie 
l'acier ou le diamant [adamas). Le sens de ce titre est 
donc le Livre de h. connaissance, inaltérable comme Va- 
cier ou comme le diamant Ce livre fut révélé par Maï- 
treya, le futur réformateur, à Devarâsa bodhisattwa. 
L'auteur fait de ces deux personnages et de fVen tcha 
(Mandjousri) autant d'hommes et de philosophes in- 
diens. Tant il est difficile de parler, même des faits 
les plus simples de l'histoire du bouddhisme, quand 
on n'est pas informé de toutes les allusions mytholo- 
giques qui viennent à chaque instant y trouver place. 
Le livre dont nous venons de parler a été l'occa- 
sion d'une erreur bien plus importante, mais que, 
cette fois, M. Deguignes a partagée avec la plupart 
des auteurs qui ont parlé du bouddhisme, avec plu- 
sieurs missionnaires très-instruits, et même avec les 
auteurs chinois de la secte des lettrés. Après avoir 
parlé du livre du pradjnâ, « Il contient » , ajoute-t-il , a la 
«loi du Vou goei ou du néant. » Puis, transcrivant un 

' Mém. deVAcad. tom. XL, pag. 339. 
* Ibid, pag. 270. 



46 MELANGES DHISTOIRE 

passage de Ma touan lin : <c H est arrivé au sujet de cette 
« expression , dit-il , une chose assez singulière , qui a 
« donné naissance à des sectes difiPérentes. Les uns ont 
tt lu Vougœif non*ètre ; les autres ont séparé ces deux 
amots Fou, Goei, c*est-à*dire n^'arit et ^6ie. Cependant 
« on ajoute qu'elles s'accordent pour le fond ^. n Mais le 
texte de Ma touan lin s applique à une distinction bien 
plus subtile , et qui ne pouvait être saisie à Tépoque 
des mémoires qui nous occupent. fVou 'weî, c est lab* 
solu, rêtre pur, sans attributs, sans rapports, sans 
actions, la perfection, Tesprit, le vide, le rien, le 
non-être, en opposition avec ce que comprend toute 
la nature visible et invisible. C*est en parlant de cet 
être que les deux sectes de Fo et de Lao tseu ont em- 
ployé des expressions obscures et même inintelli* 
gibles, lesquelles ont excité, de la part des lettrés, 
des railleries fondées peut-être , si elles s'appliquaient 
aux vains efforts de l'esprit pour saisir ce qui est in^ 
saisissable, mais ridicules, en ce qu'elles dénaturent 
les opinions qu'elles poursuivent. Nos auteurs, qui les 
ont reproduites sans les comprendre , répètent tous 
que ces sectaires niaient l'existence du monde, qu'ils 
disaient que rien avait fait tout, que tout était rien, que 
le néant était la seule choâe qui existât , que la loi de 
Fo était une loi de néant. Il n'est aucun de ces re- 
proches qui ne puisse s'appliquer aux mystiques et 
aux quiétistes , aux faiseurs d'abstractions et aux rê- 

^ Mém, de VAcad, tom. XL, pag. 274. 



ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 47 

veurs de tous les pays. On voit en quel sens doivent 
être prises ces expressions, qui , loin de renfermer les 
contradictions qu*on y a remarquées , attestent au con* 
traire, ches les sectaires qui en font usage , une assez 
grande élévation de pensées et une imagination tour- 
mentée par dos habitudes contemplatives. 

On ne peut s'attendre à trouver une juste défini- 
tion de Tun des êtres les plus importants du panthéon 
bouddhique dans un essai composé avant que la si- 
gnification des termes empruntés du sanscrit pût être 
connue. M. Deguignes, voulant expliquer les noms de 
Pousa et de Kouan chi yn , rapporte un passage de 
Kircher, qui pense que Têtre qui porte ces noms est 
la nature, et qui l'appelle l^Cyhèle des Chinois^. Il 
cite ensuite un EMctionnaire tibétain, tanqout, etc. 
c'est-à-dire, selon toute apparence, le vocabulaire 
pentaglotte que nous avons sous les yeux, et dont il 
a pris la partie sanscrite pour du tibétain. Il remarque 
que le premier nom de cette Pousa est Knon chi yn, et 
qu'elle y est aussi appelée Œil de lotas , et née de la 
JUur de htas. Ruon chiyn, conclut-il, est donc la haetse-^ 
mi (Lakshmi) des Indiens^. U faut modifier considé- 
rablement toutes ces idées. Pour marquer avec pré- 
cision la place que doit occuper dans la théologie 
bouddhique letre dont nous parions , je suis con- 
traint d'entrer dans quelques détails. On sait que la 

^ ,Wit,d»rAcad, tom. XL, pag. 976. 
* Ibid. pag. 377. 



48 MELANGES D'HISTOIRE 

suprême intelligence [Adi Bouddha) ayant , par sa pen- 
sée {pradjnâ ou dharma) , produit la multiplicité [san- 
ga) , de l'existence de cette triade naquirent cinq abs- 
tractions [dhyan) ou intelligences du premier ordre 
[bouddha)^ lesquelles engendrèrent chacune une in- 
telligence du second ordre ou fds [bodhisattwa). C'est 
de ce nom de bodhisattwa que les Chinois ont, par 
abréviation, formé celui de phonsa, commun, non- 
seulement à ces cinq intelligences secondaires, mais 
à toutes les âmes qui ont su atteindre au même degré 
de perfection^, fl y a donc un certain nombre de 
bodhisattwas désignés par des noms différents, et le 
vocabulaire pentaglotte en rapporte vingt-sept, que 

• 

* On voit qu'il n'est nullement exact de dire avec M. Schmidt 
[Geschichte der Ost-Mongolen , pag. 3oi] que les bodhisattwas sont des 
hommes divinisés (bodhisatwas sind vergôtterte MenscKen) , lesqvieh ne 
sont plus exposés aux vicissitudes de la naissance et aux destinées du 
monde, mais ont déjà atteint la dignité da bouddha [sondern bereits die 
Buddhawârde erlangt haben) . Les bodhisattwas sont ou des émanations 
primitives de Tintelligence suprême et qui n'ont jamais été des hommes, 
ou des hommes qui sont .devenus bodhisattwas, c'est-à-dire des intelli- 
gences qui n'ont pas encore atteint la dignité de bouddha. On ,ne sait 
ce que le même auteur s'est proposé de nous apprendre un peu plus 
loin, quand il remarque que le terme de bodhisattwa est un titre, et 
non pas un nom propre , et qu'il en est de même de celui de bouddha. 
Personne n'a jamais pris ces deux noms pour autre chose que pour 
des dénominations acquises à certains hommes par leur élévation à 
différents degrés de sainteté,- et c'est toujours en ce sens qu'on a dit 
Shâkhya mouni bouddha, Aswagosha bodhisattwa, et pour abréger, boad' 
dha ou bodhisattwa, comme le font en toute occasion les bouddhistes 
eux-mêmes, et comme n'a pu s'empêcher de le faire, à leur exemple, 
M. Schmidt, en vingt endroits de son Histoire des Mongols. 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. M 

M. Deguignes a pu regarder comme appartenant à une 
même divinité. Kouan chiyn y est effectivement placé 
au premier rang, maisPaJma netrah (œil de nénufar) 
est le nom d une autre divinité de la même espèce. Le 
nom sanscrit de la première est Padma pdni : c*est à 
cet être qu'on attribue la création des êtres animés, 
comme on attribue la construction des différentes par- 
ties de Tunivers à Viswâ parti sous le nom de Mandjou- 
sri. Padma pâni, à raison de sa puissance productive, 
représente, parmi les agents de la création, le second 
terme de la triade ou la science [pradjnâ); aussi, dans 
la doctrine extérieure, lui donne-t-on quelques-uns 
des signes qui caractérisent une divinité femelle. 11 
a reçu plusieurs noms et, entre autres, celui d'Ava- 
lokites'wam ou le Seigneur contemplé. C'est ce nom, 
mal analysé par les traducteurs , suivant la remarque 
d un savant Chinois , qui a formé celui de Kouan chi 
yin ou la voix contemplant le siècle. Ainsi ce qu'on a 
avancé sur ce mot de voix et ce que j'ai dit moi-même 
à ce sujet ^, ne repose que sur ime méprise chinoise, 
et siu* ce que le mot iswara, seigneur, a été pris par 
les indianistes de la Chine poiu* celui de stoara, son. 
B est singulier qu'une telle erreur soit la source d'une 
dénomination reçue universellement à la Chine , où il 
n'y a guère de divinité plus honorée que Kouan chi yin. 
Au nombre des livres que M. Deguignes avait con- 
sultés pour esquisser l'histoire du bouddhisme à la 

^ Milang. asiat. tom. I, pag. 177. 

4 



50 MELANGES D^HISTOUtE 

Chine i se Irouye ie Foi houëki ,. cette reiatiopjdoiit j'sd 
présenté L'analyse: i ïÂcadémie^ idaâs uni mémoire^, 
avec des distnssitos qui oM pour. objet de fixer ïîtàr 
nérairé du yo^d^eùr^ H arait^ àitrjl, dessein d'abctrd 
de la tradui^Oieli entier, niaia sa longueur et lea.re^ 
cherches quelle exigeait pour £éQonnaître les. lieux 
l'auraient, tiop écturté de son srujét» .« Plttsieura de ces 
n noms de EeuXii .ajoutCHt^il ^ sont trèsf corrompus parla 
(( diffîiGillté de ies^ exprimer en chinois ; d'auti'es sont 
a traduite 4e nianière que^ pour leâ reconnaître 3 &ttt 
«dr^t avoir rinterprétatioii delnomâ que les Indîeni 
adonnent auX; mêmes iieux^ et e est ce qui nous manf 
«que: je tné boràe donc à en citer quelques: t^aks^i » 
La di£G[Gttlté .indiquée par J'auteur: est très^édle,^ et 
Ton peut ajouter que^ de son temps, elle était, insur» 
montable. Aussi. a-l^il dû ie hornec à im aperçu qui 
n'occup6f que. quatre pages, et où il Ha fint entrer 
aucune discussion gé(^ra^hiqtiçv H n!a pas sçerçu.ie 
double pas^e de Tlndusl par Fâ hian^ lequel ilomie 
à la rdàtion uir si grand intérêt; le seul lieu quil ait 
recomafa dans Flndqustan/ e est Bénarès* Le reste de 
la route est éhoiaéé vs^ement et. dépourvu dô^toutô 
synonymie; ety dé qui est pltlft singuUçr, M< Qegu^nôi 

1 Gé méttiôiré est itejkrifAé dans le «dmé XIII ielMé». (^ rAqbd« 
royale des ioscriptioû|9k et bélles^lettres, a" partie, pag. S^S-iia ; et le 
Foê kouê hi a étë publie eo i836, par les soins de MM. Klaproth et 
Landressé (i vol. grl in-4*, taris, Imprim. royale). F. L. 

' Mém» de l'Âcad, tom. XL, pag. sSS. 




ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 51 

s*est trompé même sur la partie du voyage pour la- 
quelle il avait le plus de renseignements, puisqu'il fait 
rentrer Fâ hian en Chine par Canton, tandis que ce 
voyageur fut jeté par la tempête sur la côte du Chan 
toung, i trois cents lieues au nord de Canton. J'ai 
profité de toutes les connaissances acquises sur Tlnde 
ancienne, depuis le temps de Deguignes, poiu* entre^ 
prendre ce qu'il avait avec raison jugé impraticable; et 
je croîs être parvenaà rapporter à leur forme primi- 
tive toutes les dénominations géographiques , excepté 
deux ou trois, ce qui fait connaître avec exactitude 
la situatioti des pays visités par Fâ hian. 

.On voit que les mêmes obstacles ont constamment 
arrêté notre célèbre devancier, et qu'il eût réussi à dé- 
brouiller beaucoup de notions bouddhiques, s'il avait 
possédé: les secours^ que nous avons à présetit dans 
les traductions et les extraits des ouvrages philoso- 
phiques, écrits en sanscrit. En faisant t d'après Ma touan 
lin, l'exposition des matières traitées dans le livre cé- 
lèbre intitulé -Fa j^a/i ou Beautés de la loi f û indique 
plusieurs des catégories morales ou psyehologiqtaes 
sous, lesquelles les métaphysiciens bouddhistes ont 
coutume de classer les o'bjets de leurs études, les six 
racines ou sens, les six atomes ou qualités sensibles, 
les six perceptions, les quatre éléments et enfin les 
douze tayouan ou grands principes ^ «On ne sera peut- 
«être pais fâché, dit-il, de connaître quels sont ces 

* Mim, de VAead. tom. XL, pag. agS. 

4. 



52 MELANGES D'HISTOIRE 

(( douze principes. Le P. Georgi a fait graver une table 
« qui représente l'univers; on y voit le soleil, la lune et 
w des nuages, avec la figure de la divinité qui embrasse 
« tout. Autour est un grand cercle sur lequel sont re- 
« présentés douze symboles qui semblent être les douze 
« signes du Zodiaque. Cette table est tirée du Khaghiour, 

«le principal livre de la religion thibétane Ces 

(( douze symboles sont désignés par des noms qui sont 
« les mêmes que ceux de ces douze principes chinois , 
«tels qu'ils sont exprimés dans le dictionnaire thibé- 
(( tan. Seraient-ce là les douze signes du Zodiaque des 
«anciens Indiens? C'est ce que j'ignore.» Il rapporte 
ensuite les noms des douze symboles d'après Geoigi, 
puis d'après le dictionnaire tibétan- chinois (le voca- 
bulaire pentaglotte), ceux des douze iVi huen. Ce sont : 
Marikpa , intellectu carens, représenté par un croche- 
teur qui porte un fardeau sur ses épaules; Du sce, pro- 
pensio ad malam, spiritus improbus, c'est un homme qui 
fait des vases de terre , et qui en a trois à côté de lui ; 
symbolum animœ , c'est un singe qui mange un fruit ; 
nomen et corpus , c'est un homme sur un vaisseau qu'il 
conduit; cor et sex corporis sensas, déserta et imper fecta 
domuSj c'est une maison à moitié ruinée; rekpa ou 
tactus, c'est un homme et une femme couchés ensem- 
ble; tzorva ou vis sentiendi, c'est une flèche dans l'œil 
d'un honmie ; srepa ou cupiditas , c'est ime femme qui 
présente un vase à un Ihama ; lenba ou ablatio, c'est 
ime femme qui cueille un fruit; kieva ou transmigratio 




ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 53 

vel nativitasy c'est un mari et une femme couchés 
ensemble ; Kesci, senex moriens. L'auteur ajoute : « Ce 
« cercle a rapport aux transmigrations , apparemment 
« parce que les honmies passent après leur mort dans 
«les signes; ce qui revient à ce que quelques anciens 
« ont dit, que les âmes, avant de revenir sur la terre , 
« demeuraient dans les astres ^ ». Mais ces conjectures 
nont aucim fondement, et il n'est nullement ques- 
tion ici d'un zodiaque ni des astres. M. Deguignes s'en 
fût convaincu lui-même s'il eût fait attention au titre 
cliinois de cette catégorie , dans le vocabulaire penta- 
glotte , jÎTi jouan (et non inkuen). Ce mot exprime la 
relation qui lie l'effet à la cause , et marque la destinée, 
la fatalité, l'enchaînement qui existe entre tous les 
actes dont la succession constitue l'individualité. On 
dit que , par l'effet du yin yonan , l'âme d'un homme 
passe dans le corps d'un autre homme ; par exemple, 
une pauvre femme qui vivait , il y a des milliers de 
siècles, au temps -du bouddha Vipas'yi, ayant fourni 
un peu d'or et une perle pour réparer une défectuo- 
sité qui déparait le visage d'une statue de ce bouddha , 
forma le vœu d'être , par la suite , l'épouse du doreur 
qui fit cette réparation ; ce vœu se réalisa ; elle rena- 
quit durant quatre-vingt-onze kalpa ou périodes du 
monde avec une face de couleur d'or, ensuite elle 
renaquit encore comme dieu Brahma ; sa vie comme 
dieu étant épuisée, elle devint brahmane dans le 

^ JHfém. de l'Acad, t. XL, pag. 294. — Cf. Aiphah. tib. tab. ad pag. 499* 



54 MÉLANGES D'HISTOIRE 

pays de Magadha, et ce fut dans sa &mille qae naquît 
Mahâ hayâ, le premier disciple de Shàkya; dé là hii 
vint le nom 4e Ki^ se (couleur d'or) *. C'est un excm- 
ple^ de ces jm yoiian ou dispositions individuelles. J'en 
rapporterai encore un tFo (Sfaâkyamouni) racontait 
à ses disciple» comment, dans des existences anté- 
rieures et prodigieusement anciennes , il avait mérité , 
par d'assez mauvaises actions'/ de souffrir des* peines 
graves, et comment alors même qu'il'étah parvenu à 
la dignité de bouddha:, il lui restait encore à endurer 
un reste de ces justes punition? pour d'antiques mé- 
faits; ce qui expliquait conuiiient lin être actnelleiiient 
si parfait pouvait être soumis à de si rudes épreUves. 
Une femme nommée San (ko li. avait accablé d'irijures 
Shàkya bouddha; celui-ci en apprit la raison à ses 
a^uditeurseti ces termes: ((H y aviait autrefois, dans 
« la ville deBénarès ,'un comédien nommé Tching jan 
(((l'œil pur). Dans le nlème temps vivait une courti- 
«sane nonunée Lou5ian5r. Le comédien emmena cette 
(t femme avec lui dans son char et la conduisit hors 
«de la ville, dans un jardin planté d'arbres, où ils se 
«divertirent ensemble. Dans ce jardin un Pratyeka 
« bouddha ^ se livrait à la pratique des œuvres pieuses. 
«Le comédien attendit que ce saint personnage fût 
«entré dans la ville pour y mendier sa nourriture , et 

* King te tchoun king lou» cité dans le Pian yi tian, liv. LXXIX, 
pag. A3. 

' Bpuddha distinct (Voyez ci-dessus la oote 2 , pag. 20 et 21.) 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 66 

« aymil tué la courtisane , il renterradans la chaumière 
«âii Pratyeka bouddha , et mit sup son compte lecriin^ 
i^uè lui-riUiênie avait commis. Cependant, au mo- 
(cment où le «aint allait être mis à luort, le comédien 
«éprouva des remords , se fit connaître pour le véri'- 
d table coupable , et fut lûrré au siùpplice par ordre du 
frroi. Ce comédien, ajouta Shâkya« c'était moi-même; 
«la comtisane, c'était San iho U. Voilà pourquoi, peu- 
fldant iloe loàigue durée de siècles, j'ai souffert, efi 
«conséquence de mon cnme, des peiaes infinies; et, 
«quoique je sois maintenant devenu boud4ha, il me 
$( restait encore à endurer^ comme reste de châtiment, 
«les injures et lès calomnies de la femme Sun tho li. » 
Beaiucoup d'anecdotes du même genre attestent, dans 
la pejrsonne même de Shâkya , Tinévitablé influence 
ie césyinyœmn oudeatinées individuelles; mais, outre 
ces eàs particuliers , on distingue douze degrés ou cbair 
filons de fatalités commiunes à tous les hommes, et c est 
te ipi'on nomme ep sanscrit les douze nidânas, en 
dtnnms ym yoaan. M. J)egu%nes , qui avait à sa dispo- 
silîoti le roéabulaire pentaglotte , y aurait pu lire les 
lâûnas iaxiscrits dés douze termes de cette catégorie : 
avidya , l'ignorance ; sanskâru , l'action ou la passion ; 
vU^nâmm, la perception; nâmaroûpam , le nom et 
h forme (l'individualisé) , ete. On peut voir, dans 
ios extraits des livoés bouddhiques de Flnde \ quel est 

^ Mémoire de M. Colebrooke sur la philosophie des sectaires in- 
liéqs, ditasic^ Tnméactofihe Èoyal asiàt, Sociefy, 1. 1, pag. 662. 



56 MELANGES D HISTOIRE 

ie nœud qui s'établit, dans Topinion des moralistes ou 
psychologistes de Tlnde, entre ces actes successiEs, 
supposés enchaînés les \m$ aux autres , comme Teffet 
à la cause. L'âme y est assujettie, elle est comme en- 
fermée dans le cercle qu'ils constituent, tant qu'elle 
n'a pas pu parvenir à s'affranchir de ses rapports 
avec les êtres qui composent le monde extérieur. 
Voilà pourquoi leurs noms sont écrits sur le cercle 
qui entoure la représentation de toutes les actions de 
la vie humaine, dans la table prise du Kâdjour, et re- 
produite par le P. Georgi. Les symboles qu'on y a 
joints sont assez singulièrement choisis. On aurait, 
sans le secours des noms, quelque peine à reconnaître 
celui des six organes des sens, dans une maison à 
moitié ruinée; celui du sentiment, dans un singe qui 
mange un fruit; celui de la sensation , sous la forme 
d'une flèche dans l'œil d'un homme, efc. Mais on 
voit que ces emblèmes n'ont rien de commim avec le 
Zodiaque , bien qu'ils soient disposés circulairement 
au nombre de douze. Cette explication m'a paru né- 
cessaire pour mettre surja voie des interprétations 
qui conviennent aux figures symboliques dont on fait 
usage dans le bouddhisme. 

M. Deguignes a très-bien reconnu le nom de Lanka 
ou Ceylan, dans le titre du Lang kia king, ouvrage 
religieux qui fut apporté de Ceylan à la Chine par 
Bodhidharma, le dernier des patriarches indiens. Mais 
le titre entier de ce livre est Lang kia po to h pao 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 57 

Kmg,ce que Tauteur rend par le précieux Uvre appelé 
po to h de Lang kia^. Ce nom, ajoute-t-il encore, 
ressemble beaucoup à celui d'Obatar, qui est le nom 
d'un Véda. Ce nom n'est point celui d'un Véda : c'est 
la transcription du sanscrit avatâra, incarnation; et 
le titre signifie le livre de celai (jui s'est manifesté à 
Lanka. Jï faut que ce livre ait une grande célébrité, 
puisque, ayant été composé à Ceylan, il a été re- 
porté dans le nord , et que les habitants du Nipol le 
comptent au nombre de leurs neuf dharmas ^. Il est 
en trois mille slokas, et contient l'histoire bouddhique 
de Ravana, tyran de Lanka, lequel, ayant entendu 
Sbâkya prêcher la loi, se convertit à sa voix. Il existe 
trois traductions chinoises du Lankavatâra, faites sous 
les dynasties de Soung, de 'Weï et des Thang, et citées 
par Ma touan lin. 

L'expédition diplomatique et guerrière plutôt que 
religieuse que les Chinois firent au vn* siècle dans le 
cœur de l'Inde , donne à M. Deguignes l'occasion de 
parler du pays de Mo kia to et de sa capitale , Kia sou 
ma pou lo ou Po tcha li tse. Ce dernier mot est mal lu ; 
il faut transcrire Pa to li tseu, et alors on a un équi- 
valent exact du sanscrit Pâtali poutra '. Il est aussi 
très-facile de restituer les noms de Mgadha et de Kaou- 

* Mém. de l'Acad. tom. XL, pag. 299. 

* Trans. ofihe Royal Asiatic, Society» tom. II, p. 24 1. 

' Tseu, H]s, en chinois, représente très-exactement la finale sslus- 
tr'iie poutra» qui a la même signification. 



58 MELANGES D'HISTOIRE 

jwiym/K WFa, pardcolièreiiient quand on lit dans ks 
auteurs ehinois que ce demier signifie VUle le$flg^n. 
M. Wilford y avait réusâ ^ ; mais c'est cpie , -pmé des 
renseignements que les lin'es chinois fbomissaient A 
M. Deguignes, il avait justement i sa dispoâtioii les 
moyens de vérification qui manquaient ii cekdKi. En 
combinant ain«[ les uns et les autres, comme il est 
maintenant phis facile de le tenter, on ex{dique beau- 
coup de £iits relatif à la géographie ancienne et' 4 
rhistoire religieuse des Hindous. 

Sous les TTuing , dit notre auteur, on a fait ime 
édition de la traduction de Hî fcîa ( du livre Leng ymn 
king) en dix livres, et on y a joint les commentaires 
anciens et modernes des douze sectes , preuve que 
l'on comptait alors douze sectes dans cette rdigion'. 
Ceci est une allégation importante , mais uniquement 
tat^dée sur une merise que l'auteur eût évitée en 
lisant avec plus d'attention , car elle ne porte que sur 
un terme chinois facile à entendre. Ma touan lin, qui 
est cité, ne parie que de douze commentateurs an- 
ciens et modernes , qui ont interprété le Leng yan , 
et }e mot qu'il emploie est celui doût on se sert tou- 
jours pour désigner, en les comptant, des lettrés, des 
auteurs, des savants. Plus loin, un nom indien a été 
l'objet d'ime autre erreur qu'il était peut-être plus dif- 
ficile d'éviter. L'auteur parie de Ven tchu et de Sa li , 

^ AêUd, Bti. iom. Kl, pag. 43. 

' Mém. de ÏAcad, tom. XL, ftag. iig. 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 69 

deux philosophes poi|r lesquels les boazes pr ofessaièat 
un gè^nd respept : cest un jseul nom coupé en deux ; 
et' JVen tchu sse U n'est pas un philosophe , e*est Ifon- 
djomri, lé cinquième des bodhisattwas, le démiourgos 
qui a idoniiié.au mofide matériel sa force actuelle. 
Noùvdie application de ce qui a été dit sur ia diffi- 
culté de reconnaître autrement que par leurs attri- 
buts ou leurs actions les personnages mythologiques 
ou réels dont les noms sont aussi altérés par leffet de 
leur transcription en caractères chinois. 

Quand les noms sont traduits au lieu d'être simple- 
ment transcrits, c'est, comme l'observe M. Di^uignes 
lûi-rinême, uoe nécessité d'avoir, pour les rétablir, 
la ' signification qu'ils expriment en sanscrit. H té^ 
moigne, en plusieurs endroits dé ses mémoires, le 
n^et d'avoir été privé de ce genre ide secours. Ainsi, 
âiute d'avoir connu .les noms divers de la ville de 
Patna et leur sens dans la languç sacrée de l'Inde , il a 
dû laisser sans application le nom 4^ Hoa tchif ville 
des fleurs ^, qui n'est pourtant autre chose que l'ex- 
pression chinoise iponv Konsoumapoara , comme nous 
l'avons dit précédemment. Le mot même qui désigne 
la langue et les caractères indiens ne paraît pas lui 
avoir présenté un sens clair. Partout où il trouve ce 
mot. Fan, le rend par indien, mais nulle part il n'en 
à transcrit lé son ni recherché la valeur. Il l'avait 
pourtant rencontré mille fois dans Ma touan lin , et 

^ Mèm, de ÏAo$d. terni. XL, pag, 435. 



60 MELANGES D HISTOIRE 

spécialement dans la notice du syllabaire sanscrit de 
douze voyelles et de trente consonnes, que les Sama- 
néens ont publié à la Gbine au commencement du 
XI* siècle. Mais, là comme ailleurs, il rend le mot de 
Fan par indien \ sans autre explication. Une seule fois 
il l'a transcrit, mais en y joignant une interprétation 
qui n y convient pas : c'est dans Ténumération des 
trente-trois cieux superposés, où il s'en trouve trois 
situés dans le monde des formes et qui sont nommés 
Fan tchoung ihian, Fan fou thiany Ta fan thian. M. De- 
guignes rend ces démonstrations par ciel de ceux qui 
prient, ciel de ceux qui aident par leurs prières, ciel des 
grandes prières^. Évidemment il a cru que fan signi- 
fiait prières , et en cela il peut avoir été trompé par les 
missionnaires, qui, dans leurs dictionnaire^» chinois- 
latins, mettent: Fan, quoddam idolum, appellativum qua- 
rumdam orationum, librorum, et ceeterorum quibus Bonzii 
utuntur, desumptum a quodam Fan , Bonzix) indico. Mais 
Fan est le terme que les Chinois ont adopté pour dé- 
signer Brahma , ainsi que je l'ai fait voir^; et les noms 

^ Mém.'de VAcad, tom. XL, pag. SSg. 

' Ihid. pag. 282. 

* Voyez Magasin encyclop, 1811, octobre. — Mélanges asiatiques , 
tom. Il, pag. 242. — J'ai fait un recueil de tous les mots Fan que j'ai 
trouvés dans les livres chinois : ce recueil en contient près d'un mil- 
lier, presque tous relatifs à des sujets de religion ou de métaphysique. 
Avec les 2000 mots sanscrits du Man Kan si fan tsi yao, on possède 
donc un vocabulaire philosophique d'environ 3ooo mots ; c'est un se- 
cours utile pour les discussions qui touchent aux doctrines bouddhi- 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 61 

des trois cieux doivent être traduits ainsi : ciel de la 
troupe de Bràkma, ciel des ministres de Brahma, ciel 
da grand Brahma. Lorsque, il y a vingt ans, je pro- 
posai cette explication du mot Fan, en Tappuyant 
de preuves qui la rendaient incontestable, j'ignorais 
si le nom lui-même appartenait à la langue sanscrite, 
et je n'avais pu en découvrir l'étymologie. J'ai trouvé 
depuis que Fan n'est autre chose que la première 
syllabe du nom sanscrit du dieu Brahma. Quelque 
singulier que cela paraisse, on n'en saurait douter, 
puisque le mot entier s'écrit Fan ma et Fan lan ma, 
et signifie, suivant les Chinois, très-pur ou exempt de 
passion. 

Je n'ai aucune observation à faire sur la partie des 
mémoires de M. Deguignes qui, se rapportant à un 
temps où il n'avait plus pour guide la Bibliothèque 
de Ma touan lin, se compose de morceaux empruntés 
à Duhalde, à l'Histoire des Mongols de Gaubii, ou aux 
annales de la Chine. Généralement, tout ce que l'au- 
teur rapporte d'après les sources dont il avait su s'ou- 
vrir l'accès , est exact et judicieux. Il faut le répéter 
encore : le reste n'est défectueux que parce que les 
moyens lui ont manqué. Les erreurs qu'on y relève 
maintenant tiennent uniquement à l'état de ces études 
il y a cinquante ans. C'est simplement un avantage 

ques, mais bien insuffisant encore pour établir une synonymie complète 
entre les nomenclatures théologiques , ontologiques et mytbologicpies 
des diverses nations qui ont embrassé la religion de Bouddha. 



62 MELANGES D'HISTOIHE 

de position que lés critiquer de noti*e temps ont sût 
Tauteur de THistoite des Huns. Mais, en' payant on 
nouvel et juste hommage à sa vaste érudition , on ne 
saurait i je crois, s'empêcher de conclure àeê observa- 
tions que je viens d'exposer et que j'aurais pu facile^ 
ment multiplier, que ses recherches siir la religion 
samanéenne doivent être lues avec une extrême dé- 
fiance; qu'elles contiennent beaucoup de notions et- 
ronéeS) de faits inexacts , dé noms défigurée, et- c|ue 
tout estimables qu elles fussent à l'époque où i'àuteor 
les soumit à l'Acadéniiel, elles ne conservent d'auto^ 
rite qu'en ce qui concerne l'histoire du bouddhisme 
à la Chine. Pour en faire usage sans risquer d'être 
induit en erreur, il faut être en état d'en vérifier, le 
contenu dans les livres originaux. 

Ge qiii^ du reste, est bien démontré maintenant, 
c'est qu'il est éminemment utile, pour se former une 
idée juste des opinions religieuses des bouddhistes, de 
comparer attentivement les différentes manières dont 
elles sont rendues dans les versions chinoises , tibé- 
taines, tartares, singalaises, barmanes, et surtout de 
retrouver, autant que. cela est possible, celle qui a 
servi de modèle à tous les autres , la forme indienne 
avec les termes philosophiques employés dans la 
langue originale. On peut dire même, en général, 
qu'un fait relatif au bouddhisme ne doit être regardé 
comme bien connu qu'autant qu'on en possède l'ex- 
pression sanscrite. La combinaison des secours que 



ET DE EITTÉBATURE 0RJE1«TALES. 6S 

Fan {alise dail» jbs textos. aansdrits et dant les versions 
chinoises est nécessaire: pouf apprécier les principes 
de la doctrine .ésotérique. Q. est donc indispensable de 
faire marcher de front deux ordres de connaissances 
quiv midhéùreusement, nont pas encore été réunis 
dattsiiuneotiêmtr personne^ J*aurai bientol une occa- 
sion, de hk^ voir quel est le genre particulier d'utilité 
que Ton .peut retirer des versions tartares. 

ADDIttON AU MEMOIRE PRECEDENT. 

t t 

Pour completet ce qtii a été dit au sujet de la tfiàde 
suprenœ des. Tibétains ^j'extrairai d'un ouvrage peu 
connu ^ du P* Horàce.de la Penna , les passages ^ui- 
vanjbiv qui sont fort analogues à ceux dont Géôrgî a 
fiût usage i mais, qui gagnent, àm'avoir pas passé par 
les nmîns de ee derniet. On aura ainsi tout ce (|ué les 
auteurs européens oiit jusqu'ici écrit sur la trinité 
bouddhique V et Ton se. conyaincra que ce dogâiefon- 
daméntsd.. était mieux, connu par les missiôntiaires 
capiKâns du demiei^. siècle qu'il né l'est des savants 
du Nord» au moment tnèm0F. ail nou$ écrivons/ 

(tDa queatL santiv tutti poiuniti assiemi uU' entità; 
«te questa sola entità è il Dio ch' adorano i Thibettani , 
en' esce, e tnulîipticandosi i aanti, quest' entità diviené 
« più grande , e quando tutti gli uominf saranho divô- 
« nuti santi, non potrà più crescere questa entità. Quale 
«entità la chiamano Sagnchie khoncihoâ, che significa : 
« l'ottimo di tutto , o sia Dio risultato da' santi ; e viene 



64 MELANGES D'HISTOIRE 

(( ad esser per loro la prima persona , distinguendo solo 
«le persone realmente distinte una dalF altra, e tutti 
atre costare [sic) d'una sola entilà o ottima e perfettis- 
(( sima sostanza. 

«La seconda persona la chiamano Cihb kïioncïhoâ, 
«dio délia legge, perche questi santi avendo ristabilita 
«la legge nel pristino stato e corne avessero data la 
(( legge e cosi è legge venuta da Dio , e per mezzo di 
«questa si divin ta Dio. 

((La terza persona poi si chiama Kedan khoncïhoâ, 
((che signîfica il complesso di tutti i religiosi esser 
((Dio, perche questi santi avendo ristabilita la legge, 
(( hanno consequentemente ristabilita la legge e regola 
((de' Religiosi, e perche tutti questi santi provengano 
((da' Religiosi, e tutti questi santi è corne avessero 
(( avuta l'essenza propria da' Religiosi medesimi; e per- 
(( cio lo chiamano Kedun hhoncUioâ, 

(( Insegna poi questa legge che tutte qneste tre per- 
((sone sono realmente distinte, ma Tessenza è una 
((sola. L'essenza di questo lor Dio è unita al corpo, 
((e questo corpo è d'ima pietra pretiosa a guisa di 
((cristallo, o sia di splendidissimo diamante, ed am- 
((mettono questo corpo, perché, come si è detto, Ta- 
(( nima sola non è capace ne di godere, ne di penare. » 
(Brève Raguaglio, etc. p. 1 13.) 



ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 65 



ESSAI 

SDR LA COSMOGRAPHIE ET LA COSMOGONIE DES BOUD- 
DHISTES, D'APRilS LES AUTEURS CHINOIS. 

Toutes les nations de FAsie qui ont embrassé la 
religion samanéenne , ont adopté , sur la formation » 
les vicissitudes et la constitution du monde sensible, 
un système qui, bien que d'origine indienne, diffère, 
en plusieurs points essentiels , de celui qui a prévalu 
chez les brahmanes. On en connaît les principales 
bases par les extraits que divers auteurs ont tirés des 
livres singalais ^, barmans^, tibétains' et mongols^. 
On doit, à cet égard, beaucoup à sir Francis Bucha- 
nan, au chevalier Al. Johnston, au P. Horace de la 
Penna, ainsi qu'à Pallas, et à MM. Bergmann et 
Schmidt. Deshauterayes a pareillement emprunté à 
des ouvrages chinois, dont il ne nous a pas fait con- 
naître les titres , de très-bonnes notions sur la cos- 
mogonie et la cosmographie des bouddhistes ^. Mais 

^ Comparez Asiatic Researches, tom. VI, pag. 167. — Annals of 
oriental literature, vol. I, pag. 335. — E. Upham, the Histoiy and 
doctrine of hudhism, London, 1829, in-fol. 

* Asiatic Researches, t. VI. — Pallas, Samnd, histor, Nachricht, 
t II, p. 18. 

' Alphab, tibel, pag. 470, sqq. 

* SammL hist Nachricht, ioc. cit. B. Bergmann, Nomadische Sireifei- 
reien, tom. III.-— Schmidt, Gesch, der Ost-Mongoîen , passim. 

^ Voyez le Journal asiati^e, tom. VII, pag. i5o et suiv. 

5 



M MÉLANGES D'HISTOIRE 

il manque à tons ces trayaux d'oGBrir nn ensemble 
complet des idées que ces sectaires se sont formées 
sur la nature matérielle. Tordre, la position relative' 
des parties qui la composent, et la durée qu'ils leur 
attribuent. L'expontion que j*ai dessein d'en faire dans 
ce mémoire sera tirée des meilleurs traités boud- 
dhiques dont nous possédons un fort bon résumé en 
chinois. Elle s*étendra k tout ce qui constitue Funi- 
vers, et eomjdétera les détails impar&its , tronqués on 
incohérents , qui se lisent sur les mêmes matières dans 
les écrits de Bochanan , du P. Georgi , de Pallas , de 
B. Bergmann et de M. Schmidt. Ellle fera connaître 
en entier le système cosmographiqne des bouddhistes 
chinois, et pourra fournir l'occasion de quelques rap- 
prochements curieux entre les opinions de ces derniers 
et cdles qui ont été recueiUies à Geylan , dans llnde 
au delà du Gange, au Tibet et dans la Tartane. 

Pour rendre plus Êicile Tintriligence de quelques 
particularités qui se présentent dans les récits des cos- 
mographes samanéens, il sera nécessaire de nous ar- 
rêter d'abord un instant sur les procédés de numéra- 
tion qu'ils ont adoptés, et qui se retrouvent, avec de 
légères modifications, dans les différents pays où leur 
croyance a pénétré. Les fables bouddhiques portent 
en tous lieux un caractère d'exagération qui tient de 
l'extravagance: les dieux, les génies, les saints, ne 
sont pas groupés par centaines et par milliers, mais 
par millions et par milliards; les distances qui sépa- 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 67 

Tent les parties de l'univers, la durée assignée à lexis- 
tence des êtres qui les habitent, les périodes que 
parcourent , pour se former, subsister et se détruire , 
tous les mondes qui sont soumis à l'influence de la 
destinée , toutes ces déterminations arbitraires et aux- 
quelles le langage mythologique a voulu donner une 
apparence de précision doublement mensongère , pré- 
sentent également ce singulier caractère. Lies nbm<> 
bres ordinaires ne suffisaient pas à les exprimer; U 
en a fallu créer d'autres dont la série ascendante pût 
satisfaire à ces supputations fantastiques. C'est en 
sanscrit , sans doute , qu'ils ont dû être imaginés d'a- 
bord ; mais nous ignorons si les compositions brah- 
maniques ofi&ent tous ceux dont les bouddhistes font 
usage dans leurs légendes. Les Mandchous et les Ja^ 
ponais , qui ont importé de la Chine chez eux l'emploi 
de ces sortes de nombres, leur ont assigné, dans leurs 
idiomes, des noms qui sont en partie tirés du sans- 
crit, et en partie forgés arbitrairement; mais dans 
ces deux langues, les nombres décuples de dix mille 
ne s'élèvent pas en progression géométrique au delà 
de cent quintilUons. Le décuple quadrillion reçoit en 
chinois le nom de heng ho cha, qui signifie salle du 
Gange, et désigne le nombre de grains de sable qui se 
trouvent dans les eaux de ce fleuve ; le décuple de ce 
nombre reçoit en chinois le nom da seng ki, trans^ 
cription d'asankhyay en sanscrit innamerahilis; le dé* 
cuple quintillion s'appelle pou khosseyi, inimaginahle; 

5. 



68 MELANGES D HISTOIRE 

et le dernier de cette série , wou liang soa , ce qui si-* 
gnifie nombre infini. Les Tibétains et les Singalais ont , 
pour les mêmes usages, une série beaucoup plus 
complète, puisqu'elle s'élèvte jusqu'à Tunité suivie de 
soixante zéros ; ce qui fait dix novemdécillions ^. 

Quelque énormes que soient ces nombres, ils ont 
été loin de suffire aux besoins quune imagination 
bizarre et désordonnée s'est créés , et Ton en a in- 
venté d'autres qui dépassent tout ce que l'usage ra- 
tionnel des combinaisons arithmétiques a pu rendre 
nécessaire chez les peuples de l'Occident. Une ques- 
tion adressée à Bouddha par un bodhisattwa engagea 
ce personnage à développer sa théorie à ce sujet : 
elle est curieuse à force d'absurdité. Il y a, dit-il , trois 
systèmes de numération : le premier est le système 
inférieur, où les nombres croissent de dix en dix, cent, 
mille, dix mille, etc. dans ce système, les nombres 
croissent par centaines , comme quand on multiplie 
un lo cha [lakshay lack, 1,000,000) par cent, pour 
avoir un fcîa khi [kôti, dix millions). Enfin, dans le sys- 
tème supérieur, les nombres se midtiplient par eux- 
mêmes : c'est ce qu'on nomme la méthode des dix 
grands nombres, méthode que Bouddha seul avait pu 
entendre , et qu'il expliqua , dans la vue de donner une 
idée de ce qui est, de sa natm^e, inépuisable et sans 
bornes , les mérites pleins de pureté des bouddhas , les 
périodes d'existence qui composent la destinée des bo- 

^ Alphah. tihet, pag. 471, 643. — Asiat.joum, december 1827. 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 69 

dhisattwas ou intelligences modifiées, et Vocéan des 
vœux qu'ils forment pour le bonheur des êtres vivants, 
ainsi que renchaînement des lois qui constituent le 
développement infini des mondes. Le point de départ 
ou le premier de ces dix grands nombres, est Tun de 
ceux dont nous avons parlé précédemment, Yasankhya 
(cent quadrillions] : multiplié par lui-même, ce nombre 
fait un asankhya élevé à la seconde puissance (Funité 
suivie de 3/i zéros) , lequel, à son toiu", multiplié par 
lui-même, produit le second des dix nombres (l'unité 
suivie de 68 zéros) ; on répète cette double opération 
sur celui-ci, puis sur chacun des suivants, jusqu'au 
dixième qu'on nomme indîciblement indicible ^ et qui 
ne pourrait être exprimé que par l'unité suivie de 
4,456,448 zéros \ ce qui, en typographie ordinaire, 
ferait une ligne de chiffres de près de 44,ooo pieds 
de longueur. Ce dernier nombre est encore surpassé 
par celui qu'on emploie en quelques circonstances, 
notamment dans la cosmographie mythologique, et 
qui n'est point évalué : son nom désigne le nombre 
des atomes contenus dans le mont Soa meron ou la 
montagne céleste. Rien n'est certainenient plus dé- 
raisonnable que tout cet appareil numérique , presque 
uniquement destiné à des rêveries mystiques; et toute- 
fois on est obligé de convenir que les bouddhistes en 
ont quelquefois fait usage, soit pour soutenir leur 
imagination dans la contemplation de l'infini en temps 

^ Hoayanking» cité dans le San tsangfà soa, liv. XLIII, pag. i5 v. 



70 MELANGES D'HISTOIRE 

et en espace , soit pour suppléer à cette idée près des 
esprits grossiers incapables de la concevoir. 

La difficulté , dans un sujet comme celui que je 
vais essayer d'éclaircir, consiste principalement à dis- 
tinguer ce qui est enseigné sérieusement par des sec- 
taires, de ce qui constitue une opinion individuelle, 
ou porte le caractère d'images poétiques ; à ne pas 
prendre une forme emblématique pour un énoncé 
rationnel , une allégorie pour une notion de science, 
une conception de mythologie pour un fait physique. 
Il n est plus permis de voir, dans les figures à plu- 
sieurs têtes et à plusieurs bras , des images du démon , 
ni de répéter que les Asiatiques croient, dans les 
éclipses, que le soleil ou ia lune sont attaqués ou dé- 
vorés par un dragon. Par bonheur les Chinois , peu 
curieux de mythologie , se sont surtout attachés , dans 
leurs compilations sur le bouddhisme , à recueillir des 
notions philosophiques; etcest.ime collection d'ex- 
traits de cette nature que je mettrai principalement 
à contribution dans Tessai qu'on va lire. Il se peut 
néanmoins que je n'aie pas toujours réussi à dis tin* 
guer les deux classes d'idées , et que j'aie pris trop lit- 
téralement certaines expressions qui offriraient des 
notions plus raisonnables si on les entendait en un 
sens métaphysique et figuré. Il me suffit d'avoir pré- 
venu de l'objet que je me propose et de l'intention 
qui m'a guidé. La rareté des matériaux authentiques, 
et l'obscurité d'un sujet encore si peu connu, me ser- 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 71 

viront d'excuse pour les erreurs de ce genre qui pour* 
ront m être échappées. 

Je partagerai cet essai en deux parties : daus la pre- 
mière , j'exposerai les idées des bouddhistes par rap- 
port à rétendue du monde ; dans la seconde , je ferai 
connaître leur opinion sui^ la durée des différentes 
parties jde l'univers. 

$ I". 

DE I/ÉTENDCE DE L'UNIVERS, OU DU MONDE CONSIDERE 

DANS L^ESPAGE. 

Tout le monde sait que , suivant les bouddhistes , la 
terre habitable que nous connaissons est partagée en 
quatre grandes îles ou continents placés aux quatre 
points cardinaux , par rapport à la montagne céleste 
(le mont Sou meroa) : sans les rapports de situation 
établis entre ces divisions , il ne serait pas très>facile 
de reconnaître leurs noms sanscrits dans les trans- 
criptions altérées que les cosmographes chinois en ont 
Eûtes. A l'orient est le continent de la Beauté [Poârvâ- 
udehàf en diinois Fe pho thiouFeia thaî)\ à l'occident, 
le continentdes Bœufis {Gédhanya, Kiuye nî) ; et au nord , 
èelui de la Victoire ou de la Supériorité guerrière {Ont- 
tmra honrou , Yo tanyouei). Le continent du midi, qui 
est celui qui comprend l'Inde, est nommé Djambou 
é)(pa ( Yanfeou ihi ou ïlle ior). Il feut remarquer que 
ces dénominations sanscrites sont traduites par les 
auteurs chinois dans un sens quelquefois assez diffé- 



72 MÉLANGES D'HISTOIRE 

rent de celui que leur donnent les auteurs de la secte 
brahmanique ; on ne saurait douter toutefois que l'in- 
terprétation des premiers ne soit fondée sur l'analyse, 
faite à leur manière , des termes de la langue origi- 
nale. Le nom du premier continent indique que ses 
habitants ont, en fait de beauté corporelle, la supério- 
rité sur ceux du continent où nous vivons. Gôdhanya, 
nom du continent occidental, exprime que la plus 
grande richesse des peuples qu'on y trouve consiste 
en immenses troupeaux de bœufs. On interprèle le 
nom du continent du nord par pays des vainqueurs, 
parce que, dit-on, ses habitants ont subjugué les trois 
autres continents. Enfin celui de Djambou dvîpa est 
formé du nom d'un arbre qui se voit dans la partie 
occidentale du continent du sud, et au pied duquel 
passe un fleuve dont le sable renferme de l'or, ce qui 
fait qu'on rend aussi la dénomination de Djambou par 
auro prœcellens. Je répète que ces explications sont 
présentées par des auteurs chinois qui paraissent avoir 
été très-versés dans la connaissance du sanscrit, mais 
qui semblent avoir souvent consulté , dans leurs in- 
terprétations, moins l'analyse exacte des termes da 
la langue, que l'application particulière qui en avait 
été faite dans leiu' secte , et qui ont très-fréquemment 
donné conmie primitifs , des. sens d'extension ou des 
sens résultant d'un emploi métaphorique, des allu- 
sions , et même de véritables jeux de mots. 

La taille des hommes et la durée de leur vie va- 



ET DE LITTERATURE ttRIENTALES. 73 

rient dans les quatre continents. La stature des habi- 
tants du continent orientai est de 8 coudées, cha- 
cune de dix-huit pouces , et ils vivent a5o ans. Dans 
le continent occidental , les hommes ont 1 6 coudées 
de haut, et vivent 5oo ans. Les habitants du nord 
ont 3a coudées; leur vie s'étend à looo ans, et Ton 

• 

ne voit pas chez eux de morts prématurées. Enfin, 
dans le Djamhon dvîpa, les hommes ont de 3 cou- 
dées Y (^""ïO^) jusqu'à 4 coudées (2°*, 19) : leur vie 
devrait être de cent ans; mais beaucoup d'entre eux 
n'atteignent pas ce terme. Le visage des habitans de 
chaque continent répond à la forme du continent lui- 
même. Celui d'orient est comme une demi-lune , étroit 
à Torient et large à l'occident, et son diamètre est de 
9000 yodjanas. Celui d'occident est rond comme la 
pleine lune, et son diamètre est de 8000 yodjanas. 
Le continent septentrional est carré comme une pis- 
cine, et sa largeur est de 10,000 yodjanas.he Djambou 
dvîpa est comparé au coffre d'une voiture, large du 
côté du iSba merou, étroit vers le midi; son étendue 
en longitude est de 7000 yodjanas. Le yodjana ou 
station est une mesure indienne dont je chercherai 
ailleurs à déterminer avec précision la longueur, 
parce qu'elle est employée dans les relations des 
voyages que les bouddhistes ont faits dans l'Inde, 
au rv*, au vi* et au vu* siècle de notre ère , voyages 
dont j'ai réuni, traduit et commenté les relations; 
mais il faut seulement remarquer que les mêmes ou- 



74 MELANGES D'HISTOIRE 

vrages où aont consignés ces détails, distinguent trois 
yodjanas : le grand, répondant à 80 li de la Chine; 
ie moyen, qui en vaut 60; le petit, de ho U seule- 
ment. Les Anglais Tévaluent aussi de trois manières , 
à 9 milles, 5 milles et à milles et demi. Pour ime 
discussion qui ne porte que sur des idées mythologi- 
ques et des notions tout à fait imaginaires, il n'est nul- 
lement besoin d'une plus grande exactitude* On voit 
seulement que la longueur assignée à notre continent 
serait, d'après renonciation précédente, d'environ 
35,000 milles anglais, ou de plus de 12,000 lieues, 
si l'on prend le yodjana moyen, ce qui est un mode 
d'approximation suffisant dan$ une pareille matière. 
Il paraît assez évident, par ce qui précède, que les 
quatre continents des bouddhistes ne se rapportent 
pas à une division naturelle des grandes terres du 
globe, dont on aurait eu connaissance ou conservé le 
souvenir ; mais que c'est une notion entièrement fa- 
buleuse , et dont il serait inutile de chercher l'origine 
dans les traditions historiques ou géographiques des 
Hindous. Le nom seul du continent septentrional, 
terre des vainqueurs , ainsi que l'interprètent les boud- 
dhistes, pourrait rappeler les anciennes incursions 
des peuples du nord, et les invasions des Hindo- 
Scythes en des siècles reculés. Tout le reste est com- 
plètement mythologique , et l'on perdrait sa peine à 
y chercher aucun fondement réel. D'ailleurs il n'est 
parlé d'aucune communication possible entre les 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 75 

quatre continents. La montagne céleste qui les sépare 
ne saurait être confondue avec THimâlaya , quoique 
ridée puisse en avoir été prise de cette haute chaîne 
qui , à regard des Hindous , semble se confondre avec 
la sommité du ciel visible ou le pôle septentrional. 
Enfin, tout ce que Ton peut attribuer de notions his- 
toriques à des auteurs indiens, se trouve renfermé 
dans les limites du Lfjamboa dvîpa, qui représente par 
conséquent tout ce qu'ils ont pu connaître de lancien 
continent. Ainsi ils disent que, dans les périodes oii 
la terre n'est pas régie par un monarque universel, 
le Djambou dvipa est partagé en quatre dominations, 
appartenant à autant de princes, dont ils donnent 
ainsi les litres : i° à Torient, est le roi des hommes; on 
l'appelle ainsi à cause de la grande population de 
la région qu'il gouverne. Dans ces pays , on trouve 
beaucoup de civilisation; on y cultive l'humanité, la 
justice et les sciences; le climat est doux et agréable. 
3^ Au midi, règne le roi des éléphants, ainsi nommé 
parce que la contrée qui lui est soumise est humide 
et chaude , et convient par conséquent à cette espèce 
d'animal. Les habitants sont féix)ces et violents; ils 
6'adonnent à la magie et aux autres sciences occultes; 
mais ils savent aussi purifier leur cœur, se dégager 
des liens du monde, et s'affranchir des vicissitudes 
de la naissance et de la mort. 3** A l'ouest, est le roi 
des trésors. Ses états touchent à la mer, qui produit 
beaucoup de peries et d'objets précieux; les habitants 



76 MELANGES D'HISTOIRE 

ne connaissent nî les rites religieux, ni les devoirs 
sociaux, et ils ne font cas que des seules richesses. 
4® Au nord, on trouve le roi des chevaux. La terre de 
ce pays est froide et stérile ; le climat convient à la 
nourriture des chevaux ; les habitants sont craels , 
courageux ; ils savent braver la mort et endurer les 
fatigues. On retrouve aisément, dans cette distribu- 
tion , les quatre grandes monarchies que les Hindous 
peuvent avoir connues : le roi des hommes est T empe- 
reur de la Chine ; celui des éléphants est le grand radja 
des Indes; le roi des trésors est le souverain de la 
Perse ; et celui des chevaux est le prince des nomades 
du nord, Scythes, Huns, Gètes, Turcs, Mongols, et 
autres nations vulgairement connues sous la dénomi- 
nation de Tartares. Quant aux autres pays dont les 
Indiens ont pu entendre parier, ils les ont classés 
parmi les îles secondaires , dont ils reconnaissent huit 
principales et une infinité de petites. Les huit prin- 
cipales sont annexées deux par deux à chacun des 
quatre continents : celles qui appartiennent au Djam- 
lou dvipa senties îles du grand et du petit Chasse-mouche, 
comme les appellent les Tibétains et les Mongols, ou 
les îles du hlé et de Y orge, comme traduisent les Man- 
dchous [tchamara, avatchamara). Sur la carte du voyage 
de Hiuan thsang dans Tlnde , que les bouddhistes du 
Japon ont arrangée à lem* manière ^ on voit ainsi la 

* HncycL jap. liv. LXXXIV, p. i3. Celte curieuse carte a été pu- 
bliée par M. Klaproth dans ses Mémoires relatifs à TAsie , t. II ; mais 



ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 77 

province persane du Ghilan , le Danemark et la Po- 
logne, transformés en autant d'îles, à Touest de la 
grande Boukharie. Mais les additions de cette espèce 
que le progrès des connaissances réelles a pu faire faire 
aux descriptions e1 aux cartes de la terre habitable, 
n entrent point dans le fond du système cosmogra- 
phique, qui se compose toujours de quatre grands 
continents, flanqués chacun de deux îles plus petites, 
tous disposés symétriquement autour de la montagne 
du Pôle. 

Quatre fleuves arrosent le continent méridional ou 
Djambou dvîpa : à Torient, le Ganga (Gange), ainsi 
nommé d*un mot qui signifie maison céleste, parce 
qu*il coule d'un endroit élevé; le Sindhou, au midi; 
le Vatch ou Vadj (Oxus), à l'ouest, et le Sita (froid) 
ou Sihon , au nord. Ces quatre fleuves sortent d'un 
lac carré , nommé A neou tha ( Anoudata ) , dont les 
quatre faces sont remarquables par un animal et une 
matière qui leur sont particuliers. L'orifice du Gange 
est la bouche d'un bœuf d'argent ; celui du Sind est 
la bouche d'un éléphant d'or ; celui de l'Oxus est la 
bouche d'un cheval de saphir; et celui du Sihon est 
la gueule d'un lion de sphat'ika ou cristal de roche. 

à Tépoque où ce savant en a entrepris Texplication, on ne connaissait 
pas encore le voyage de Hiuan thsang , auquel elle se rapporte , et que 
Je n^ai retrouvé qu'en i83i. -Il n'était donc pas possible d'en éclairer 
toutes les particularités. C'est à quoi je m'attacherai dans la a" partie 
de mes Voyages des Samanéens de la Chine dans l'Inde, qui seront 
Ineatôt mis sous presse. 



78 MELANGES D'HISTOIRE 

Chaque fleuve fait sept fois le tour du lac, et va en- 
suite se jeter dans la mer : le Gange, dans la mer du 
sud-est; le Sind, dans la mer du sud-ouest; TOxus, 
dans la mer du nord-ouest, et le Sita, dans celle du 
nord-est. Aussi quelques-uns prétendent-ils que ce 
dernier s'enfonce sous terre, et que, ressortant des dé- 
serts pierreux, il forme le fleuve Jaune de la Chine ^ 

Le lac Anoudata , dont on vient de parler, et d'où 
l'on suppose que sortent les quatre grands fleuves du 
Djamhou dvîpa, a 800 li (environ 80 lieues) de cîr* 
conférence. Ses rives sont ornées d'or, d*argent, de 
saphir, de cristal , de cuivre , de fer et d autres ma- 
tières précieuses. Il est placé au nord de la grande 
montagne de Neige , c'est-à-dire de l'Himalaya , et au 
midi de la montagne des Parfums; on la nomme 
ainsi, parce qu'elle produit toute sorte de substances 
odoriférantes. On remarque qu'A y a peu de rivières 
dans le Djamhou dvîpa , qu'il y en a un peu plus dans 
le Gôdhanya, un peu plus encore dans le Vidêha, et 
que celui des quatre continents qui en contient da- 
vantage est l'Outtara kourou. 

Nous avons vu que la largeur du Djamhou dvîpa 
était de 7000 yodjanas. On ajoute que sa longueur 
du sud au nord est de 2 1,000 yodjanas, et que son 
épaisseur de haut en has est de 68,000 yodjanas. 
Sous la terre, il y a de l'eau jusqu'à l'épaisseur de 
84,000 yodjanas; sous cette eau est un feu de la 

^ Le grand Àgama, cité dans le San tsanyfà sou, liv. XVIII, p. 3 1 ▼• 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 79 

même épaîssem*; sons ce feu il y a de Tair ou du 
vent, dont Tépaisseur est de 68,000 yodjanas; au- 
dessous de cet air est une roue de diamant, dans la- 
quelle sont renfermées les reliques corporelles des 
bouddhas des âges antérieurs. Quelquefois il s élève 
un grand vent qui agite le feu; le feu met Teau en 
mouvement ; feau ébranle la terre; et c'est ainsi 
qu*ont lieu les tremblements de terre ^ 

Au-dessous de Textrémité méridionale du Djam- 
boudvipa, à la profondeur de 5oo yodjanas, sont 
les huit grands enfers brûlants et les huit grands en* 
fers ^acés, ainsi que les seize petits enfers qui sont 
placés aux portes de chacun des grands ^. On donne la 
description de ces enfers et des supplices que les âmes 
des pécheurs y endurent : cette description ressemble 
beaucoup à celles que des imaginations bizarres se 
sont plu à fabriquer dans tous les pays; mais comme 
elle est plus mythologique que cosmographique, elle 
nous écarterait trop de notre sujet. Il suffira de dire 
que ré tendue de ces enfers est, suivant quelques-uns, 
de 80,000 yodjanas en longueur et en largeur. 

Nous avons vu que les montagnes dites des Parfums 
étaient placées au nord de THimâlaya et du lac d'où 
sont supposés sortir les quatre fleuves du Djambou 
dvipa. On nomme plusieurs autres montagnes qui se 

^ L'Âgama augmenté (Hun (thseng yi a han king)^ cité dans le San 
isangfi sou, liv. XXXIII, pag. i5. 

* Hioji iêoung km, cité dans le Sou tsangfii sou» liv. XXXIII, p. 5 v. 



80 MÉLANGES D'HISTOIRE 

succèdent en allant au nord, depuis l'extrémité de ce 
continent jusqu'à la montagne du Pôle. Les uns en 
comptent sept, et les autres dix; et ceux qui adop- 
tent ce dernier nombre varient encore sur les noms 
des montagnes et sur Tespèce d'habitants qui s'y trou- 
vent. Les sept montagnes d'Or, ainsi nommées parce 
qu'elles ont la couleur de ce métal, sont, en com- 
mençant par la moins élevée : i** la montagne qui borne 
la terre ou qui contient, qui borne, autrement la mon- 
tagne en bec de poisson; on lui donne ce dernier nom 
parce qu'elle a la forme du museau d'un poisson de 
mer; elle n'a de hauteur et de largeur que 656 yod- 
janas; 2** la montagne des Obstacles, ou de la Trompe 
d'élépluint; elle a 1 3 1 2 yodjanas y de largeur et d'élé- 
vation; 3** la montagne de V Oreille de cheval, qui a 
2625 yodjanas; 4^ la montagne Belle à voir, qui en 
a 5260; 5** la montagne da Santal, de io,5do yod- 
janas; 6^ la montagne de l Essieu, qui en a 21,000» 
et 7® la montagne qui retient ou qui sert d'appui, ou la 
montagne à double soutien, laquelle a 42,000 yodja- 
nas, c'est-à-dire la moitié de la dimension du Sou 
merou, qu'elle entoiu'e, comme elle est elle-même 
entoiu'ée par les six autres ^ C'est sans doute à ces 
cercles de montagnes qu'on rapporte la division des 
sept mers : on compte la mer salée , qui est renfer- 
mée dans une roue de diamant en mouvement ; la 
mer de lait, celle de crème, celle de beurre, celle 

* Fanyi ming yi, cité dans le San tsangfâ sou, livre XXX, pag. 5 v. 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 81 

d'hydromel, ia mer qui renferme les plantes d'heu- 
reux augure, et la mer de vin^ Les livres que j'ai sous 
les yeux n entrent à ce sujet dans aucune explication. 
Un autre arrangement est celui des dix montagnes 
et des dix masses d'eau qui les séparent. Les listes qui 
se rapportent à ces deux objets ne sonl pas même 
d'accord entre elles, parce qu'elles sont empruntées 
k des ouvrages différents , et qu'on n'y attache sans 
doute pas assez d'importance pour s'être appliqué à 
en rédiger un tableau régulier et invariable. On 
compte, en allant du sud au nord : i"^ les montagnes 
de Neige [Himalaya), riches en substances médici- 
nales ; 2** les montagnes des Parfums ; 3° la montagne 
Pî iho U, qui contient toute sorte de choses précieuses; 
4** la montagne des Génies, ain^si nommée de ce que 
les génies et les immortels y font leur habitation ; 5** la 
montagne YeoU kan tho, dont le nom signifie en sans- 
crit double soutien : c'est là que se forment les matières 
les plus pures et les plus précieuses, et que demeure 
le roi d'une classe particulière d'êtres supérieurs à 
l'homme, appelés Yakshas ou Courageux; 6® le mont 
de ï Oreille de cheval, qui produit des choses précieuses 
et toute sorte de fruits ; y** le mont Ni min iho lo ou 
Soutien des limitas, riche en objets précieux, et séjour 
des génies et des nagas ou dragons ; 8** le mont Tcha- 
kra ou de la Roue, formé d'une roue de diamant, 
remarquable par ses précieuses productions, et par 

^ Fa tsi ming sou kiny, liv. XXX, pag. i6. 

6 



82 MELANGES D'HISTOIRE 

rhabitation des immortels délivrés; 9"^ le mont Ki ton 
mo ti ( veocilli perspicacitas ) , où demeurent les princes 
des Asoaras, génies opposés anx dieux; 10^ enfin le 
Sou merou, séjour des dieux ^ 

La seconde série des dix montagnes est seulement 
indiquée dans Ténuméràtion des masses d'eau cpn en- 
tourent le SckL' merou, et qui servent à expliquer com- 
ment, la chaleur du soleil étant absorbée par ces eaux, 
le fi:oid va en augmentant du midi au septentrioné.U 
y a uB/t masse d'eau entre le Djambou dvîpa et le mont 
de la Roue de diamant ; entre ce dernier et le mont 
Tiaofoa , il y a une autre masse d'eau , large de 3 00 yod- 
janas, et qui donne ilaissance à toute sorte de ^eurs-; 
il y en a tme troisième , de 600 yodjahas , entre le mont 
Tiao fou et le mont Ni mi tho Jô; une quatrième, de 
1 a 00 yodjanas, entre ce dernier et le mont du Sacrj^^ 
da cheval; une cinquième, de 6000 yot^anasy entre 
celui-^i et le mont Beau à voir; une sixième:, dé 1 d,ooo 
yodjanas , sépare le mont qu on vient de nommer et 
celui de Choa tfcî; une septième» de 20,00.0 yodjanas, 
est placée entre le mont C^a Uiiet le mont Yi cka tho 
îo; une huitième, de A 2, 000 yodjan^, entre ce der- 
nier et le mont Kieî tho h; une neuvième enfin , large 
de 84, 000 yodjanas, sépare celui-ci du niont Sou 
nierou, et renferme une grande quantité de fleurs, 
nomntément doubaraa ou lotuâ bleus ^. 

' Commentaire sur le Hoa yan hing, iiv. XLI, pag. 8. 

' Le long Agama, cité dans le San tsangfà soa, ïiv. XLIV-, pag. 30. 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 83 

Eji récapitulant la largeur assignée à ces masses 
d*eau, ainsi qu'aux montagnes qui sont placées dans leur 
intervalle, on voit qu'un espace de plus de 3 00,000 
yodjanas est supposé séparer l'extrémité septentrionale 
du Djambou dvîpa du pied de la montagne polaire 
ou du Sou merou. Cette dernière , dont le nom signi- 
fie, suivant les bouddhistes, merveilleusement haute, a 
Sfhjooo yodjanas d'élévation. Elle est, comme on l'a 
d^à vu, le séjour des dévas ou dieux ; le soleil , la lune 
et les' étoiles tournent autour d'elle, et c'est ce qui 
fait la différence des nuits et des jours , des années 
et des autres divisions du temps. 

Le soleil est habité par un adorateur de Bouddha , 
à' qui ses vertus , ses bonnes actions et sa piété ont 
mérité de renaître en ce lieu. Il habite un palais dont 
les murailles et les treillis sont ornés d'or, d'argent et 
de saphir: ce palais a 5i yodjanas de dimension dians 
fouis les sens; il est, par conséquent, de forme cu- 
bique, et c'est l'éloignement qui le fait paraître rond. 
Cinq tourbillons de vent entraînent continuellement 
ce palais autour des quatre continents, sans lui per- 
mettre jamais de s'arrêter : l'un de ces tourbillons sou- 
tient le palais du soleil, et Tempêche de tomber dans 
l'éther; le second l'arrête, le troisième le ramène, le 
quatrième le retire, et le dernier le pousse en avant ^; 
ce qui produit le mouvement circulaire. 

Il est midi dans le Djambou dvîpa quand le soleil 

* Kki chiyinpen hing, liv. XXIV, pag. 17 V. 

6. 



84 MÉLANGES D'HISTOIRE 

est parvenu en face du côté du Sou merou qui répond 
à ce continent. Le jour tombe alors dans le continent 
oriental; il commence à pointer dans le continent 
qccidental, et il est minuit dans celui du nord; les 
quatre points du jour sont ainsi déplacés successi- 
vement, à regard des quatre continents ^ La lune est 
un palais habité de la même manière que celui du 
soleil , et pareillement entraîné dans un mouvement 
circulaire autour du mont Sou merou par cinq tour- 
billons de vent qui ne lui permettent jamais de s ar- 
rêter : mais ce palais n*a que 49 yodjanas, deux de 
moins que celui du soleil, ou selon d'autres 5o, un 
seulement de moins que ce dernier; c'est à peu près 
la différence des diamètres apparents moyens du 
soleil et de la lune. Le jour de la pleine lune, ce 
palais est devant celui du soleil; et le jour de la nou- 
velle lune , ce même palais est situé en arrière. C'est 
la réverbération des rayons' du soleil qui produit la 
pleine et la nouvelle lune. Les plus grandes étoiles 
ont 1 6 yodjanas de tour ^. Les vingt-huit mansions 
lunaires sont disposées dans l'espace avec la destina- 
tion de protéger plus spécialement certains êtres , cer- 
taines professions et certaines localités. Tchitra exerce 
son influence sur les oiseaux, Souati sur les religieux 
et les hommes occupés de la recherche de la raison 
sainte, Visakha sur les eaux et les êtres vivants en 

^ Fàyaanichu lin, Hv. XVIII, pag. 18 v. 
^ Encycl.jap. liv. LVI, pag. 19. 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 85 

général; Anoarada protège ceux qui montent sur des 
chars pour aller à la recherche du profit. Les femmes 
sont sous rinfluence de Djieshiha [antarès) \ Moala ap- 
partient aux îles ; Pourva Shadha est la constellation 
des potiers; Poumawasoa, celle des orfèvres; Poushya, 
celle des rois et des grands; Aslesha se rapporte 
aux montagnes de neige et aux dragons ; Magha pré- 
side aux grandes richesses; Pourva phalgouni est la 
coastellation des voleurs, et Outtara phalgouni, celle 
des hommes de race noble; le royaume de Sourata 
est sous la protection de Hasta; les navigateurs s'a- 
dressent à Revatiy et les marchands à Asoaîni; le 
royaume de Plio leou kia (Balkh) reçoit l'influence de 
Bharani; les buffles appartiennent à Kritika, c est-à- 
dire, aux pléiades; tous les êtres vivants subissent 
l'influence de Rohini (dans le taureau); Ardra pro- 
tège le royaume de Pi ihi ho ; Mrigasiras ou Orion est 
la constellation tutèlaire des hshatryas, c est-à-dire 
de la caste militaire et des races royales ; Outtara Sa- 
dha veille sur le royaume de lao pou cha; Abhîdjit, sur 
les kshatryas et le royaume de An topo kieî na; les 
royaumes de Ying kia et de Magadha sont sous la 
protection de Sravani, et Na tche Zo, sous celle de Dha- 
nishta; ceux qui portent des couronnes de fleurs sont 
soumis à Satahhisha; le royaume de Kandara est sous 
l'influence de Pourva bhadrapada ( dans Pégase ) , ainsi 
que celui de Chulounay et la race entière des dra- 
gons, des serpents et des autres animaux qui rampent 



86 MÉLANGES D'HISTOIRE 

sur le ventre ; enfin Oattara bhadrapada préside aux 
GandharvaSy génies musiciens dlndra^ et à ceux qui 
excellent dans Tart musical ^ G*est Bouddha lui-même 
qui a révélé toute cette distribution à Brahma, le 
seigneur du monde que nous habitons. 

Georgi, Pallas, M. Bergmann, et plus récemment 
M. Schmidt , ont fait connaître en détail les merveilles 
que la mythologie bouddhique a entassées dans la 
description du mont Sou merou. Les auteurs chinois 
dont les extraits sont sous mes yeux, sont, à cet 
égard, moins circonstanciés. Les flancs du Sou merou 
sont de cristal au nord, de saphir au midi, d*or à To- 
rient j et d'argent à l'occident. Ces quatre substances 
sont ailleurs diversement orientées ; mais il semble 
inutile de s'arrêter à relever ces variations, On a déjà 
vu que sa hauteur totale était de 8d,ooo yodjanas. 
D'autres lui donnent' en hauteur et en large^^, 
3,36o,ooo Zî; car, suivant la remarque d'un auteur 
japonais, les difierents ouvrages des bouddhistes ne 
sont nullement d'accord dans la description du Sou 
merou ^. Ce mont est partagé en plusieurs étages, ha- 
bités par des dévas ou êtres divins de plusieurs degrés. 
Le P. Horace, d'après la cosmographie tibétaine , nous 
apprend que l'écliptique est supposée répondre au 
troisième des étages du Sou merou ^. Une comparaison 

^ Fàynan icka lin, cité dans le San tsan^fà sou, liv. XLVITI, p. i. 
^ EncycLjap. liv. LVI, pag. 19 v» 
* Alpkab. iib, pag. 48 1. 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 87 

mystique des dix genres de perfection des bodhisat- 
twas avec les propriétés du Sou merou porte que la 
substance de cette montagne est formée de quatre 
matières précieuses et exquises ; qu'elle a huit faces 
et quatre étages ; qu'elle est au nord de couleur d'or, 
à Torient d'argent, au midi de saphir (lieou li), et à 
l'ouest de cristal de roche; que tous les êtres, végé- 
taux ou animaux, oiseaux ou quadrupèdes, prennent 
la couleur des parties de la montagne dont ils appro- 
chent, et la gardent pour jamais sans aucun change^ 
ment; que les vents furieux qui soufflent ne peuvent 
l'ébranler; qu'elle est entourée , comme de sept cercles 
concentriques, par les sept montagnes d'or et les 
sept mers aux eaux parfumées ; qu'il n'y a que les 
dieux et les êtres qui ont acquis des facultés divines 
qui puissent y habiter; qu'elle est immuable , et semble 
veiller sur les quatre continents ; qu'elle est le centre 
autour duquel tournent le soleil et la lune pour for- 
mer le jour et la nuit; qu'elle donne naissance à 
l'arbre pho U tcJie to lo, dont l'ombrage est favorable 
aux dieux , et dont les fruits leur servent de nourri- 
ture et répandent leur parfum à 5o yodjanas; quelle 
est là première montagne formée lors de la reproduc- 
tion des mondes , et la dernière qui se détruise lors 
de Leur anéantissement ^ J'abrège beaucoup de détails 
mythologiques qui seraient déplacés ici. Le mouve- 
ment circulaire du soleil et de la lune autour de cette 

^ Hoayan kiny sou, cité dans ]e San tsangfà 50U, iiv. XL, p. 19. 




88 MELANGES D'HISTOIRE 

montagne est une circonstance qui fait assez voir que 
sa position doit être cherchée aux pôles de la terre 
et du ciel, confondus par l'ignorance de la véritable 
constitution de Tunivers. Le Sou merou est donc tout 
à la fois la partie la plus élevée du monde terrestre, 
autour duquel sont placés les quatre continents, el 
le point central du ciel visible, autour duquel se 
meuvent les corps planétaires et le soleil lui-même. 
Le nom de montagne polaire par lequel je Taî dé- 
signé précédemment, doit être pris danjs cette signî- 
fication. 

A moitié de la hauteur du mont Sou merou, c'est- 
à-dire au quatrième des étages qu'on y voit, com- 
mence la série des six cieux superposés les uns aux 
autres , lesquels constituent ce qu on nomme le monde 
des désirs y parce que tous les êtres qui l'habitent sont 
soumis également, quoique sous des formes diverses, 
aux effets de la concupiscence ; les uns se multipUant 
par l'attouchement des mains, les autres par le sourire 
ou le simple regard, etc. Au premier de ces six cieux, 
en commençant par en bas , habitent quatre dieux 
présidant aux royaumes des quatre points cardi- 
naux. Le second ciel est nommé le ciel des trente-trois, 
parce que Indra, le Jupiter indien, y fait son séjour 
avec trente-deux personnages parvenus comme lui, 
par leurs vertus , de la condition humaine à celle de 
dévas ou divinités. Le troisième ciel est appelé ciel de 
Yâma, parce que le dieu de ce nom y réside avec 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 89 

d*autres êtres semblables à lui, qui mesurent leurs 
jours et leurs nuits sur l'épanouissement et la clô- 
ture des fleurs de lotus, et qui habitent Téther. Dans 
le quatrième ciel , appelé Toushitâ, ou séjour de la joie, 
les cinq sens cessent d'exercer leur influence : c'est là 
que les êtres purifiés, parvenus au degré qui précède 
immédiatement la perfection absolue, c'est-à-dire au 
grade de bodhisattwa, viennent habiter, en attendant 
que le moment de descendre sur la terre en qualité 
de bouddha soit arrivé. Au cinquième ciel, appelé 
ciel de la conversion , les désirs nés des cinq atomes ou 
principes de sensation sont convertis en plaisirs pu- 
rement intellectuels. Au sixième enfin habite le Sei- 
gneur [Iswara), qui aide à la conversion d' autrui, aussi 
nommé le Roi des génies de la mort. Tous les êti'es 
qu'on vient d'énumérer, à l'exception de ceux des 
deux cieux inférieurs , résident, non plus sur le mont 
Sou merou, mais au sein même de la matière éthérée. 
Nous glissons sur les circonstances mythologiques qui 
se rapportent à leur existence , parce qu'on en trouve 
un bon nombre dans les ouvrages qui ont été indi- 
qués ci-dessus ^ 

Le même motif nous empêchera de nous arrêter à 
discuter quelques difl'érences qui s'observent dans 
l'indication des étages célestes qui nous restent à 
parcourir, selon qu'elle a été recueillie dans les livres 
des Hindous , des Tibétains , des Chinois ou des Mon- 

' Journal asiatique, cité ci-dessus. 



90 MELANGES D'HISTOIRE 

gols, par Palias, Bergmann, M. Schmidt, Deshaute- 
rayes , le P. Horace et M. Hodgson. Nous dirons très- 
sommairement ce qui reste à coimaitre pour posséder 
le système entier du monde , conçu à la manière des 
bouddhistes , en renvoyant , pour de plus grands dé- 
tails , au mémoire de Deshauterayes, fun de ceux qui 
ont le mieux exposé cette matière; et, pour diverses 
expUcations philosophiques qu'elle paraît réclamer 
encore, à quelques recherches que je ine propofite de 
publier assez prochainement. 

Au-dessus des six cieux du monde des désirs, com- 
mence une seconde série de cieux superposés, qui 
constituent le monde des formes ou des' coulears, ainsi 
nommé, parce que les êtres qui y habitent, bien que 
supérieurs en pureté à cefux dont il vient d'être parlé, 
sont encore soumis à Tune des conditions d'existence 
de la matière, la forme ou la couleur. On compte 
dix-huit degrés d'étages superposés dans le motidé des 
formes; et les êtres qui les habitent se distinguent 
par des degrés correspondants de perfection morale 
et intellectuelle , auxquels on atteint par quatre pro- 
cédés de contemplation , désignés sous les noms de 
première, seconde, troisième et quatrième. A la pre- 
mière contemplation appartiennent le$ brahmas, les 
nûnistres de Brahipas, le grand Brahma-roi; tous 
êtres caractérisés par la pureté morale ou l'absence 
des souillures. Trois cieux de la seconde contempla- 
tion ont de commun l'éclat ou la lumière avec diffé- 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 91 

Fentes modifications. Trois deux de la troisième con- 
templation ont pour attribut commqn la vertu ou la 
puissance. Enfin divers genres d'une perfection encore 
supérieure à celle des précédents, caractérisent les 
neuf cieuK de la quatrième contemplation. 
' Quand on a dépassé le monde des formes, on 
trouve le monde sans formes , composé de quatre cieux 
superposés, dont les habitants se distinguent par des 
attributs encore plus relevés. Ceux du premier ha- 
bitent réther; ceux du second résident dans la con- 
naissance; ceux du troisième vivent dans lanéantis- 
• aement; et ceux du quatrième, au-dessus duquel il 
ny a rien, également )exempts des conditions de la 
connaissance localisée et de Tanéaptissement qui n* ad- 
met pas de localité , sont désignés par ime expression 
sanscrite qui signifie littéralement ni pensants ni non^ 
pensants. Nous sortirions du champ de la cosmogra- 
phie pour entrer dans celui de la métaphysique, si 
nous entreprenions déclaircir en ce moment ce qu'il 
y a d*énigmatique dans ces dénominations. Il suffira 
de remarquer que tout va en se simplifiant et en s*é- 
purant dans Téchelle des mondes superposés, à partir 
de l'enfer, qui est le point le plus déclive , jusqu'au 
sommet du monde sans formes , qui est la partie la 
plus élevée. On trouve d'abord la matière corrompue , 
avec ses vices et ses imperfections ; l'âme pensante , 
enchaînée par les sensations , les passions et les désirs ; 
l'âme purifiée , ne tenant plus à la matière que par la 



92 MELANGES DHISTOIRE 

forme ou la couleur; la pensée réduite à Téther ou à 
l'espace pur; la pensée n'ayant pour substratam que 
la connaissance ; puis tout cela même anéanti dans une 
perfection qui est tout ce qu'il est donné à Thomme 
de concevoir, et qui toutefois est encore fort au-des- 
sous de celle qui caractérise l'intelligence conçue, soit 
dans son rapport d'amour avec les êtres sensibles ou 
bodhisattwas , soit dans son état absolu et libre de tout 
rapport quelconque ou Bouddha. 

Je ne dirai qu'un mot, en passant, des habitants 
qui peuplent les di£Pérentes parties de l'univers. On 
les classe d'ordinaire en six voies, qui sont: i" les • 
dévas; on a coutume de rendre ce nom par celui de 
dieux; mais il faut qu'il soit entendu que ce sont des 
êtres qui , bien que doués d'une grande puissance , de 
facultés surnaturelles et dune singulière longévité, 
sont encore soumis aux vicissitudes de la naissance et 
de la mort , et exposés à perdre leurs avantages par le 
péché. Ils habitent le mont Sou merou , et les divers 
étages célestes qui y sont superposés. 2" Les hommes. 
3** Les asoaras ou génies, qu'on distingue engandharvas, 
pishatchas, koumbandhas, yakshas, râkshasas; ils vivent 
au bord de la mer, ou au fond de l'Océan, ou dans 
les escarpements du Sou merou. 4° Les prêtâhs ou dé- 
mons faméliques, qui endurent, pendant dés périodes 
immenses, tous les tourments de la soif et de la faim; 
ils habitent au fond de la mer, parmi les hommes, 
dans les forêts , sous la forme humaine , ou sous celle 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 93 

d*animaux. 5® Les brutes. 6*" Les habitants des enfers. 
Les quatre dernières classes sont ce qu on nomme les 
quatre conditions mauvaises. A ces six classes d'êtres, îl 
faut joiodre les nagas ou dragons , qui ont une exis- 
tence équivoque entre les bons et les mauvais génies ; 
les garoud'aSf oiseaux merveilleux; les kinnaras, et 
beaucoup d'autres êtres plus ou moins parfaits, les- 
quels ont avec les précédents cela de commun , que 
les mêmes âmes peuvent successivement animer des 
corps appartenant à Tune ou à l'autre classe, selon que 
des vertus ou des péchés leur permettent de renaître 
à un degré plus ou moins élevé dans féchelle des 
êtres vivants. Il n'est pas question ici des gradations 
morales et intellectuelles par lesquelles on peut pas- 
ser pour devenir successivement Sliravaka ou auditeur 
de Bouddha, Pratyeha Bouddha, Bodhisattwa, et enfin 
Bouddha, quand on a réussi à s'affranchir des condi- 
tions d'existence auxquelles restent soumis tous ceux 
qui habitent l'enceinte des trois mondes. 

L'ensemble des trois mondes dont il vient d'être 
parlé constitue un univers. On verra bientôt pourquoi 
je suis obligé de parler ainsi , et d'employer même au 
pluriel une expression qui par elle-même se refuse à 
l'idée de multiplicité , puisqu'elle désigne à la fois tout 
ce qui existe dans la nature. L'univers que nous ha- 
bitons se nomme Savalokadhatou, c'est-à-dire , suivant 
l'explication des bouddhistes, le séjour ou le monde de 
la patience, parce que tous les êtres qui y vivent sont 



â 



94 MÉLANGES D'HISTOIRE 

soramis aiix épreuves de la transmigration et à toutes 
les yicissitudes qui eu sont la conséquence. 

Mais cet arrangement a paru trop simple, et ren- 
fermé dans des limites trop étroites ; on a donc créé 
une série de combinaisons qui agrandissent d'une ma- 
nière propre à frapper Timagination, retendue de ce 
monde que nous habitons. Les auteurs qui ont donné 
une esquisse du systènae cosniographique qui vient 
d-être exposé, ne paraissent pas avoir eu l*idée de ecs 
combinaisons. Pour les entendre, il faut se rappeler 
que le Sou merou ou la moiitagne polaire , est le centre 
autour duquel le soleil fait sa rotation avec les autres 
astres, pour éclairer successivement les quatre conti- 
nents; qu'au-dessus du Sou merou sont placés les 
cieux du monde des désirs, puis ceux du monde des 
formes, distingués en cieux de la première contenlr 
plation, de la deuxième, etc. En s' arrêtant . au pre- 
mier ciel de la deuxième contemplation, il faut se 
représenter mille montagnes polaires, mille soleils, 
mille foi^ nos quatre continents, autant de fois les six 
cieux du monde des désirs, autant de fois les trois 
premiers cieux du monde des formes , habités par les 
brahmas et par le grand Brahma-roi, le tout ensemble 
recouvert par le premier ciel de la deuxième con- 
templation : on aura une réunion de mille mondes 
habitables semblables à celui oh nous vivons, sauf les 
étages supérieurs; et c est ce qu'on nomme le petit 
cMUocosme. On me pardonnera de forger cette exprès- 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 95 

sîto, qui Fend exactement la dénomination sanscrite, 
afin d'évîfter la confusion que produiraient les mots 
de mondes et àinnwers pris en des sens différents et 
subordonnés les uns aux autres. H faut ensuite con- 
cevoir mille petits cbiliocosmes, ou un million de 
soleil»; uo miUioù de continents , un million de mon- 
tagnes polaires, un million de cieux habités par 
Brabcna,.recouyei^s par un ciel de! la troisième con- 
te^nplatibn : c'est ce qu on nomme un moyen chilio^ 
cosme.. Enfin mille moyens cbiliocosmes, recouverts 
par un ciel de la quatrième contemplation, consti- 
tuent le grand chiliocosme, qui comprend mille mû- 
lion» de soleils, de lunes, de montagnes polaires, de 
cieux de Brahma , un million de cieux de la deuxième 
CQiitaiiplation , et. mille cieux de la: troisième ^ H y 
a un passage, dans l'un des livres clasisiqués les plus 
célèbres , qui donne it entendre que Brahmai-roi , ac- 
tuellement dominateur des cieux de la deuxième con- 
templation ^ deviendra , à la consommation des siècles 
que doit durer son existence divine , seigneur du Sa- 
valokadhatou, grand Brahma-roi, à la te te ornée du 
sSûii ou' tubercule divin, souverain du grand . chilio- 
cosme^. Le grand chîlibcosme, ou, comme.on l'appelle 
ailleurs, la grande terre, repose sur un tourbillon ou 
roue de métal; cette, roue repose sur un tourbillon 
d-eau de 68,000 yodjanas d'épaisseur; celui-ci repose 

^ Le grand Agama, cité dans le San tsangja sou, liv. XII, p. ai v. 
* Fa hoa king, cité dams le San tsang fa sou, liv. XLVI, pag. i3. 



96 MÉLANGES DHISTOIRË 

sur un tourbillon d'air et de vent de la même épais- 
seur, et le tourbillon d'air est appuyé sur un tour- 
billon d'éther qui, bien qu'il ne soit appuyé sur rien, 
est contenu par l'effet de la conduite des êtres vi- 
vants dans le monde : c'est-à-dire que l'existence du 
monde matériel tient à la moralité des actions, la- 
quelle prolonge leur séjour individuel, ou les réunit 

finalement à la substance universelle. Les tourbillons 

« 

empêchent la matière de se dissoudre et de s'épar- 
piller; ils la tiennent en repos, lui procurent la durée, 
marquent ses limites et lui assurent la solidité. Le 
métal se produit au-dessus de Teau, comme la crème 
sur du lait bouillant, par l'effet du vent qui souffle à' 
sa surface ^ 

Le degré où nous sommes parvenus , et où semble 
s'être arrêtée l'imagination de plusieurs cosmographes 
bouddhistes, paraît au contraire avoir été le point de 
départ pour celle de quelques autres auteurs, tou- 
jours préoccupés de l'idée de l'infini en espace, et 
toujours renouvelant les plus vains efforts pour la 
saisir. Ceux-ci prennent l'univers tel qu'il vient d'être 
constitué, avec ses trois mondes, des désirs, des formes 
et sans formes, et tous ses cieux superposés, pour l'u- 
nité dont se compose un nouvel ordre d'univers. 
Un nombre d'univers, qui ne saurait être exprimé que 
par ces noms dont j'ai parlé en commençant ( cent 
quintillions , suivant les uns; le carré de ïasankhya 

* Fo tsou toung ki, Hoa yan king, cité liv. XVIII, pag. i5 v. et 16. 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 97 

multiplié par lui-même , suivant les autres) , forme un 
étage dans la série des univers superposés. L'univers 
tlont fait partie le monde où nous vivons occupe le 
treizième étage , c est-à-dire qu'il y en a douze autres 
an-dessous; on en compte sept qui lui sont supé- 
rieurs; ce qui fait en tout vingt étages, composant 
en8eDaJ>le un système d'univers, ou, comme disent les 
bouddhistes, une graine de mondes. Nous verrons bien^ 
tôt quelle est l'origine de cette dénomination. 

Au premier des vingt étages , en commençant par 
en bas, il n'y a qu'un seul hshma ou terrain. On dé- 
signe ainsi tout l'espace où peut s'étendre l'influence 
des vertus d'un bouddha, et où a eu lieu son avène- 
ment. Autour de ce hhma sont disposés des mondes 
en nombre égal à celui des atomes dont se compose 
un Sou merou ou montagne polaire, large et haute, 
ainsi qu'on l'a déjà vu, de 8A,ooo yodjanas. Le se- 
cond étage comprend deux kshma, le troisième trois, 
et ainsi de suite jusqu'au treizième , où est notre 
monde , et qui en contient treize , puis jusqu'au 
vingtième et dernier, qui en a vingt. Les terres de 
Bouddha sont entourées, dans chaque étage, de ce 
nombre de mondes que je nommerai alomîstiqaes 
pour abréger. Chaque étage d'univers a sa forme par^ 
ticulière, ses attributs, son nom; chacun aussi repose 
sur un appui d*une nature spéciale. Par exemple, 
le treizième étage, dont le Savalokadhatoa fait partie, 
est porté par un enlacement de fleurs de lotus que 

7 



98 hjslange;^ QTIISTQIRE 

fff}if,i^fïnent d^? tQji;ir]fjilJo^ de yçftt ^e toj^ pou- 
Jç^. ,Sop s^fipt ^t pfà^} ^ Tç^pajpe pif dft yi^, 
Sjon )^,ud(U)f ,Qst f^ydiora^)i,e Tff^^afa Yifirofchana, fstc. 
L'^ét^e ipféri^, ,ou iç ppeip^ deç ym^, repp^fç 
i|QQixi,édi^teii^pnt ^ur ia ^eur d'ui) iojLus , qu'on opf^ai^ 

j2^i?ffr d^f. pkrtf^p f)f4ciei^^9; îl a J^^ f<^f/°? ^^S^ Pf<?'T^ 
prjBç|^Uj^ç (ïj^flf iii) ; ef poipi^^ il pcci^)ç danç c,^ Jpfi^^ 1? 

BI^P? ^n P^^J^î fi?* ^^^%P^ J>^ système pn% ,de^ yipgf 
étages d^oiyçp^ p^ 1^ Doi?^ dp ^r^jï^f des paor^fl. 
Quoiqu'jJ p'pntrp ppipt ^s jpf^n pl^j[^ ^'e^^pliquer 
ips alJ4gopip? pf les pxpyesç^pi^s i^ty^tigujB? qui ^f^on- 
^.^ft* .^^ ^? cpismogr^p^ie cpn^fjtïp d^ Jq^^tç^ le^ 
autre3 p^irties djj b.0)|fjdhisn^f3 , jp np pf^is fla'epppr 
c|ier dp rpfnar^ef* qup le Jpluf e^t Temblèj^i^e ^ipj:^ 
connu 4es éjq^janajipfls j^iy^fle^, pt fie topl^e^ ie^ prct 
ductîon^ qui , du sein jJe rêtre absolu et ^ouverainje- 
ment p4?cfa}''^i ?p ffjfuiifestept <^aps rexjstence fpia.- 
tiye pt spcppdaife d|^ Sjpjjisâva. C'est aip^ qpe \^ 

rppr^sei^tations dpî^ dieffx , gj4 ?^"* F^gi^^^é^ ^9W°J^ 
des effluves ^ortip)? mip[^édi^tement j^p i^ substanpp 
djvipp , spnt consfapipppt posées pur ^ps ^^}^^ ^p 
Iptu^. De mêmp jpj , fil^ppr ^ graipp dps mp^de^ ^ 
sein du. Iqti}^^ ^ c'est , d^ps |p sy§tème p^iqthéjstique 
3^1 ^fiU? ^?«^ fÏH )?8H#lîi^fl^P » ^éclayer §pq originç 

Or,, ppmmp \^ Riî^^ipî: de^ ét^ge?. ^e cpt^p jr(fffte f(^j 

■" -' ^ . . • • 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 99 

monde$ a 1^ forme d*un^ pierre précieuse et s appuie 
sur un iotus qpi porte le aom de fletir des pierres 
précifioses , on peut voir dans cette circonstance l'ex- 
pUçatioa de cette formule mystique sur laquelle on a 
tant disserté : Om manipadmé homt Adoration, 6 pierre 
précieuse qui es dans le lotus ^ I £Ue servirait à consta- 
ter un dogme fendamentaJl, qui est la production de 
Tunivers matériel par ïèiTe absolu, et reviendrait 
k dire que tout ce qui esiste est renfermé dans le sein 
de la substance divine i qui l*a produit; la pierre pré- 
cieuse est dan$ le lotus signifierait le monde est en Dieu. 
Je reg0rde cette complication comme la plus plausible , . 
sans en rejeter pour cela plusieurs autres qui peu- 
vent trouver leur fondement et leur application dans 
d*autre^ doctrines moins relevées, mais non moins 
autheïltiques ; car ie bouddhisme admet la pluralité 

' Cette formule est rarement citée dans les livres chinois. Je ne Ty 
m point encore rencontrée , et M. Klaproth avoue n^avoir pas été plus 
heure cm (N^aaeau Jpwmal asiat, iota, VII, pag. ao6). On en trouve du 
moins la mention dans celte phrase : 

Ul uùnU imocaUon (dhirofii) deâ six ^Uabes et autres prières, et dam las 
titres de plusieurs ouvrages sacrés ou collections de formules sacrées, 
telles que le Lon tseà tcheoa (deuxième chapitre du Tcheou ou Cheou 
Itm^) , le Lou Uea chih tcheoà hing, le Lon tseu tcheoa wàng hing, le Xoa 
t$ew çhin.tch^w waag king, tous ouvrages attribués an Bodhisaitwa àéent 
yeax et à onze visages, c^esVà-dire à AvalokitesVara. Le premier de ceux 
dont j*ai transcrit les titres ayant été traduit par Hiuan thsang, qui 
vivait sous les Thang, on a ainsi la certitude que la formule des six 
fjrlltèes a été connue A la Chine dès le tu' flièqle. ' 

7- 



100 MÉLANGES D'HISTOIRE 

des systèmes , et nest, à vrai dire, qu'un composé 
de panthéisme , de rationalisme et d'idolâtrie. 

Le lotus qui pmte la graine des mondes sort de 
ïocéan des paifams, autre manière métaphorique d'ex- 
primer la même idée. L'océan des parfums est lui- 
même contenu par un nombre atomt^'^ii^ de tour- 
billons de vent; or le nombre de ces lotus qui sortent 
ainsi de l'océan chaînés de systèmes d'univers par 
myriades de myriades, est lui-même tel que, pour 
l'exprimer, on accumule le^ chi0res les plus démesu- 
rés, immense, innombrable, indicAle. On a vu que ce 
dernier ne pouvait être rendu qu'avec plusieurs mil- 
lions de zéros. C'est toujours la même manière d'ex- 
primer que d'innombrables mondes jaiUissent en tout 
sens, et dans un espace infini, du sein de la^^bs- 
tance divine. Ce qui forme le trait caractéristique 
des conceptions bouddhiques , c'est l'emploi de ces 
nombres définis dans une matière où il est absurde 
d'essayer un mode quelconque d'évaluation. La mytho- 
logie a diversement brodé le fond un peu monotone 
de ces exagérations numériques. La -mer parfumée 
qui produit les lotus, est elle-même placée dans le 
milieu d'un monde 'immense*, ses quatre côtés sont 
planes et d'une admirable. pureté.; Des montagnes en 
forme. de roue de diamant et d'une extrême solidité 
ceigpent la terre et là mer. Tous les continents y sont 
formés de Isii même substance, dure et inaltérable. 
Mille sortes de. ipierres. précieuses y répandent leur 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 101 

éclat. Là est le palais du Tathâgata, universellement 
manifesté. Dans cette terre immense , il y a dix fois 
le nombre indicible de kshma ou terres de Bouddha , 
et im nombre égal à celui des atomes du Sou merou , 
de mers parfumées, toutes remplies des choses les 
plus rares. Chacune de ces mers comprend quatre 
continents, dans lesquds coulent un nombre atomis- 
tique de fleuves , tous roulant leurs eaux vers la^droite 
en faisant un cercle. Les mers donnent naissance à 
une foulé d'univers , tous échafaudés les uns sur les 
autres , tous contenant des quantités inexprimables de 
terres .de Bouddha, de graines de mondes. Les auteurs 
des légendes où s€ lisent ces descriptions^, semblent 
ne pouvoir se lasser d'entasser les plus folles exagé- 
rations , en faisant tour à tour reposer les graines de 
mondes sur une mer parAimée , celle-ci sur une terre 
qui £iit partie d'un plus vaste système de mondes, et 
ainsi de suite. Leur intention, dans toutes ces fables, 
est évideinment de donner une notion de Tinfini en 
espace, et d'écarter les idées que le vulgaire se forme, 
d'après le témoignage des sens , des limites appa- 
rentes de la création. Mais on ne peut nier que les 
moyens . employés pour cet objet ne soient poussés 
jusqu'à l'extravagance^ Un mot sexd eût pu tenir lieu 
de toutes: ces pénibles inventions; mais ce mot n'a pas 
de sens pour le commun des hommes , et les philo- 
sophes qui s'en contentent sont ceux qui ont renoncé 

^ Hoayan hing, cité dans le San isangfà sou . liv. XLVI, pag. 8 v. 



1021 MÉLANGES D^li^lSfrOmE 

à sonder ces pro&Midieii^s inacc6£^il>iê^ à la rahon 
humaine. 

5 n. 

DE LA DURÉE DE L'UNIVERS OU DU MONDE' CONSIDÉRÉ 

•ANS LÉ TEMl»S. 



NfOiis yeiMMOS de voûr- quelle etsky sHnrstnt lis» bcmd- 
dikifites, la eoRstitutioD) antoellei et Tunivets, qu^Uie» 
SfiDAi ses parties , cpiel axvsiiigpeiiientl elles gardent entre' 
eUës, et comment: oa a'ëst efiF(0trcé"d'attemdre Vidée 
<ik Imfinij, ont dJy so^lé^r eaD pesplam Tespiace tout 
entîei! de miUièrs) de mond)e» dont) le ealcul a pour 
objjsti œmns de satisfaire ifimaginatften que de f aiceat- 
btev. Jl nous» reste à exposer maintenea^i ïerigine et! les: 
i^issîAudes que eet ensemble des moiïdést a subie» d«0 
doiti subir eneone^dans la succesBÎonidtes tempf. 

Lesi bouddMstes ont porté dansi ia^ division de la^ 
d^miele^ménore esprit d'exa^ratioivpuérilei et db pré^ 
ciaion. apparente que nouskup avoûs^vu suivre ' daiii^ 
1^) msesure de l'étendue. Lai plus petite portion' éff 
temps qu'à: sdit possible d'apprécier^ estv selon eux^ Te' 
cM-nai{kahàna)f; ili en. faut eenV. vingt pour faire uni ftti' 
Zî'Tiai Soixante thalijmhTïsxentxm lœjm^- tjoenta^lafiu 
YA&nti un mom how li to [anonhourtn); cinq: num how U ttf 
fimnentrune heure: Sfa& heures cotnposent un liyclîié^ 
mèDe:^ : ainsi Theure bouddhique* en v^uf quaH^e à^^ 
nôtnes; et sa. plus petite ^rbdivision est le ^^-^-^ 

» Tdthang Si w tt . cité dans le PianiUan. liv: BVIIi: 



ET DE LITTÈHÎA'ifcïfÈ ORIENTALES. 1^3 

d*ttié de éto^ heures, 6û ïâ 7 5* partilé «Tùne sécôncfé. 
D'autres dîvisiohi sbht dôiinées par d'àtftrés aUtèWs';* 
mais il nous paraît inulHé de lioùs' ârjèétiér à relever 
dés* <Mtef éricès. Les' Ioniques' périodes dié' iéHipà por- 
tehtléinêni^-cai^actèrë d'extraviagahce <5|tté li'ôus avonk' 
réttiàr^ùé dians' les? distances et les'itféstités d'éïénxfuë. 
Mai^, pôhr éiîi siûsir les âétriteriliy,- il' est tiéceissairé 
d-rttrér cïahs' quelques détails siïr les éîrconstan'ééà 
fàbuTéùses cjftd' servent à en éfeblii' ïa* sùp{)\ità'llon. 

hal Vie dès' liôninlres' éïait! tf abord' de 84,obô ans; 
Au bout dé cent; âtoV cette âvîtée eàt abrégée d'uii* 
aft. Elîé déciteît âîn'si d*iih an' paï sièôle, jusqu'au 
péart d'êti^é fëduité à dix àhs^ seul^éMent. H ië pà^se 
c«àt aâriëes encore , a^fès qiitti elfe augihente dé' 
nou'^éaiîr d'iiif- an, et elle sVécroît ainsi d'un an' j^^r 
sîêélë , jusqu'à éë qtf elle soit' rëVéiWie à 8ii,6Viô atisi 
Le' féiiips qiK s*écoule pendant ëëtfe dimiiiiitîoîi' ^â- 
dVteîH^ ef le rétîaWisseibeîiV quî W sbit, se'iSbttinite litf 
petit kalptf.' tia' dttféé^ dfe cette période- est ëëhsé- 
(piéihriiteiit' *é' i6',8ôb;Do6; rèpélJée vingt ftjfev etfé' 
dôhttë fe'Aittyen fâiÇ^d', dë^ 339,t^ô&;ob6 d'àtthéës^^ 

' Gt. dWéldchîh' déi^'Oit^ngolen', ^&^. i. 

* M. Sdimidt*a Afir {Gégchithte dêr Oa^UgOlénV fàg. 3t(4) que' 
moyen, en mongol downdadoa, signifiait intermédiaire; et, d'a|)l:ès cette 
idée, il en rend le nom par der Kalpa der Zwischenzeit et Zioischen- 
ÉxÛpat Ges^ex^fesàiôn iff fb'i^eï^t pas de siens S ii ny a pas de' lîaTpas' 
iàtémédiam/tM dënè'sont'detïx dtlW^'(Vdyet pltola^). Mi SéliiniAt 
a confodduia distinction deà katpas en gfkinds / petits et moyens, avec 
les noms qaou donne à ceux-ci selon les phénomènes qui s'y opèrent: 
c^eÂt ainsi 'qu il en compte six espèces. 



104 MELANGES DHISTOIRE 

Ou compte (piatre opérations de la nature , qui ont 
lieu chacune dans la durée d'un moyen kalpa , et qui 
lui font donner un nom particulier. 

* i"" L'univers se forme et s'établit : c'est le halpa dit 
de la perfection ou de l'achèvement. Le premier petit 
halpa de cette période, succédant à l'époque de la des- 
truction d'un monde antérieur qui est rentré dans le 
vide , est marqué par l'apparition d'un nuage de jpqvl- 
leur d'or dans l'espace qu'occupe le troisième ciel de 
la seconde contemplation, appelé ciel de la voix lu- 
mineuse. Ce nuage laisse échapper une grande pluie 
qui forme un immense amas d'eau au-dessus des 
tourbillons de vent, et se convertit en tourbillons 
d'eau. Il s'élève à la surface un grand vent qui amasse, 
une écume et donne ainsi naissance au Sou merou et 
aux autres montagnes. A cette époque, tous les êtres, 
vivants sont réunis dans le ciel de la voix lumineuse, 
grande lumière ; c'est le troisième ciel de la seconde 
contemplation, ou le sixième en montant dans le monde 
des former. Les dieux se trouvent pressés et trop 
serrés dans cet espace : ceux dont le bonheur com- 
mence à diminuer, c'est-à-dire qui sentent approcher 
le terme d'une carrière longue et brillante , mais non 
pas infinie et inaltérable, descendent et renaissent 
dans le monde inférieur. Le preiiiier de tous est un 
fils des dieux qui, du ciel de la voix lumineuse, vient 
plonger et renaître dans le ciel du grand Brahma : 
c'est lui qui devient le Brahma -radja de l'âge qui 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 105 

commence. La durée de sa vie dans cette qualité est 
de soixante petits kalpas , ou un milliard huit millions 
d'années. Dans la seconde division de la période de 
formation , les dieux du ciel de la voix lumineuse des- 
cendent dans les cieux de Brahma, dits de la pre- 
mière contemplation ; ils y deviennent lès ministres de 
Brahma. La durée assignée à la vie de ceux-ci est de 
quarante petits kalpas, ou de 672,000,000 d'années. 
A la troisième division de la même période , il y a de 
nouveaux dieux du ciel de la voix hminease qui des- 
cendent dans les cieux de Brahma , où ils forment la 
troupe des sujets de Brahma, lesquels habitent le pre- 
mier des cieux de la première contemplation et du 
monde des formes , en commençant par en bas ; ils 
y vivent vingt petits halpas, ou 336,ooO;OOo d'années. 
Il descend ainsi petit à petit de nouveaux dieux, qui 
viennent naître dans les cieux du monde des désirs. 
Alors ceux des dieux habitants du ciel de la voix lumi- 
neuse dont le bonheur est épuisé, sont transformés et 
changés en hommes. Us jouissent de facultés supé- 
rieures, et notamment de celle de marcher envolant; 
on les nomme en chinois Feï hing tseu tsaï^ Domini 
volando ambulantes. B n'y a parmi eux aucune distinc- 
tion de sexe. La terre fait jaillir une source dont l'eau 
est douce au goût comme la crème et le miel ; ils en 
goûtent, et à l'instant naît la sensualité : ils perdent 
leurs facultés divines , et entre autres l'éclat lumineux 
qui émanait de leur corps. Le monde se trouve dans 



i06 ÉÉLANGÉS b'H^STOiftE 

dé ^'àiiééi féttètoèS ; uri ^ifand i^érit sottfflé i lïf snr- 
feée des méf's éi icWIèVé lêtiri" éahix; !é sdïd! et ïé' 
loteié psttàîsseHt sur îètf flahcs du moïft S&at itieYoU et 
iiluriiîriëftl! ifes' qfùlili-é c'ôtilînents : àïôts iK^ iéf dk- 
tiiïcfiàiùi dû |ôtir éf dé lia Mit. 

Cé^feridarrt M êtres- vîvàâts ié d^I'écfaft*é dahs fé' 
goût des choses teri'ésti'es, ïétir éôUÏeVir dévient ^'iH- 
hié éi gi'ôàsiè^e. Hs se metflieht * liàlàngër ié i& <jùi 
est' né' iponiànéiinertl! ; iï ï'éut etf dérrt'éaré ùii' i*ésîdtf 
qtS pi^bduît îés' àî^îté'. La' pureté aWs? adtéréfe , il rfâît" 
déu* ébftditibns qui se riitJiil^erf dans' ta diflférétifcè' 
dû ibâle et de la feiïiéiré. Les' habitudes Vîofôhtéi éil'- 
gettdreàt la ébncupisééàbë , là cohabitation des épôùx. 
Pair la- Suite , ïes' dieh:< ëH éM' dfe la voix larfiîtteitié à(i& 
s<A« danisr îe' cas' de fefnaîfre , Sorif st'iktôs à hkhi^ 

* t 

dans le séM d'utfe mère*, et c'est àtoî (Jîite comtnetl'cè* 
ié'iliôdedè nâîl^sànéë qtii a liteu plàf fùtërus. AëëW 
épbque ife rife croît s^bhtané'ment; on ié côu^'e'ie'iVi'a- 
tîri , 'û TàSaSM \ë iovt\ eî fèhlaît' dfe libareau^ àpr^s^ qti'ôri^ 
IV (ibupél Le grdin à» qttStte poticéfe' dié Ibilg^; lilWfe^ 
quand raVîdîift dte^ Kbtaimeè lys* à éondiiîtfe à le réëbl- 
tët^ ëti' troji' gi^àttdô^ ctViahtité , il ^é produit dfes BalléS^ 
ef dfe? lâ'patUfe', et le rîi^ hd renaît ^lus* api'èà' aVôîr étë 
liiôîlsfedritié. Depuis fe' qùafrièlmfe jietit fcfct/pa jùstjù^aù 
Vîriglfôniéekclufeîvertleht, cliatjUy rfaZpà est itikf4dé' 
pàt^iihfeî aûgmefntatibh et* uiiiô dittilhlitîôn'dfe râ^ë*dW 
hbMttiëst (ÎVst ainsi' que ^e' passe Ik périodW de fbf- 
nîâîtîbn', ôû leprèrfiîei*'dfeô.(|ua(tre ihbyèhs Udlpti^y qùf 



ET DE LIITÉIATURÉ OBflÈWTALES. îftt 

est, ainsi (fÊlùn ïtà àéjèi v^, de 336 in^ohà <fafnh^e!^. 
3^ Vumvec^ erst dmt xm élal stàtiMna#6^ : c*esl! lef 
sevoné moj^ctif hdpa, êf^on sîpp^lé Tâgii-d'a^êt ôti de 
reposiy formé, «iMOtte k^ p^éieédeflf , ât ti^ j^etifé^ 
périodeâT âé i &S(yo/ifô6^ aâd. iD^fis k nétîiviètâe , Tâfg^er 
des faoHMKies étaAt i^éduk à Sà.éoô' ans, pârïrt le pre- 
mier Bondioliiâ , ncrmmé Eeou Isbu sùn , ou Krcécotttch' 
Imnda^ La) vie htuneiine àydWf ét^ réduite à* ko, boa 
and, parut ie sfeeoâd Bouddlia Keou na Âah tneôtt id 
{tanàka nwtxivi)\ qûandf elle ftit dfeBceridVie à 20,000' 
anss ie troisième Bouddha Kia ekë ou Kia ekë pho 
IM$*japa)' se'iwonftfa au itt^Adè; te durée dte îavîe* 
étMC veftMe^ à: cen« an», on a Vu! naitk*e le ^atrième 
Bouâ^fit (^(p-kiit'moU'ni (Shâii^a mouni)\ le BoUddhsi' 
te ïâge ^cPùtei , dfe l'époque où nous' vivons ; au* 
é&dème p^lir kalpà, quand la vie humainiel sei^à" ré- 
ékÀVe de'St^ à 8o,ooo'ans, le cinquième Boù:dcAa,Jlf? 
le ùv^M^trèjra, p^^BÎtr^ diansle tfionde; au qtiinzîèittt&' 
pelît kàipa*, à^ns là^ période dfei diminûtiorr , naîtra* le* 
sixîèitte Bonddha', Sse téenfo. ïl f aui*â aihsi, jusqu'à' 
Fa hfo\ ^^Ix auti^ès? feouddhai^, qui se su^Mcéderont- 
lig^uns^au^ autt'es, qtiî' prêchei*oot' la' doctrine et sau- 
veront lels^hottttnê^. Enfin- au- vingtième petit fcaijba, 
dstni» là période dé Fatigmentàtion , paîrâîfra Leoa tchi 
fif (Abttftîfcî), lèqnfet, suivant qtielliues-unss ne sei*â 
*1ire' que le' bodhisattwa de l'âge' actûd , Avalbki- 
te&^wara, devenu Bouddha à son tour» Eln> se mani- 
festant dans le monde , il complëtera' lisT nombre de 



V» MÉLANGES D'HISTOIRE 

mille bouddhas qui doivent paraître . dans le cours 
d*un moyen kalpa; et ainsi sera renfermée dans ies 
bornes de vingt petits kcdpas, ou de 336 millions d*a£H 
nées , la période de stabilité , sur laqueUe 1 5 1 , ooO)OOt> 
ans à peu près soût déjà écoulés, et dont il reste par 
conséquent à courir environ i85,ooo,ooo années. 

Le sujet auquel j'ai consacré ce mémoire me dis^ 
pense dy feire entrer aucune recherche sur Tavénei^ 
ment des bouddhas, sujet qui touche à la paycho*: 
logie religieuse , plutôt qu'à ]a cosmographie et à la' 
cosmogonie. Si j'en dis ici quelques mots , c est unît, 
quement sous le rapport de la succession de ces; divins' 
personnages, qui sont placés dans l'échelle des texnf». 
conformément aux idées que l'on s'est formées de 
l'enchaînement des périodes de l'existence du mondi^,.) 
On ne sera pas surpris qu'il se soit glissé des erreurs* 
et quelque incohérence dans une chronologie tout.Â^ 
fait fantastique. L'âge assigné à chacun de ces diffé^'. 
rents bouddhas n'est pas le même dans tous les^aur 
teurs; et la place qu'ils occupent dans le kalpa qui- 
leur a donné naissance change par une suite néces- 
saire de cette première variation. Toutefois, leurs 
noms et l'ordre de leur appsuition sont les mêmes 
dans les écrits des différentes nations bouddhiques,^ 
ainsi qu'on peut le voir dans les extraits des livres 
sanscrits rapportés par M. Hodgson ^ , dans oeux quj, 

^ Sapta Bouddha stotra, dans les Asiat, Res. tom. XVI » pag. 453. 
( Voy. aussi le vocabulaire d'Hematcbandra.) 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 109 

ont été tirés des livres singalais par les soins de 
M. le chevalier Al. Johnston , dans Thistoire des Mon- 
gols de Sanang Setsen ^ Les auteurs chinois, mieux 
informés peut-être de ce qui a rapport à la succes- 
sion de ces personnages divinisés, disent que Kra- 
koutchhanda , Kanaka mouni, Kâs'yapa et Shâkya 
appartiennent à l'âge actuel , que Ton nomme hian 
kié, le kàlpa des sages, à cause du grand nombre 
d'hommes qui y ont obtenu la sagesse. Dans 4'âge 
précédent , qu'on nommait tchouang yan Më , le kalpa 
des belles choses, à raison des mérveUles qu'il renfer- 
mait, il avait dû sans doute apparaître aussi mille 
bouddhas; mais on n'en nomme que trois, Pipho chi 
(Vipas'yi), Chi khifoë (Sikhi) et Pi che feou (Vis'wa- 
bhou); ces trois bouddhas, jointç aux quatre premiers 
de l'âge présent, forment le nombre de sept, qu'on 
nomme ordinairement ensemble, et auxquels on 
adresse des invocations collectives^. Sanang Setsen, 
suivant la remarque de M. Schmidt , ne nomme pas 
les trois premiers ; mais cela vient de ce qu'ils appar- 
tiennent à une période plus ancienne que celle dont 
cet auteur avait entrepris d'écrire l'histoire. Quand il 
est question des âges antérieurs, les bouddhistes ne 
s'arrêtent pas à ce nombre de sept bouddhas. Ainsi 

' Geschichiê dèr Ost*mongolen » pag. 3o6. 

* Fan mingyiy cité dans le San Uangfâ sou, iiv. XXVIII, pag. 9 v. 
^Chinitian, Iiv. LXXVII, p. 1-8. — Meyouan Ue hoang, Hv. VI, 
3* part. pag. 36 v. — Sapta Bouddha stolra, dans les Àsiat, Res» lieu 
Qté. — Vocab. d'Hémacfaandra. 



HP MÉJt-ANGfyj D'HISTOIRE 

nous ^ayops qiiie le bouddha historique SkAfya mouni, 
^wejkt 4être parvenu au çoiublie 4e U perieotiM 
paiof,i|le et wteU^ctu^Ue , ayaijt «atisfeit , iturant 119 
ftoipbye imPîepsç 4'apnéçs, ^ux devoijip que lui im- 
posait l^ii condition /s^eco^d^ir^ de bodbifsattwa , el prati - 
q\j4 avec ^u ?ulAurable dévouement toute* les ausi^ék- 
rite? qui dey^îpnt lui p^-pçupçr un Jpurle m»g sôpi^êioA 
et cputpbuer au ^alut des lêtrejs vivant^, lit durée ât 
ces épreuves est ce qu'où uomrn/e les trois asadlAya de 
kalpQs de SMkya ; ou u'a pas oublié que le mot 050»- 
Jûiyçi, signifie cent quadrillions. Le premier asankkya 
comuieupQ à uu t?ès-ançieu Sihahya Boudika, envers 
lequei yèma dç notre ShoJiyO' actuel, alors placée dans 
le corps dun ni^rcband de tuiles i exerça les devoirs 
d une pieuse hospitdiié ; ce premier asankkya eoay- 
prend Teigistence de 70,000 bouddhas » ou 7 5 âges 
du monde , et se termine à Tavénement d'un boudr 
dha du même nom qu on retrouve au nombre des 
;5ept mentionnés çi-dessus. Le second asankhya con^ 
mence à SïkM Bouddha , se continue pendant la suc- 
oession de 76,000 bouddhas, et finit avec Jan tengfoë 
(Dipankam Bouddha). Celui-ci prédit à Shâkya, alors 
vivant sous le nom de Jqu toung, qu il renaîtrait après 
91 kalpas (1,598,800,000 années) dans la qualité de 
bouddha et sous le nom de Sbâkya. Enfin lé troi- 
sième asankhycL commence à Dîpankara , renferme la 
vie de 77,000 bouddhas, et vient se terminer à Tavé- 
nement de Vipasyi, le premier des sept bouddhas 



ET DE JuITTÉRATURR O^IEl^TALES. Ml 

fiqfft \l ^ éj;jé pf^yjà plu§ I^iijt. Revenons ma^jteffs^t 
j^ l^ ^jip.cessipp 4p^ hiLjpa^ dopt se comgffse T^idstence 

3"* I^e pfond^ es|: ei^ rfiine et se 44iruit. D^ps lefi 

yipgt petits ]ialpa$ ^qnt ^e cQpi^Qse ce^te péfriode 4e 

j][estr)i^fion, U jirfr^ve làes f^t^strop}^s 4^ 4ifférent^^ 

pi^turps qifi ^pjé^fî^sent pprtaines partie^ de Tunivis^s, 

et qui sont c^u^^es p^ar despji^[?ig^jas, 4ie§ c?t^dy§q[jes , 

de y9St^3 iqpe]:^4i<^§; Q^^^P^ 9^^t le feu qui e^t la cerise 

4p çj^A cal^n^^ > e^es s'étendent jus([|i'aux cidu> de 

la pr/emière çQnten)plation, en ponui^ençaf^^ par l^ 

terre pi \e^ enfer^ , et s af^rejt^nt siu çi^l de ]^rahma. 

f pi^ ^s êtr^s 4pi^^^ 4p .^en^itjilité pas$(3pit aipsi dÛL- 

peqf kfilpas, cpn^pQsés çh^pun d'une péripde 4*»pprpifir 

.;pme^); et d'une période dp d^nutiqf). J^e$ destruc^ 

tiqps successives at|;pigpent par degpés tput0s les 

ppftjipns 4li ffW»4ei M laissapt subsister qpe la ishar^ 

pente du ^pnde ^ qu, ^pÎYfipt Tp^pression ^e Tpriginal, 

Je j:ias0 ^ Vvjifiiyejps v}de. Qviaifd l^ tPt^Uté 4ps êtres vir 

yaijt^ ^ cpfl^ipjLéjeipept dispftf»j , il reste ppçore un holpa 

4*açcroisqemei)t pt dp 41p4^^t4PP« pendant lequel le 

^q$e lufripême s'£|iiéantî|:. Cette patai^trophe finale est 

Pfépaf ^e pf^r jia ipégl^gpceté àe^ l\Çi^imes , dont les 

çxinie^ ^p^ènpnt le graf)4 inppadie. h^ ciel ne verse 

plus 4f; pivûf^ ; pe qui ^ é\^ §emé ne germe plus ; toutes 

j^ riyi^^ I lfl§ rpisseaiipi: e\ les^ SQurcp^ se tarissent ; 

la sécl^eresse sp pr<))p^ge -, pui^ un grand vent pénètre 

ju$«qi|'s)^ fqnd de ^a gfxer, pplèvp le palais du sqleil. 



112 MELANGES D'HISTOIRE 

et le porte sur les flancs dn mont Sou merou, d'où fl 
éclaire le monde ; les plantes et les arbres se dessèchent 
et tombent. C'est ainsi que commence f œuvre de des- 
truction, qui s'accomplit en sept jours. Le premier 
jour, au lever du soleil , toutes les plantes, tous les 
arbres se dessèchent et tombent ; le second jour, les 
eaux des quatre grandes mers se sèchent d'elles-mêmes 
depuis 100 yodjanas jusqu'à 700 yodjanas; le troi- 
sième, elles se retirent et disparaissent de 1000 jus- 
qu'à 7000 yodjanas; le quatrième, elles se sèchent 
pareUlement à la profondeur de 1000 yodjanas; le 
cinquième, elles sont desséchées à la profondeur de 
7000 yodjanas : le livre intitidé Agama dit qu'après 
le lever du soleil, ce cinquième jour, les eaux de la 
mer diminuent de nouveau , et qu'il n'en reste que 
comme il y en a dans le pas d'un bœuf après ime 
pluie de printemps , trop peu pour servir aux besoins 
des hommes. Le sixième jour, la terre , jusqu'à la pro- 
fondeur de 68,000 yodjanas, est réduite en fîimée 
depuis le mont Sou merou. Il n'y a rien qui ne soit 
consumé dans l'enceinte des trois grands chiliocosmes 
et <lans les huit grands enfers. H ne reste point 
d'hommes ; les dieux des six cieux du monde des dé- 
sirs ont eux-mêmes péri ; leurs palais sont vides , et 
rien de ce qui n'est pas éternel ne dure au delà de ce 
terme. Enfin, le septième jour, la grande terre et le 
mont Sou merou s'affaissent insensiblement , s'écrou- 
lent, et se détruisent jusqu'à 100 et 1000 yodjanas. 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 113 

sans qu'il en reste aucun vestige ; les autres montagnes 
sont pareillement englouties ; toutes les choses pré- 
cieuses sont consumées , dispersées , brûlées et réduites 
en vapeur. L'ébranlement s'étend jilsqu'au ciel de 
Brahma, et toutes les mauvaises conditions , c'est-à-dire 
la race des hommes, des brutes, des damnés, des 
mauvais génies , sont complètement anéanties ^ Ainsi 
finit le troisième âge du monde ou la période de des- 
truction. 

4** Le monde est remplacé par le vide ou Téther. 
Tout ce qui est au-dessous du ciel de la première con- 
templation ayant été détruit dans l'âge précédent, cet 
espace est vide et sombre ; il n'y a ni jour ni nuit, ni 
soleil ni lune; ce sont de vastes et profondes ténèbres, 
qui durent pendant la période du vide, c est-à-dire 
pendant vingt petits kalpas ^. 

. Ainsi s'accomplit la grande révolution de l'univers , 
renfermée dans quatre âges ou moyens kalpas , quatre- 
vingts petits kalpas et i,3AA, 000,000 d'années. C'est 
ce qu'on nomme un grand kalpa, période immense qui 
ne se termine que pour recommencer immédiatement 
sans interruption comme sans fin, toujours, durant 
l'éternité. Quelque longue que soit cette période , on 
a trouvé moyen d'en exagérer encore la durée par 
des comparaisons où l'imagination semble se plaire à 
multiplier les plus extravagantes hyperboles. Si toutes 

^ Fàyuaa ioha Un, cité dans le San tsangfà sou, liv. XXX, pag. 35 v. 
^ Fo Uou tottng ki, cité dans ie San tsangja sou» i. XVIII, pag. 10 y. 

8 



114 MELANGES D HISTOIRE 

les planles , tous les arbres d'un grand chilîocosme 
étaient réduits en fragments d'un pouce , et qu'on en 
prit un tous les cent ans , le halpa serait termiRé quand 
ces fragments seraient épuisés. Si tout le saUe du 
Gange I dans une largeur de quarante K, était comme 
de la farine, et qu on en prit un grain seulement par 
siècle, il fÎBiiidrait un grand halpa pour acherer de 
prendre tous les grains. On suppose une intu^aille car* 
rée dont chaque côté a cent li, et, dans l'intérieur dé 
cette muraille, un monceau de graines de moutarde: 
en en j»'enant un grain tous les cent ans , on attein- 
drait le terme d*un grand halpa. Que tout ce que con* 
fient un grand chiliocosme soit réduit en poussière « 
et qu'on prenne à chaque siècle un grain de cette 
poussière, le temps qu'il faudra pour les recueillir 
tous est égal à la durée d'un grand kalpa. Enfin ,^ qu'on 
se représente un rocher large de deux yodjanas et * 
épais d'un demi^yodjana ; que les dieux du Toushitâ^ 
vêtus d'une étoffe l^ère du poids de soixante grains 
de mfllet. Tiennent , une fois tous les cent ans, secouer 
leur robe sur ce rocher, le grand halpa sera terminé 
quand ce léger frottement aura complètement usé le 
rocher ^, Les Singalais ont adopté cette dernière image , 
et ils en citent une antre non moins gigantesque \ 
mais qu'il semble difficile d'accorder avec les idées 
des bouddhistes sur la forme de la terre. 

^ Tcâ Hong y lam, cité dans le Santsangfà Ma, L XXIV , pag. i3 v. 
* Asiaiic JôÊmal, déeen^re 1837. 



ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 115 

Les êtres qui habitent ceux des étages célestes où 
ne s^étendent pas les catastrophes qui renouvellent la 
face de Tunivers, ont une existence beaucoup plus 
longue que le grand kalpa. Ainsi, les dieux du qua- 
trième ciel de la quatrième conteniplation , dit ciel des 
êtres qui ne pensent pas (Avriha), ont une vie égale à 
5oo révolutions du monde \ Georgi, d'après la cos- 
mographie tibétaine, en cite qui sont infiniment plus 
longues encore ^, etDeshauterayes, suivant des auto- 
rités chinoises qui ne sont pas h notre disposition , as- 
signe aux habitants du quatrième et dernier ciel du 
monde sans forme, une vie égale à 80,000 révolutions 
du monde', c'est-à-dire 107 trillions 5a o billions d'an- 
nées. L'éternité n'est attribuée qu'aux seuls bouddhas* 

Je résumerai dans un tableau ce que les écrivains 
chinois m'ont ofiFert sur cette chronologie fantastique , 
que le bouddhisme place avant et après l'âge actuel 
du monde. On y trouvera les moyens d'expliquer les 
incohérences et les contradictions que M. Wilson a 
relevées entre les différents auteurs qui ont parlé des 
bouddhas anciens , et que les livres sanscrits , au moins 
ceux qui ont été déchiffrés jusqu'ici , ne permettent 
pas encore de dissiper. On se rappellera que le nombre 
des bouddhas qui doivent paraître dans chaque âge 

^ fVeî mo so cKonê king, cité dans le San UangfSi souA- XXXIIÎ , p. 1 o. 
^Àlphab, tibet. pag. 4S5. 

* Joum, asiat t. VIII, pag. 45. Comparez le Livre de Hirvana, cité 
dans le San Uangfà sou , 1. XKîl , p. 3 > t. 

8. 



116 MELANGES D'HISTOIRE 

du inonde est de mille, et que, par conséquent, mille 
bouddhas occupent un espace de i, 344, 000,000 
d'années. 

Shâkya, surnommé l'ancien : Ta konang ming (Shâkya monni) com- 
mence le premier asaakhya de son eibtence en qualité de bodhi- 
sattwa. 

75,000 bouddhas, 76 âges du monde. 

Sikhi V (le dernier des 75,000) : commencement du second asan- 
khya. 

76,000 bopddbas, 75 âges du monde. 

Dîpankara( le dernier des 76,000) Jou toung (ShâlÉya monni) com- 
mence le troisième asankhya, qui est ordinairement réduit à 
91 kalpas. 

77,000 bouddhas, 77 âges du monde. 

On connaît les noms des trois derniers des 77,000 bouddhas. Us 
ont vécu dans le 77* âge du monde, appelé Vâge des heUes choses. Ce 
sont : 

Vipas'yi \ 

Sikhi , second du nom. . > Les trois premiers des sept bouddhas. 
YisVabhou ) 

L'âge actuel , dit des sages. 

i'* période de formation. 30 kalpas. 
3* période de stabilité . . 20 kalpas. 

Krakoutchhanda, 9* petit kalpa, vie de 60,000 ans (d'autres disent 
5o,ooo). 

Kanaka mouni .... idem vie de 4o,ooo ans \ ^^ 

Kâs'yapa idem vie de 30,000 ans r quatre dernUn 

Shâkya mouni idem vie de 100 ans [ ^ 

Maîtreya lo* idem vie de 80,000 ans / **P* %>«mW*«». 

Sse tsea ( Sinha) , au 1 5* petit kalpa. 

993 bouddhas, dont les noms ne sont pas donnés. 

Yolo. 

Routchi, incarnation d*ÂvalokitesVara, 



ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 117 

Période de destnictioD , 20 petits kalpas. , 
Période de vide, 30 petits kalpas. 

Renaissance du monde, et ainsi de suite à Tinfini. 

La succession des âges du monde a donc lieu de la manière sui- 
vante: 

Grand kalpa : 7, 3 44f 000,000 d'années. 

1" moyen kalpa : période de formation, 336 millions. 

30 petits kalpas, chacun de 16,800,000. 
3* moyen kalpa : période de durée ou de stabilité, 336 millions. 

30 petits kalpas. 
3* moyen kalpa: période de ruineoudedestruction, 336 millions. 

30 petits kalpas. 
k* moyen kalpa : période de vacuité, 386 millions. 

30 petits kalpas. 
Renouvdlement du monde, autre grand kalpa, etc. 

On ne sera pas surpris de voir que , dans ce sys- 
tème, la formation et la destruction des mondes soient 
présentées comme les résultats d'une révolution per- 
pétuelle et spontanée, sans fin comme sans inter- 
ruption. Le panthéisme n'admet pas de création pro- 
prement dite, parce qu'il n'accorde pas à la cause 
suprême une existence distincte de celle de son effet, 
et qu'il tend constançiment à identifier Dieu et l'uni- 
vers, n serait pourtant intéressant de connaître ce que 
les bouddhistes pensent sur l'origine du monde, sur 
la manière dont l'unité a enfanté la midtiplicité , et 
sur les circonstances qui font que l'absolu et le relatif, 
l'étemel et le variable , le parfait et l'imparfait, l'es- 
prit et la matière, l'intelligence et la nature, peuvent 
coexister, au moins en apparence , dans les opérations 
du monde phénoménal. On ne saurait douter que les 



118 MÉLANGES D*HISTOIR£ 

grands ouvrages chinois de théologie , comme les ori- 
ginaux sanscrits, ne fournissent de curieux renseigne- 
ments sur ce point fondamental : mais les extraits 
auxquels nous sommes encore réduits en France ne 
présentent que des indications fugitives et incomplètes 
relativement à la cosmogonie ; nous voyons seulement 
que M. Hodgson a eu parfaitement raison d'admettre , 
comme base du système entier, Texistence d'un être 
souverainement parfait et intelligent, de celui quil 
nomme Adi Bouddha, ou rintelllgence primordiale. On 
ne saurait opposer à son opinion quç des arguties mys- 
tiques, fondées sur une intelligence incomplète des 
textes, ou sur des obscurités résultant moins encore 
de la difficulté de la matière que de l'imperfection du 
langage philosophique chez les différents peuples qui 
ont embrassé le bouddhisme , et qui en ont traduit 
les livres dans leurs idiomes* L'antériorité de l'intelh- 
gence à l'égard du monde peut ne pas être dans le 
temps, mais dans l'action; dire que les bouddhas sont 
des hommes divinisés , c'est oublier que les hommes 
doivent être venus de Bouddha, directement ou indi- 
rectement. Admettre même l'existence de plusieurs 
bouddhas, c'est-à-dire de plusieurs êtres parfaits, de 
plusieurs absolus , de plusieurs infinis du même ordre, 
c'est parler la langue mythologique, c'est poser une 
assertion qui peut être de mise dans les vallées du 
Tibet ou dans les steppes des Calmuques; mais c'est 
énoncer en philosophie une monstrueuse absurdité , 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 119 

un véritable non*-seas. Je me borne en ce moment à 
consigner ici, soas la forme d*une proposition, dont 
les développements m'entraîneraient loin de mon su- 
jet, le principe de la théologie bouddhique et du sys- 
tème philosophique qui y est lié, tel que me Ta fait 
concevoir ime étude assidue des livres de cette reli- 
gion écrits en chinois, et que j'ai pu me prociurer. 
L'intelligence est la cause souveraine, et la nature est 
un effieL Les légendes parlent de bouddhas par mil- 
liers; la doctrine ésDtérique n*en admet qu'un seul; et 
quand on dit qu'un être est devenu bouddha, on en- 
tend, non pas qu'il est allé grossir le nombre de ces 
divinités imaginaires, mais qu'il a atteint le degré de 
perfection absolue, nécessaire pour être de nouveau 
confondu avec l'Intelligence infinie, et affranchi de 
timte individualité et, par conséquent, des vicissi- 
tudes du monde phénoménal. C'est en ce sens qu'il 
faut «iteodre les passages suivants, qui ne jetteront 
qu'un jour bien incomplet sur la cosmogonie boud- 
dhique , mais qui sont ce que j'ai pu jusqu'ici recueillir 
i ce sujet dans le petit nombre d'écrits que j'ai été à 
portée de cojdsulter. 

Bouddha a deuK corps, l'un sujet à la joaissance, 
qui vient d'un père et d'une mère ; c'est celui qu'il a 
dans les transformations et les rapports : l'autre est la 
loi même qui est son principe et sa nature. Qu'il se 
montre ou ne se montre pas dans le monde , ce corps 
est éternel, immuable, invariable, exempt de toute 



120 MELANGES D'HISTOIRE 

modification^. Le corps étemel, perpétuellement exis- 
tait et souverainement libre, est pourvu de toutes 
les vertus , capable de toutes les actions ; antérieure- 
ment à cent, mille, dix mille, cent mille halpas, on 
ne voit pas sa naissance; après cent, mille, dix mille, 
cent mille kalpas, on ne voit pas sa fin. Le corps non 
éternel est celui que revêtent les bouddhas dans leur 
avènement [tatliâgata), quand, à leur convenance, ils 
désirent sauver et délivrer tous les êtres vivants , en 
entrant dans la route de la vie et de la mort; quand 
ils embrassent la vie religieuse; quand ils accomplis- 
sent la doctrine, qu'ils prêchent la loi, qu'ils entrent 
dans le nirvana^. Le véritable corps, comme on Tap 
pelle aussi, est identifié avec la science et la loi. Sa 
substance même est la science [pradjnâ^); elle illu- 
mine le monde de la loi tout entier. Le corps relatif 
est en rapport avec les êtres du monde extérieur; il 
sauve les vivants et les inonde dé bonnes influences; 
il s'accommode à la mesure de leurititelligence; il se 
manifeste en toute sorte de corps, comme la lumière 
d une lune unique se montre réfléchie à la surface de 
toutes les eaux. Il n y a pour lui ni départ ni venue. 
Il s'accommode aux formes des êtres, dit le Kin koaang 
king, comme la lune se réfléchit dans l'eau ^. 

^ Livre du Nirvana» cité dans le San isangfâ sou, \, IV^ pag. aG ▼. 

^ Idem, cité p. 27. 

^ Khi un lun. 

^ Hoaxan hing sou, cité dans le San tsangfS. sou, même page. 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 121 

H ne s*agit point ici de tracer le tableau des per- 
fections de la souveraine Intelligence , sujet sur lequel 
tes bouddhistes ont écrit des milliers de volumes, 
mais uniquement de reconnaître le point de départ 
de la cosmographie samanéenne. C'est, dit un au- 
teur, une chose qui n'est pas du domaine de Tintel- 
ligence, pou hho sse yi, que de savoir d'où viennent 
tous les êtres de l'univers et où ils vont, comment ils 
ont commencé et où ils doivent finalement renaître. 
C'est une chose pareillement au-dessus de l'imagi- 
nation que la formation des mondes , telle que la 
produisent les actions des mondes , telle que la pro- 
duisent les actions des êtres vivants. Après avoir été 
formés, ils se détruisent; après avoir été détruits, ils 
se reforment de nouveau. L'imagination ne saurait 
saisir cette succession non interrompue ^. On a déjà 
vu que la moralité des actions humaines influait, selon 
les idées bouddhiques , sm* la constitution de l'univers 
physique; mais cette notion étrange, qui se représente 
souvent , n est nulle part expliquée à fond, L'avidya, 
c'est-à-dire l'ignorance , l'obscurité morale, le contraire 
de la science, est présenté partout comme le principe 
de l'individualité psychologique , et l'on y rapporte 
paiement la formation des mondes. L'ai;û2ja primitif 
et radical [ken pen wou ming)y dit un autre écrivain ^, 

^ Thseng y A han hing [l'Âgama avec augmentation) , cité dans le 
•San isanjfâ sou A. XVIII, pag. 33. 

' Pi pho cha lun, cité dans le San tsangfâ sou, 1. XLV, pag. i. 



122 MÉLANGES DHISTOIRE 

date du terme sans commeDcement. £a un instant, 
inopinément, une longue nuit produisit une obscurité 
telle que la véritable nature fut méconnue; elle en- 
gendra toutes les erreurs et toutes les passions. Un 
autre ouvrage du premier ordre, le Lenj jan, Idng ^ 
donne tm aperçu plus étendu, mais presque inintei* 
ligibie : « Tous les êtres , dit-il , étant contenus dans 
« la très-pure substance de la pensée , une idée suigit 
(( inopinément et produisît la fausse lumière. Quand 
<(ia feusse lumière fut née, le vide (féther) et lobs- 
i( curité (le chaos) s imposèrent réciproquement des 
« limites. Les formes qui en résultèrent étant indéter- 
« minées , il y eut agitation et mouvement. De là na- 
ii quit le tourbillon de vent qui contient les mondes. 
A L'intelligence lumineuse était le principe de solidité , 
tt d*oii naquît la roue d'or qui soutient et protège k 
« terre. Le contact mutuel du vent et du métal pro- 
« duit le feu et la lumière , qui sont les principes des 
« changements et des modifications* La lumière pré- 
^(cieuse engendre la liquidité , qui bouîlloime à la 
t surface de la lumière ignée, d'où provient le tour- 
a billon d'eau qui embrasse les mondes de toute psut. 
« La même force que celle des actes produits par les 
« êtres vivants , fait que ces mondes s'appuient sur le 
«vide et s'y soutiennent en repos. D y a des hûjus 
«pour leur formation et leur destruction. Détruits, 

' Gilé èuk% le San. tttmffà wa, 1. Xil, p*g. aS v. 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 125 

«ils 66 reforment; formés, ils se détruisent de nou- 
« veau. Lem* fin et leur commencement se succèdent 
«sans interruption : c est ce qu'on nomme la succefr^ 
«sion des mondes. ^ 

Cette exposition, dans le goût de lancienne pby* 
sique» &est ni plus ni moins absurde que les cos- 
mogonies des épicuriens et des pythagoriciens; son 
principal mérite est d*être entièrement dégagée de 
toute idée mythologique. Il y reste bien des choses 
que le défaut de commentaires nous empêche de 
saisir avec sûreté : de ce nombre est le rapport que 
Ion indique toujours entre la moralité des actions et 
la production des effets matériels. Le monde repose 
sur Téther, comme les actions humaines s'exercent 
•ur le vide; éther et vide sont deux expressions équi- 
valentes et que représente un seul mot chinois. Il y 
faut joindre la notion d'esprit, qui n a pas non plus 
de signe arrêté dans la langue chinoise. Tout est vide, 
tout est illusion pour Tintelligence suprême. Uavidya 
seul, avec les erreurs et les passions qui en naissent, 
donne aux choses du monde sensible et pour les in- 
telligences dégradées et individualisées , une sorte de 
réalité passagère et purement phénoménale. En ce 
point viennent converger pour les bouddhistes tous 
les principes de lontologie , de la morale et de la cos- 
mogonie. En ce qui concerne cette dernière science , 
on voit, à travers les brouillards d'un langage énig- 
matique , ressortir l'idée d'une double cause de tout 



124 MELANGES D'HISTOIRE 

ce qui existe, savoir, Tlntelligence suprême, Bouddha^ 
et l'ignorance ou Terreur, avidya, qui donne naissance 
aux existences individuelles, aux erreurs, aux affections, 
en un mot aux illusions de toute espèce qui cons- 
tituent le monde sensible. Ce dualisme représente, 
dans notre langue ordinaire, V esprit et la matière, 
mais conçus sous un point de vue qui a besoin d*être 
exposé dans un travail particulier. 

Mais ce qui mérite d'être remarqué , c'est que l'uni- 
vers et ses parties, une fois formés par l'influence de 
Y avidya, se développent, prennent leur accroissement 
et leur configuration , se maintiennent, s'altèrent et se 
détruisent par une sorte d'action interne et sponta- 
née , sans aucune intervention de la part de l'Intelli- 
gence suprême. Les effets matériels sont subordonnés 
aux effets psychologiques; et c'est en ce sens que, 
selon les bouddhistes, les erreurs, les passions et 
les vices circonscrivent, bornent et prolongent les 
opérations du monde phénoménal. Le monde, d'après 
cette idée, est comme ime vaste- machine dont tous 
les ressorts sont mus par des causes morales , que ces 
causes ont montée, et qu'elles finissent par détra- 
quer, dans un temps donné, par une action détenxii- 
née, avec des circonstances identiques; car tout porte 
à croire que les destructions elles reproductions suc- 
cessives de l'univers sont considérées comme roulant 
dans un cercle immense, où l'enchaînement de causes 
et d'effets renouvelle indéfiniment des phénomènes 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 125 

semblables. On appelle lois (en chinois /a, en sanscrit 
dharma) les rapports qui lient les effets aux causes , 
tant dans f ordre physique que dans Tordre moral, 
ou, pour parler plus exactement, dans Tordre unique 
qui constitue Tunivers. Nous disons , dans im sens ana- 
logue , les lois de la nature, et, parla, nous entendons 
l'attraction, les propriétés inhérentes à la matière, les 
conditions de Texistence organique. Les bouddhistes 
entendent encore parle même mot, la naissance des 
individus, la formatioQ des mondes, la transmigra- 
tion des âmes , Teffet des erreurs et des vices , de la 
science, de la vertu. On voit par là ce que signifie 
cette phrase qu'on rencontre souvent dans les lé- 
gendes des bouddhas et des bodhisattwas : Il connais- 
sait à fond toutes les lois. Il ne s'agit nidlement de lois 
civiles ni même de lois religieuses , mais de lois répu- 
tées naturelles , dont la connaissance approfondie, telle 
qu'on Tattribue aux intelligences purifiées , entraine 
avec elle la science du passé , du présent et de Tave- 
nir, une véritable intuition. 

n y a, au reste, dans le fond même des idées boud- 
dhiques, une objection contre Téternité du monde, 
que les théologiens de cette religion ne semblent 
pas avoir prévue, ou du moins contre laquelle je 
ne vois pas qu'ils aient songé à se prémunir. La du- 
rée de Tunivers est subordonnée à Texistence rela- 
tive, qui est la condition d'existence des individus, 
puisque leurs actes influent sur la constitution de cet 



126 MELANGES D'HISTOIRE 

univers et sur les périodes qu*il parcourt. ^ tous les 
êtres rentraient dans le repos réel et définitif, à Tîm- 
tant les phénomènes cesseraient et Tindividuali^é dis- 
paraîtrait dans le sein de l'existence absolue. Or, ce 
changement s'opère à nos yeux, bien qu'avec une 
lenteur extrême ; car, à chaque âge du monde , mille 
^lus distincts, dans chaque chiliocosme, atteignent 
la perfection morale, le rang d'intelligence parfaite, 
et perdent ainsi leur condition individuelle. C'est 
autant de moins dans la classe des êtres imparfaits , 
hommes, brutes, génies, démons, dieux; et alors 
même que le nombre de ceux-ci serait infini , comme 
celui des âges du monde est pareillement infini , on 
conçoit un terme où tous les êtres , sans exception, 
seraient devenus bouddhas , où par conséquent Boud- 
dha seul subsisterait, et où le monde aurait cessé 
d'exister. 

Vraisemblablement la réppnse à cette difficulté est 
que l'émission balance et balancera toujours les effets 
de l'absorption ; qu'à mesure que le suprême Bodhi 
éteint dans certains êtres privilégiés les conditions 
fatales de l'existence individuelle, cette même obs^ 
curité indéfinissable qui préside à l'émanation des 
êtres, répare, au moyen de certaines illusions, les 
pertes que le monde des sens a souffertes; qu'en tin 
mot Yavidjra ou l'obscurité primordiale est coexis- 
tante avec le Bouddha ou l'Intelligence infinie. C'est 
h ce dualisme, si peu satisfaisant pour la raison, 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 127 

fondé même sur une véritable contradiclion dans les 
termes , qu'aboutissent toutes les explications des pan* 
théistes. On ne voit pas comment les bouddhistes y 
auraient pu échapper. Cest aux personnes qui ont en 
leur possession les traités de théologie bouddhique 
dans leur intégrité , à nous apprendre si telle est la 
doctrine fondamentale qu on y enseigne , relativement 
à ce d<^pne fondamental des deux principes. 

On raconte ailleurs un peu différemment les catas- 
trophes qui signalent la destruction des mondes. On 
en distingue trois petites et trois grandes. Les petites 
calamités sont la famine, la peste et la guerre. Quand 
Fàge des hommes» qui est actudUement sur son dé« 
cours, puisque de 84»ooo ans il est déjà réduit à 
cent, sera descendu jusqu'à trente ans» la pluie du 
ciel cessera : la sécheresse qui en résultera empê- 
chera les fdantes et les légumes de renaître; on ne 
verra plus d'eau , moins encore en trouvera-t-on pour 
sa boisson et ses aliments. Par cet effet de la des- 
tinée, un nombre immense d'hommes mourra, et ce 
sera la calamité de la famine. Lorsque la vie sera ré- 
duite à vingt ans , des épidémies et toutes sortes de 
maladies s'élèveront à la fois et feront périr une infi- 
nité d'hommes. Enfin, quand la vie moyenne n'aura 
{dus qu'une durée de dix ans , les hommes se livre- 
ront aux querelles et à la guerre. Les arbres et jus- 
qu'aux plantes deviendront des armes entre leurs 
mains , et ces armes leur fourniront les moyens de 



M 



128 MELANGES D'HISTOIRE 

s*entre ^ détruire ; il en périra de cette manière un 
nombre immense ^. 

Mais ces calamités, quireyiennent périodiquement 
dans le cours d'un kalpa, ne sont rien auprès des 
trois grandes catastrophes. La première est opérée 
par le feu dans Fespace de sept jours : c est celle dont 
on vient de voir la description; elle s'étend jusqu'aux 
cieux de Brahma ou de la première contemplation. 
Sept incendies de cette espèce ayant eu lieu à la fin 
d'autant d'âges du monde, lorsque le huitième en est 
venu à la période de destruction, la pluie conunence 
à tomber en gouttas grosses comme les roues d'un 
char> et, en même temps, le tourbillon d'eau qui est 
au-dessous de la terre s'accroîtra en bouillonnant, dé- 
bordera au-dessus du grand chiliocosme , et s'élèvera 
jusqu'aux deux de la seconde contemplation, qu'il 
remplira et qui s'y fondront entièrement, comme 
ie sel se dissout dans l'eau. Après sept grands cata- 
clysmes comme celui dont on a parlé , et sept autres 
destructions du monde par les flammes, l'univers 
s'étant reformé et approchant de nouveau du terme 
assigné à son existence, un orage s'élèvera du sein 
du tourbillon de vent inférieur; et, en même temps, 
l'influence des actions de tous les êtres vivants venant 
à cesser, le vent soufflera de toute part; le grand 
chiliocosme et jusqu'aux cieux de la troisième con- 
templation (les quinze premiers cieux) seront battus 

^ Fà yuan tcka lin» cité dans le iSaii tsangfà sou, 1. XIII, p. li! 



ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 129 

de la tempête et anéantis de façon qu'il n*en reste 
aucun vestige^. On peut entendre de deux manières 
la succession périodique de ces trois modes de des- 
truction de Tunivers. Ou bien il y aura de suite sept 
incendies , puis sept déluges , et enfin sept ouragans , 
en tout vingt et un âges du monde ; ou bien , les sept 
premières destructions étant opérées par le feu , la 
huitième sera due à Teau; puis sept déluges répon- 
dant à quarante-neuf destructions par les flammes , 
seront, à leur tour, suivis d'une catastrophe produite 
par le vent, ce qui renfermerait le cycle entier des des- 
tructions de l'univers dans le nombre de cinquante- 
sept âges du monde ou soixante et seize milliards six 
cent huit millions d'années. Je n'ai pas trouvé dans les 
livres chinois le moyen de lever cette incertitude, 
qui, connue elle s'applique à des nombres auxquels 
on n'aperçoit aucun élément régénérateur, et qui ne 
correspondent à rien de réel, ne sera sans doute ju- 
gée d'aucune importance. 

Les deux paragraphes dont se compose ce mé- 
moire, font voir que les bouddhistes ont poursuivi , 
à l'égard du temps comme de l'espace, l'idée de l'in- 
fini, sans imaginer, pour rendre cette idée acca- 
blante, d'autre procédé que celui de la numération 
portée à un degré d'exagération qui touche à la fo- 
lie. C'est un caractère particulier de l'esprit de ces 
sectaires, que d'avoir affecté de placer partout des 

^ Fà yuan tclUi Vin^ cité dans le San isan^fâ son,\, XIII, pag. i s. 

9 




130 MÉLANGES D'HISTOIRE 

nombres définis dans leur énprmité, çpnune si des 
notions précises leur avaient été révélées pour la sup- 
putation des époques et des distances. On voit aussi 
qu'il n*y a aucune idée scientifique s^u fond de toutes 
ces théories sur la pluralité des ipondes et la série des 
révolutions qui les anéantissent et les reproduisent 
alternativement. Les étoiles jouent, dans la cosmogra- 
phie , un rôle trop secondaire pour qu'on puisse ima- 
giner que l'uranographie ait mis les bouddhistes sur la 
voie; et la constitution du globe, et même sa forme, 
leur sont trop complètement inconnues, pour qu au- 
cune notion géologique de quelque valeur ait pu se 
mêler à leurs systèmes. Il ne fatit donc pas , à l'exemple 
de quelques auteurs < parier des révolutions physiques 
selon les bouddhistes, de l'étendue de notre planète, 
des changements survenus à la surface du globe , et 
des mondes qui peuplent Tespace, comme si les sama- 
néens avaient été éclairés par les lumières de la géo- 
logie moderne ou 3e l'astronomie sidérale. Leurs con- 
ceptions, presque toujours absurdes et gigantesques, 
ne manquent parfois ni de grandeur ni de magnificence. 
Elles sont, en général, infiniment au-dessus des no- 
tions grossières qu'on a prêtées aux bouddhistes en 
les jugeant d'après leur idolâtrie popidaire ; mais la 
métaphysique a été leur guide unique dans l'un comme 
dans l'autre cas. S'ils ont touché à quelques-uns de$ 
résultats de la science européenne, c'est qu'il est des 
vérités auxquelles on arrive par tous les chemins ; et 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 131 

s*ils ont cru lunivers infini dans l'espace et dans la 
durée, c'est que Tidée du fini n est pas, en réalité, plus 
facile à concevoir que Tidée opposée. La saine raison , 
en pareille matière, conseillerait de s'abstenir; mais 
ce conseil n'est pas à l'usage des sectes religieuses. 



0- 




132 MELANGES D'HISTOIRE 



OBSERVATIONS 

SUR LES SECTES RELIGIEUSES DES HINDOUS. 

Le nom de religion indienne est une expression qui 
a été jusqu'ici prise dans un sens collectif, ^our dé- 
signer une croyance et un culte diversifiés presque à 
rinfini. Une première et très-ancienne division , con- 
forme au génie même du polythéisme, distingue les 
dogmes populaires et les préceptes pratiques, des doc- 
trines philosophiques ou de pure spéculation. Cette 
distinction prévaut dans les Védas mêmes, où Ton re- 
connaît une partie pour les rites et une autre pour la 
théologie. Le culte que le peuple rendait à différentes 
divinités donna naissance à différentes associations 
qui formèrent des groupes isolés dans fagrégation 
générale. Le conflit des opinions sur des matières où 
la raison humaine a toujours trouvé d'insurmontables 
difficultés a produit une divergence semblable dans 
la classe des idées philosophiques, et formé les di- 
verses écoles qui ont été successivement en faveur. 
On peut supposer qu'il se passa quelque temps avant 
que le culte adressé à une divinité en particulier fût 
autre chose quune simple préférence, et emportât 
ridée de la supériorité de l'objet auquel on le rendait, 
au détriment ou à l'exclusion des autres dieux. D*un 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 133 

autre côté, les opinions controversées étaient plutôt 
des matières de curiosité que de foi , et n'étaient re- 
gardées ni comme incompatibles entre elles /ni comme 
subversives du culte public. Ainsi, l'unité du tout, 
malgré les difiérences de détail, demeura intacte, et 
le brahmanisme continua d'exister dans son ensemble, 
les adorateurs de Siva et de Vishn'ou , aussi bien que 
les partisans des doctrines du Nù^a et du Sankhya, 
reconnaissant implicitement l'autorité des Védas , et 
se considérant eux-mêmes , et réciproquement , comme 
étant des membres orthodoxes de la communauté des 
Hindous. 

Aux incohérences intrinsèques du système, il s^en 
est, de temps en temps, ajouté d'autres, qui ont menacé 
de le dissoudre et de le détruire de fond en comble. 
Telle a été parfois l'adoration exclusive des anciennes 
divinités ou de quelqu'une de leurs formes plus ré- 
centes , ou même l'introduction de divinités entière<- 
ment nouvelles. Les Poarânas ont particulièrement 
exercé cette triple influence , non-seulement en ha- 
bituant ceux qui les suivaient à élever l'objet de leur 
culte spécial au-dessus de tous les autres , mais en 
attribuant aux dieux mêmes des sentiments d'animo- 
sité envers ceux qui oseraient leur contester cette 
prééminence. C'est ainsi que, dans le Bhâgavat, ceux 
qui professent le culte de BJiava (Siva) sont déclarés 
hérétiques et ennemis des Shastras sacrés. Le Pourân'a 
du Nénuphar est particulièrement hostile à l'égard de 




134 MELANGES D HISTOIRE 

Visbn'ou : on y lit que la vue même de Vishn'ou'excite 
rindignation de Siva , et que cette indignation nous 
plonge dans un enfer holrrible; nous devons donc 
éviter de prononcer jusqu'au nom de Vîshn ou. H est 
vrai que lé même livre enseigne ailleurs une doctrine 
toute contraire , et que les sectateurs de* Vishn'où y 
relèvent le passage dix il est dit que celui qui aban- 
donne Vasoudéva pour honorer un autre dieu est 
comme l'insensé qui, ayant soifi creuserait un puits 
sur les bords du Gange. Au milieu de ces conflits, le 
culte de Brabma a disparu , aussi bien que celui dû 
panthéon tout entier , si Ton en excepte Vishn'ou , 
Siva , Sakti , ou leurs modifications. Encore même , 
pour les deux premiers, les représentants pu les sym- 
boles Tout emporté sur les prototypes^, et Krishna , 
Bâma ou le Linga sont presque les seules formes 
sous lesquelles Vishn'ou et Siva soient honorés dans 
beaucoup de parties de Tlnde. 

La diversité d'opinions ne fit pas moins de progrès 
que celle des pratiques , et six écoles hétérodoxes dis- 
putèrent la prééminence en philosophie à leurs frères 
orthodoxes. Ces écoles, sm* la doctrine desquelles il 
reste de l'incertitude , et dont l'énumération est aussi 
suj ette à quelque variété , paraissent être les différentes 
branches de saougatas ou baoudhas , des arhatas 01; 
djaïns, et des varhaspatyas ou athées, qui nient Texis- 
ténce des dieux et d'une vie future , et rapportent la 
création à l'agrégation des quatre éléments. 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 135 

La divergence des doctrines dans les écoles hété- 
rodoxes aurait rencontré pea d'opposition si elle eût 
été bornée à des matières spéculatives, attendu la 
latitude d'oj^iniôns qui caractérise le système brah- 
maniquCp Mais le fondateur de Técole des athées , 
Vrihaspati , attaqua tout à la fois les Védas et les 
brahmanes , avança que tout le système hindou était 
une invention des prêtres, occupés de s'assurer à eux- 
mêmes des moyens d'existence. L'Âgnihotra , dit -il , 
les trois Védas , le Tridandas , l'usage de se fi'otter de 
cendres, n'ont d'autre objet que de former un patri- 
moine en faveur de ceux qui n'ont ni intelligence 
ni caractère. On ne peut, ajoute-t-il ailleurs, donner 
d'autre raison des cérémonies que les brahmanes ont 
instituées pour les morts, que letu* envie de se procu- 
rer im patrimoine , et encore les trois auteurs des Vé- 
das étaient des bouffons , des misérables et des pervers; 
et il cite des passages à l'appui de cette assertion. 

De leur côté, les baoudhas et les djaînas, dédai- 
gnant également les Védas et les brahmanes, les pra- 
tiques et les opinions des Hindous , renversèrent l'an- 
cien panthéon , et se créèrent pour eux toute une classe 
de divinités. Leurs agressions provoquèrent des res- 
sentiments : chez les brahmanes , on ne parla des écrits 
de ces sectes qu'avec toute sorte d'expressions de 
haine et de mépris, et elles furent toutes anathéma- 
tisées comme entachées d'erreur et d'athéisme. Des 
mesures plus efficaces que les anathèmes furent prises 



136 MÉLANGES D'HISTOIRE 

Contre les dissidents. Les partisans de Vrihaspati, 
n'ayant aucun culte, évitèrent aisément T orage; noiais 
sa fureur anéantit les baoudhas de THindoustan, et 
il est évident que les djaïnas n'y échappèrent qu'avec 
peine, quoiqu'ils aient trouvé le moyen d'y survivre 
et qu'ils soient maintenant en état de le défier. 

Personne n'a encore entrepris d'exposer la suite 
inextricable de ces variations. Il n'a pas même été 
possible de réunir tous les renseignements qu'on 
trouve à ce sujet dans les livres écrits en sanscrit, 
en persan , ou dans les dialectes provinciaux de 
l'Hindoustan. On s'est borné à déterminer l'état ac^ 
tuel de la religion populaire dans quelques-unes des 
provinces soumises au gouvernement du Bengale; 
et, dans cette vue, on s'est particulièrement attaché 
à deux écrits composés en persan par des auteurs 
hindous, et l'on s'est efforcé de compléter les no- 
tions par des emprunts faits à d'autres ouvrages du 
même genre, ou par des explications recueUlies de la 
bouche des naturels. Le premier de ces deux écrits 
est de Sîtal sinh , mounshi du radja de Bénarès ; et le 
second, plus complet et plus satisfaisant, quoiqu'il 
laisse beaucoup à désirer, est dû à Mathourà nâth, 
dernier bibliothécaire du collège hindou de la même 
viUe. Quelques-unes des lacunes qui se trouvent dans 
ces deux livres ont été remplies en consultant surtout 
une compilation très-populaire, ou plutôt un cata- 
logue des célèbres dévots de la secte de Vishn'ou, 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 137 

lequel a été rédigé dans un dialecte hindi très-diiE- 
ciie, il y a deux cent cinquante ans, et qu'on a com- 
paré à ce qu'était , en Europe , la Légende dorée , ou 
aux actes des saints dans les siècles d'ignorance. 

Mais les savants qui se sont occupés de l'étude du 
temps présent ont cru devoir la faire précéder de 
quelques recherches siu* l'ancien état des sectes in- 
diennes. Es ont reconnu que quelques ouvrages de 
controverse , d'une époque rapprochée des événe- 
ments qui y sont relatés , pouvaient jeter du jour 
sur ce sujet. Ils en ont particulièrement compulsé 
deux, l'un d'Ananda giri, disciple célèbre de Sankara 
Atcharya lui-même , celui qui passe pour avoir com- 
battu et finalement réuni toutes les sectes de son 
temps , et l'autre de Mâdhavâtchâryâ , écrivain dis- 
tingué et très-connu , qui vivait dans le commence- 
ment du XI v*" siècle. 

Au temps de Sankara, les deux grandes divisions 
des vaîshanavas et des saivas (sectateiu:s de Vishn'ou 
et de Siva) , étaient partagées chacune en six sections ; 
les six sectes vîshnouvistes , subdivisées elles-mêmes 
en pratiques et spéculatives , ne formaient pas moins 
de douze classes d'adorateurs de Vishn'ou , divinité 
unique et suprême. Le nombre des sectes de cette 
espèce est encore à présent très-considérable, mais il 
est fort diflScile d'en faire concorder la classification 
^ec les listes données par Ananda giri. On peut en 
dire autant des six sous-sectes de sivistes énumérées 



138 MELANGES D'HISTOIRE 

par cet auteur. D indique encore des adorateurs de 
ft'ahma, qu'il serait aussi di£Beile maintenant de ren- 
contrer dans f Hindoustan , qu il l'est de trouyer des 
temples exdusiyemait dédiés à cette divinité. Lès 
adorateurs d'il^îou du feu ne subsistent pas non plus 
conmie secte distincte : on rencontre seulement un 
petit nombre de brabmanes agnûmiras, qui gardent 
iefea de famille, mais qui, & cela près» se conforment 
en tout aux pratiques de la dérotimi populaire. San- 
kara eut encore à combattre des adorateurs du solefl, 
qu'il distribue en six sections , suivant qu'ils révé- 
raient cet astre à son lever, comme ofirant Timage 
de foahma ou du pouvoir créateur; à midi, comme 
étant Isioara, la faculté destructive et r^énératrice ; à 
son coucher, comme étant le symbole deVishn'ou 
ou de l'attribut de la conservation; ou dans ces trois 
points, comme représentant le Trimourti ou les trois 
attributs divins à la fois ; ou dans sa qualité d'être 
physique et de corps céleste, ayant des cheveux, une 
barbe , etc. ou enfin comme étant seulement l'em- 
blème d'un luminaire inlellecluel , seul objet de 
leur culte et de leurs pieuses méditations. Les sectes 
vouées à Ganésa étaient aussi au nombre de six, et 
ce nombre revient souvent dans cette énumératîon. 
Les adorateurs des divinités femelles du pouvoir divin 
paraissent avoir été aussi nombreux que dans les 
temps modernes. Il y a peu de doute cjue , par i'efiet 
du temps et de la présence des dominateurs étrangers, 




ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 139 

le caractère féroce ou licencieux de plusieurs pra- 
tiques du culte indiea ne se soit considérablement 
adouci ; et si^ d'odieuses coutumes sont encore en vi- 
gueur, on les dérobe du moins à Tœil des observa- 
teurs » et les plus atroces ont complètement disparu. 
On rencontre donc rarement , et seulement dans les 
hautes ridons de TLide, le mendiant nu, barbouillé 
de cendres funéraires , armé d'un trident ou d'une 
épée, portant à la main un crâne vide , dans lequel il 
a bu la liqueur enivrante'qui trouble sa raison , prêt , 
en un mot , à exécuter toutes sortes de crimes et de 
violences. Ces traits désignent les kâpâlikas , sectaires 
dont il est souvent fait mention dans les traités de 
controverse d'une époque qui a précédé au moins le 
X* siède. 

Les autres classes de sectaires combattus par San- 
kara étaient divers genres d'infidèles dont quelques- 
uns existent encore publiquement, et qui se sont 
peut-être conservés tous en secret. La liste en est 
intéressante pour distinguer les opinions que, depuis 
leur disparition réelle ou simulée , on a fréquemment 
confondues entre elles. Telles sont celles des tchâr- 
vûkas, du Sanya Vadis, des saougatas, des kshapanakas, 
des âjdinas et des haoadhas» Les premiers affirmaient 
le vide et la non-existence de l'univers. Bs ensei- 
gnaient l'athéisme, et, suivant M. Wilson, le maté- 
rialisme. Ds avaient existé depuis une période recu- 
lée, et ils existent encore aujourd'hui. Les saougatas, 




140 MÉLANGES D'HISTOIRE 

confondus, même par des auteurs indiens , avec les 
baoudhas , tenaient pour des opinions qu on sait aussi 
avoir été communes aux djaînas. Toute la monde 
était chez eux dans une tendre bienveillance pour la 
nature animée. Le portrait idéal que Ton trace du 
fondateur de cette secte est celui d*un homme d*un 
embonpoint considérable, avec une petite tête, pro- 
bablement, dit l'auteur, pour caractériser le génie. 
Les kshapanakas sont des baoudhas ou des mendiants 
djaînas, professant une sorte de religion astrologique, 
dans laquelle le Temps était la principale divinité , et 
tenait à la main, comme signe de sa puissance, une 
sphère armillaire et un cadran. On attribue à ses sec- 
taires une opinion soutenue par les baoudhas sur le 
mouvement de descente de la terre au travers de 
Tespace. En parlant des djaînas, on ne dit rien de 
leur division actuelle en digambaras et swetâmbaras^; 
et quant aux baoudhas , ils avaient été enveloppés avec 
les djaînas dans ime persécution qui eut lieu dans 
rétat de Roudrapour, au temps de Sankara , mais sans 
sa participation. 

Une longue série de sectes renferme celles qui ne 
s'écartaient de Torthodoxie que par un culte plus 
particulièrement adressé à des divinités secondaires. 
Ces sectes n'existent plus maintenant ; et , bien que 
les objets de leur adoration puissent être considérés 
comme remplacés, jusqu'à un certain point, par les 

' Voyez le Journal des Savants de juillet 1838 , pag. 389. 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 141 

idoles locales des villageois, on ne peut s'empêcher 
de reconnaître qu'une grande partie du panthéon 
indien a joui jadis d'honneurs qui lui ont été enle- 
vés depuis des siècles. De ce nombre sont Indra, 
Kouvera , Yâma , Varoun a , Garoud'a , Sesha et Soma , 
qui tous, dans l'âge d'or de l'idolâtrie indienne, avaient 
des temples et des adorateurs. Le culte badin et sé- 
duisant du dieu d'amour parait surtout avoir été très- 
populaire autrefois, puisque ses temples et ses bo- 
cages consacrés occupent beaucoup de place dans les 
récits , les poèmes et les drames de l'antiquité. C'est 
un trait singulier et caractéristique de la religion in- 
dienne, dans son état présent, que si, dans certaines 
circonstances, elle paraît devenue moins féroce, en 
d'autres , elle a cessé de s'adresser aux plus aimables 
penchants de l'espèce humaine et aux sentiments 
naturels et innocents du jeune âge. Les bouffonneries 
du Hofy, et la barbarie du Tchérak Poadja, rendent 
mal la sympathie que, dans tous les pays, l'homme 
éprouve aux approches du printemps , et qui a donné 
naissance à la fête de Vasanotsava; et l'hommage li- 
cencieux rendu à Sakti et à Bhairava n*a rien qu'on 
puisse supposer agréable à Kama et à son aimable 
compagne, ou conforme au culte qui semble leur 
avoir été voué dans les temps anciens. 

Outre les adorateurs des divinités secondaires, il 
y avait encore une variété de sectes qui adressaient 
leurs dévotions à des êtres d'un rang inférieur, et dont 



142 MÉLANGES D'HISTOIRE 

aucune n'existe plus comme formant une association, 
quoiqu'on rencontre encore des particuliers, compris 
ou non compris dans les autres classes religieuses , qiii 
portent leur adoration à des objets de la même na- 
ture. Ainsi ïon trouve par hasard des personneiJ qui 
honorent Téther comme divinité suprême ; dans bieii 
des sectes on paye un tribut d'hommage aux mânes, 
aux génies , pour en obtenir le don d'un pouvoir sur- 
naturel ; aux esprits follets et aux loups-garônas. H ne 
paraît pas que Ton pratique , sous une forme quel- 
conque , le cidte de la lune et des étoiles , des élé- 
ments et des divisions de l'univers; mais celui des 
lieux saints et des rivières est aussi populaire qu'A 
l'a jamais été. 

On peut , suivant un célèbre écrivain anglais *, 
attribuer la disparition de plusieurs des sectes qui 
viennent d'être indiquées , et les changements surve- 
nus dans la croyance ou les pratiques des actes , aux 
efforts de Sankara et de ses disciples : non que le but 
de ce réformateur ait été de supprimer lés actes dé 
la dévotion extérieure ou la prééminence accordée , 
selon les cas, à queique divinité particulière; mais 
le dogme principal qu'il enseignait était la connais- 
sance du Brahme para Iràhme , comme étant la cause 
unique et la régulatrice suprênàe de l'univers , distincte 
de Siva, de Vishn'ou , de Brahma , ou de tout autre 
individu faisant partie du panthéon. Avec cette notion 

* M. Wilson, Aâiatiù Besearches» t. XVII, pag. 179 et suiv. 



Vl:. hw 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 143 

fondamentale , il laissa subsister sans les troubler, en 
vue de la faiblesse humaine et de la difficulté qu on 
trouve à s*élevei;^usqu'à Tidée d'une première cause 
inaccessible pour la raison , les observances , les rites, 
le culte particulier de certaines divinités qui étaient 
recommandés par les Védas , ou qui n*étaient pas en 
opposition avec le texte de ces livres sacrés. Us re^ 
curent même de lui une sorte de sanction; et ses 
disciples établirent, par sa permission expresse, une 
classification des croyances indiennes , qui est regardée , 
de nos jours, par les brahmanes instruits, comme 
renfermant les seules formes régulières et orthodoxes 
qui conviennent à la religion. Ainsi, poiu* nen citer 
ici que quelques-imes , T adoration de Siva fut établie 
par Paramata Kâlânala , qui enseignait à Bénarès ; les 
opinions des vaïsbnavas furent autorisées par plu- 
sieurs prédicateurs , dont Tun paraît avoir introduit 
une modification du culte de Yishu'ou dans le per- 
sonnage de Krishna; on permit même à Batouka- 
nath, partisan des kâpàlikas , d'attirer des prosélytes 
aux pratiques honteuses de ces sectaires, 

L*état actuel des sectes religieuses des Hindous 
semble permettre de les rapporter toutes à trois 
grandes classes , celles des vaïsbnavas , des saîvas et 
des saktas ; on rejette seulement dans une quatrième 
classe celles qui ne peuvent rentrer sous aucune de 
ces divisions principales. Il faut remarquer que les 
noms assignés aux partisans de celles-ci n'indiquent 



144 MÉLANGES D'HISTOIRE 

pas seulement la dévotion orthodoxe à Tégard de 
l'être divin qui en est Tobjet , mais un attachement 
spécial, exclusif jusqu à un certain point, et qui, par 
là , constitue un genre particulier d'hétérodoxie. 

Ainsi donc , à Texclusion de ceux qui professent 
un culte régulier pour des dieux pareillement con- 
formes à la règle, on compte vingt sectes de vaïshna- 
vas (vishnouvistes), neuf sectes au moins de vaïvas (par- 
tisans de Siva), quatre sectes de saktas, et dix sortes 
de sectes mélangées , dans lesquelles on compte en- 
core neuf subdivisions ^. Notre intention n est point 
de présenter ici une analyse des doctrines propres aux 
quarante-trois branches principales actuellement exis- 
tantes de la croyance indienne. 11 nous su£Bra de i*e- 
lever quelques traits propres à caractériser le génie 
de la nation et Tesprit de Tidolâtrie asiatique. 

La première des sectes qui appartiennent aux ado- 
rateurs de Vishn ou fut fondée par le réformateur 
Râmânoudja, dans le milieu du xii* siècle. Un prince, 
qui régnait alors à Sri ranga, fort dévot à Siva, or- 
donna k tous les brahmanes de ses états de signer 
un acte pour reconnaître la suprématie de sa divinité 
favorite. Des présents et des menaces- triomphèrent 

• 

^ Quelques traités populaires comptent autrement les modifications 
delà croyance populaire : ils en indiquent vingt-quatre parmi les brah- 
manes, douze parmi les sanyasis, et autant parmi les vaîraghis, dix- 
huit parmi les sauras , et autant parmi les djangamas , et douze parmi 
les djoghis ; en tout cent six sectes. 



ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 145 

de la résistance de quelques vaîshnavas récalcitrants. 
Râmânoudja , qui ne voulut pas se soumettre , allait 
être pris par des hommes armés; il s échappa, à Taide 
de ses disciples , et se rendit à la coiu* d*un souverain 
de Maïsor, attaché à la secte des djainas. Ayant réussi 
à délivrer la fille de ce roi dun démon dont elle était 
possédée, il gagna la confiance du roi lui-même, et 
le convertit au culte des vaîshnavas. Ce culte, tel qu'il 
a été établi par Ràmânoudja, s'adresse k Vishnou, 
considéré comme étant Brahma lui-même , et à son 
épouse Lakschmi, ainsi qu'aux différentes incarna- 
tions de l'un et de l'autre , séparément ou conjointe- 
ment; et cela donne encore naissance à de nouvelles 
subdivisions dans la secte même. Ce qui caractérise 
plus particulièrement les vaîshnavas , c'est le soin 
extrême qu'ils mettent à la préparation de leurs ali- 
ments, fls ne doivent pas prendre leurs repas étant ha- 
billés de coton ; mais , après s'être baignés , ils revêtent 
de la laine ou de la soie. Généralement les disciples 
de Ràmânoudja font leur cuisine eux-mêmes; et si, 
durant la préparation , les mets viennent à fixer l'atten- 
tion d'un étranger, ils les jettent à terre, et s'interrom- 
pent à l'instant. Un semblable excès de délicatesse se 
retrouve chez d'autres classes d'Hindous, notamment 
dans quelques familles de radjpouts, sans néanmoins 
y être porté tout à fait au même degré. On sait que 
toutes les sectes indiennes ont un mantra, c'est-à-dire 
une formule, une phrase, un mot, dont la commu- 



10 



146 MELANGES D'HISTOIRE 

nication faite par le maître aii disciple constitue une 
sorte d'initiation. Cette communication se fait à voix 
basse, et ne doit pas être transmise légèrement aux 
profanes. Le mMtrâ dés sectaires dont nous parlons , 
est en sk syllabe^ : Ont Râmâya 'hamàh,' oral « salut 
à Rama! » En râppottant leâ formides initiàtoireis 
de plusieurs autres sectes, les savants anglais qui ré- 
sident daiis rihde expriiiiént eux-mêmes q^tielqués 
doutes sur leur exactitude : les Hindous ont une si 
grande répugnance à les faire connaître , qu'ils né se 
font àucim sbrupule de mettre fin atix questions par 
une fiiusse coiifidéhce. Des hommes aii-dessus du 
préjugé à regard de toute autre chose ont tant de 
peiné à prendre sur eux de dévoiler le inantrà, que 
leur sincérité, quattd ils s'y décident, est loin d'être 
à l'abri du soupçon. 

Les ïégehdes qui se rapportent aux principaux 
personnages honorés par les sectaires méritent d'être 
consultées ; ces légendes , quoique remplies des traits 
les pluô extravagants et les plus puérils , sont pour nous 
d'un hadt intérêt , parce qu'eUes contribuent à jeter 
du jour sur l'esprit d'un peuple qui, à lui seul, a fia* 
venté plus de fables peut-être que toutes les autres 
nations du mondfe, et dont les conceptions sont' sou- 
vent loin de porter ce caractère d'élégance ingéùièusé 
qu'on s'est plii à leur* attribuer. Diverses ci^bODis- 
tances , rapportées pair les légendaires , peuvent leiinf 
lieu de dates; en établissairt des synbhrohismiés dîi 



ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 147 

des rapports de succession et dlantéfiorité entre les 
différents: ;personhages dont les noms sont mention- 
nés danâiles ii^endes» La même source nouisi fom*nit 
ausai un certain nombre de matériaux pour une bi» 
bUothèque religieuse • qui n'est encore qu'à l'état d'é^ 
ba^he/et où Ton devrait réunir ies titres de tous 
les ouvrages qui. sont connus pour jouir de quelqûts 
autorité' parmi' lies sectaires des> différentes classes. 
Malheur«isement ïhistoire civile • et littéraire des 
Hindous se mbiltre ici avec les désavantages qu'on a 
tant ddifois relevés; c'est-à-dire qu'un même fait, ou 
la compositioci d'un même livre , ne sauraient; à quet 
ques siècles ^prèsv être déterminés d^imé manière ceri- . 
taine.La multiplicité des renseignements,'' qui aug- 
mentent tontifiueliement , dissipera peut-^tre quelque 
jour une partie de cette obscurité; maié, dans l'état 
actuel des choses , aucun critique européen ne saurait 
entreprendre ce travail avec quelque espoir de succès. 
Auinombred^ livres ]es plus curieux que nous 
a fait connaître rhistoiré :des sectes religieuses ; sont 
les SâUiis.dè Kabir, l'un des principaux docteurs db 
la secte dea Kabir Panthis. Les ouvrages de cette 
école forment, une suite nombreuse de sujets d'é- 
tudes^potir ceux qui ènsuif^ent les principes. Dieu y 
est àppçlé il?iter,i(criiltérieup,* ce qui était en tout e^t 
en qui toui.est,» c'est-à-dire, le premier être existant 
parsoi-métn et comprenant tous des autres. Djyôiisk 
esti'éiéiiient lumineux dans 'kquel il s>'est manifesté^ 

lO. 



148 MELANGES D'HISTOIRE 

et sabda le son primitif ou la parole qui exprime son 
essence. La femme est mâyâ, le principe de l'erreur 
ou de l'illusion. Le passage qui suit est relatif à Tim- 
puissance des dieux secondaires. La femme est mâyâ, 
fille, née d'elle-même, de la divinité première, et tout 
ensemble mère et femme de Brahma, de Vishn'ou 
et de Siva. On reconnaît aisément, dans ces pas- 
sages et dans d'autres du même genre, les idées qui, 
sous des noms différents, ont été enseignées à diffé- 
rentes époques dans l'Asie occidentale. Il y aurait 
aussi matière à de curieux rapprochements dans les 
sentences morales que les disciples de Kabir lui attri- 
. buent : parmi celles-ci plusieurs contiennent des prin- 
cipes nobles et judicieux. D'auti*es sont exprimées 
dans un style métaphorique qui les rendrait inintelli- 
gibles sans le secours d'un commentaire. 

L'idée que l'on se formera des variations de la 
croyance indienne, soit d* après les ouvrages que 
nous venons d'indiquer, soit d'après les savantes 
recherches publiées par MM. Ward, Golebrooke et 
Wilson, répondra mal peut-être à l'opinion que 
quelques personnes ont encore du génie religieux des 
Hindous; on n'y trouvera ni cette fixité invariable 
qu'on lui attribue , ni cette sublimité que , d'après im 
petit nombre.de passages extraits d'ouvrages philoso- 
phiques , on se plaît à reporter sur le système entier. 
L'étude approfondie des monuments, à laquelle on 
commence à se livrer, réduira ces notions flatteuses 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 149 

à leur juste valeur; et les brahmanes, tant exaltés 
par des écrivains qui se sont constitués leurs panégy- 
ristes, perdront, quand on les connaîtra mieux, cette 
haute renommée de sagesse, de pureté, de vertu, 
qu'on leur a faite assez gratuitement, et qui est si peu 
compatible avec Tesprit d'une caste sacerdotale toute 
plongée , sauf les exceptions individuelles , dans les 
contradictions d'un idéalisme absurde, d'une gros- 
sière idolâtrie et d'un polythéisme inextricable. 

Les bouddhistes , qui certainement ne valent guère 
mieux que leurs rivaux, quoiqu'ils aient écarté quel- 
ques-unes des institutions les plus révoltantes du 
brahmanisme, commencent aussi à être appréciés 
d'après des textes précis et des autorités incontes- 
tables. On peut ranger dans cette classe l'inscription 
de la grande cloche de Rangoun, monument boud- 
dhique appelé Schouî da gon , situé près de Rangoun , 
et le plus célèbre du pays. La première cloche dont 
il soit question avec quelque détail, dans les tradi- 
tions du pays , fiit donnée par un roi de Pégu , il y a 
plus de trois cents ans : son poids était de 407 ton- 
neaux 19 quintaux 2 quarts e% 6 livres (environ 
816,000 Uvres); son diamètre était d'environ 20 
pieds, la profondeur de l'intérieur de 26 pieds, et 
la circonférence de plus de 60 pieds. Cette cloche, 
si les mesures qu'on en rapporte ne sont paa exagé- 
rées, eût donc pesé près de trente-deux fois autant 
que la célèbre cloche d'Erford , ou plus de sept fois 



é 



150 MÉLANGES D'HISTOIRE 

autant que cette de Péking^^ et deux et trois fois 
{dus que celle de Moscou. Le son, suivant la tradi- 
tion du pays, eh était déchirant pour les hérétiques. 
Un étranger, nommé Zenga^ vint pour l'enlever avec 
une flotte de se{>t vaisseaux : il réussît à la jeter en 
bas, et à la traîner jusqu'à une petite crique à un 
mille à lest de Rangoun; mais, quand on voulut la 
mettre à bord, elle fut submergée et perdue pour 
toujours. La même chose manqua d'arriver, pendant 
la dernière guerre, à iat cloche par laqudle on avait 
remplacé Tancienne ; elle tomba pareillement dans 
rbau'àu moment où on voulait la tran^orter à botd 
d'iiil vaisseau; mais, après qu^elle fut restée plusieurs 
mois à r embouchure' de la ■ ♦ rivière , «on parvint à 
la retirer, et on la i^établit à sq placev L'inscription 
quelle porte est en douze lignes de gros eai^ctères 
gravés siir la circonférence. On y voit que la grande 
cloche, appelée Màha fcanda, fiit fondue- par les 
ordres du roi, deux mille trois cent vingt ans après 
l'établissement de la dispensation religieuse (de Gâu- 
tama) , 1 1 38 de l'ère commune. Le reste 'de l'inscrip- 
tion contient un magnifique éloge du prince, une 
longue énumératiôn dé ses titres , de toutes ses belles 
qualités, et des provinces soumises à sa puissance, 
ainsi que le récit des circonstances relatives au place- 
ment de la cloche ; le tqut paraissant , dans l'origi- 

* Comparez Kirclier, Chin, illust pag. 2 23. — Mayerberg, Iter in 
MoscKoviam, p. 36; Voycige en Moscovie, p. 115-117. 



ET DE LfTTpï^ATURE ORIENTALES. 151 

oaly çppQtpiis dam ûnje seule pljirase doQt la traduction 
r^emplirait cinq pages in-A**. 

. La population du I^lipol, pays eacor^ peu connu, 
se partage comme d'elle-même en deux fqimijje^, 
ce|l(B des? montagaards qui suivent la foi des hrah- 
jif ânes i et peUe de^ewars^qu j^abit^s primitifs , <jui 
sont attachés au culte de Bouddha. L*<esprit du poly- 
théiisxne , généralen^ent acpomipodaiit, Test particu- 
lièrement daps le Nippl,.et les légendes ou traditiOps 
locales de Tune 4es sectes y sont très-facilemeot ap- 
propriées À l'autre sectie ; de sorte qu il devient diffi- 
cile d'en découvrir la véritable source. H y a aussi 
beaucoup de formules et de pratiques qui compqsent 
une sorte dp propriété commune , et que lç$ bra}i- 
mane&i compae les bouddhistes, ont également adop- 
tées. Ces çirco];ij^tances donnent beaucoup de prix ^ 
des écrits originaux , tels que les trois ouvrages qu^ 
M. Hodgson a recueillis dans le Nipol , et àdrçss^s à 
la S,oçijété asiatique de Calcutta. Ces trois qpuspule§ , 
rémois d^s un Sjeul volume, sont en sanscrit,»^ 
accoi^pagnés d'ime glose en newari, où, beaucoup 
de terpg^ purement sanscrits se sont introduits. Ijp 
prenciijejf est un rituel pour les observances du hiii- 
tiëme jour de la quinzaine ou du deipi-mois hinaire; 
le second contient vingt-cinq stances ou invocations 
aux divinités tutélaires du Nipol , et le troisième , Té- 
loge des sept bouddhas. Les deux derniers sont très- 
courts. 



152 MELANGES D'HISTOIRE 

Les nombreux ouvrages théologiques qu'on trouve 
au Nipoi, et qui, suivant M. WUson, doivent être, 
pour la plupart, rédigés en tibétain, et non en sans- 
crit, comme l'a pensé M. Hodgson, contribueront 
peut-être à jeter du jour sur l'immense hiérarchie 
des divinités bouddhiques, en permettant d'établir 
upie synonymie ou concordance entre les dénomina- 
tions qu'elles portent dans les deux langues princi- 
pales en^ usage parmi les sectateurs de Bouddha. Ce 
serait un moyen précieux pour faire toiu'ner au pro- 
fit de l'histoire du bouddhisme les renseignements 
philosophiques ou mythologiques qui nous viennent 
de l'Orient ou du nord de l'Asie , en les rattachant à 
des êtres sdlégoriques ou symboliques, dont le nom, 
d'après l'étymologie indienne, nous dévoilerait la na- 
ture et l'origine philosophique ou populaire. Jusqu'ici 
ce genre de secours, indispensable à la reconstruc- 
tion du système, a été tout à fait insuffisant; et 
le nombre toujours croissant des dieux de tous les 
degrés et des saints de tous les genres, dont on a 
recueilli les dénominations dans les livres indiens, 
tibétains, barmaiis, tartares, chinois ou japonais, n'a 
fait qu'embrouiller ce qu'on cherchait à éclaîrcir, en 
multipliant , si l'on ose ainsi parler, les êtres du pan- 
théon bouddhique , par le nombre des nations qui 
lui ont voué im culte, et qui, chacune, ont voulu le 
natm^aliser sur leur sol et dans leur idiome. 

La tradition répandue dans le Nipol est que le 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 153 

corps entier des écritures monte à quatre-vingt-quatre 
mille volumes; mais cela doit s entendre, ainsi que 
nous l'avons dit ailleurs , de la totalité des ouvrages ré- 
vélés , lesquels sont conservés dans le ciel , plutôt que 
de ceux qui ont été réellement donnés aux hommes. 
On les connaît sous le nom de Bouddha vaichana, pa- 
roles de Bouddha. Shàkya sinha (Ghoskia) a le pre- 
mier mis ces livres par écrit , et il est , à cet égard , 
pour le bouddhisme ce que Vyasa est pour le brah- 
manisme. Shâkya est le dernier des sept bouddhas pro- 
prement dits, quoiqu'il ait paru depuis lui un grand 
nombre de taihâgatas (avenus). Il est le discoureur par 
excellence. Les distinctions établies entre les livres 
sont celles de Soûtra et de Dharma, d'Oupades'a et de 
Vyâkarana. De tous les écrits bouddhiques existants 
dans le Nipol, les plus importants dans la classe des 
traités spéculatifs sont les cinq Khand, auxquels il 
faut ajouter, comme ouvrage narratif, le PradjM 
pâramitaf dififérent, selon toute apparence, dun livre 
asiatique que nous possédons à Paris sous le même 
titre. Neuf ^fcarmiw sont cités comme étant, de la part 
des bouddhistes du Nipol, l'objet dW culte, sans 
qu'on sache les motifs de cette préférence. L'un de 
ces derniers, le Lolita vistara parait être la source 
primitive d'où sont sorties, par des canaux divers, les 
différentes versions de l'histoire de Shâkya sinhà qui 
sont venues à la connaissance des Européens. 

On compte neuf sortes d'ouvrages religieux , dont 




184 ;v..îM^BLANGES D^ffl ^^ 

}fS3 JÂtrQ9 ai^noncept dû gence. particulier de ccm^po- 
fÀt\om. hes Soutras sont Aes premiers de tous, et oc- 
cupei^tle mêfbe Tang'que les ¥édas chez les biah- 
me^n9&i vLes Geyus sont' des ouvrages à la louange 
dses bouddhas <ét deb bodbisat&^asi, dans un langage 
s«Qumisvà ia mèsuire , abalogue au â^ifoiGorÎTuiai Les 
l^i^orana^ soBt dôs natràtioiisrdatives'aizi différentes 
ilaiaséifiees deiShâkya avant son entrée dans le iV^tr- 
vinià , ainsi^qu'aux autres bouddhas et bodfaisatti^âs. 
h^» GàShâs ^ntr-des^récits ou contes moraux. Les 
(hd^nas tcditéat àe la nature et des attributs des 
bapddha»,vsous la 'forme de di^logujes éiltré im d'eux 
^i^cin idisoiplei hés. Nidânas fonicônnaîtreies ^csruses 
^«^yénémeûtà, par ex^mple^^y pour(pioi Sfaàkyà de- 
i¥(tfrtrlbuddbai:'.d'efit^qu-d pratii;^ charité et les 
mitï^f^jPâramitai , e'est-à-drré ies moyens de passer à 
H autre ^rd^ o)x d*ééhapper>à H toondition des mortels. 
iiél» JE^oofttoi^ 'Sont des explications ou commentaires 
$ityec dfs conohisioDs. hes' Djdtdkas traitent des ^ac- 
tioj^s 'qui ont «u lieu lors dés précédentes ndssances. 
Les; !Kaipoulias eiNposeixt ieé différents procédés pour 
aequéririies bdens^de ce monjde et du monde à venir. 
hes.AdbhouiaihcuTnas s<^t consacrés smx événement 
9uroatui^ls;iiles jluediinad,' aut fruits des actions /et 
les Oiç^iM&sW/ à la 'doctrine ësotérique;' 

On (soupçontiait depuis dbngtemps Texistehce d*un 
grand nombre de trsdtésde cette espèce, et Ton sa- 
vait que le Gan^our et * le Dandjoar, ouvrages qu'on 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. W5 

dit maîntenaot transpcxi!tés â Gàlciutta, n'étaiéirt, en 
plôft^ île cent gros^ Volumest, qù^iiné sorte de sommp 
ou > de coinpendiam r d e • ia /doctHnrT renfermée - ^ans 
le» ;Evres bouddhiques. Mais les découvertes Élites 
ffsa^M» Ht/dgsdnr^ et les acquisitions nombreuses qu'il 
a. proieurées'aàx bibliothèques ane^aises de Tlnde, 
oiiyrenf une miné •immense ^ inépxdsable peut-être, 
efiicàjan te idir moins pour la multitude des' matériaux 
qu^les obligeht d'accumuler avant de songer à 
ébaucher Fhistoire 'd'une religion dbnt on n'a pu ju- 
ger ici que sur de bien faibles échantil}^s. Un seul 
imVrage ^ dims la vaste collection qu'il a formée , est 
d'im intérêt piurennent Ibcal; lés autres , quoique re- 
€U!^Uis dai!is le Nipol, sont de ceux qui ont cours 
chez^^ toutes les nations bouddhiste^. On conviendra 
qu*il serait désorfaau* bien téméraire de vouloir pro- 
noncer définitivement sur les points essentiels du 
dbgnae, à Taide de quelques lambeaux tirés de tra- 
ductions plus ou moin^ incomplètes , qu'on a pu 
hitëi dés livres bouddhiques en chinois , en mongol 
ou en tibétain , quand les plus fortes assertions peu- 
vent' se trouver démenties dans quelque texte original 
d'ntié plus grande autorité. La critique aiœa désormais 
à garder, sur ce sujet', des précautions dont elle s'est 
crue trop souy eut dispensée jusqu'à présent par l'ab- 
sence totale dés monuments originaux. 

Suivant M. Hodgson\ le bouddhisme spéculatif, 

* Asiatic. Researches, vol. XVI, pag. 435. 



156 MELANGES D HISTOIRE 

en tant qu'il a pu Tétudier dans le Nipoi , comprend 
quatre systèmes très-distincts sur Torigine du monde , 
la nature de la première cause , la nature de Tâme et 
sa destinée. Les swabhâvikas nient l'existence d'une 
substance immatérielle. La matière est, selon eux , la 
substance unique ; elle a seulement deux modes , le 
pravritti ou l'action , et le nirvritti ou le repos. La 
matière est étemelle aussi bien que ses propriétés , 
qui possèdent non -seulement l'activité, mais l'intel- 
ligence. Dans l'état de repos et abstraits de tout être 
visible et palpable , ils sont rendus tellement subtils, 
et doués de tant de force et d'énergie, qu'il ne leur 
manque que la conscience et les perfections morales 
pour devenir des dieux. Quand , de leur état propre 
et durable, ces propriétés passent à leur mode ac- 
cidentel et transitoire d'activité , les belles formes • 
de la nature ou du monde commencent leur exis- 
tence, non par une création divine, ou par l'efiFet du 
hasard, mais spontanément; et les formes cessent 
quand les propriétés en question repassent de l'état 
d'activité à celui de repos. La révolution de l'un de 
ces deux états à l'autre est éternelle, et l'existence 
comme la destruction des êtres visibles en est l'efiet. 
Les hommes sont doués de conscience : ceux qui ont 
gagné l'éternité du nirvritti ne sont pas considérés 
pour cela comme les régulateurs de l'univers, qui se 
gouverne de lui-même, ni comme juges ou média- 
teurs à l'égard des autres êtres retenus encore dans le 



ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 157 

pravfitti. Chacun est Tarbitre de sa destinée; le mal 
et le bien étant simplement attachés par des liens 
indissolubles au vice et à la vertu. Les moyens de 
parvenir à l'abstraction complète sont les tapas, ou 
Tabolition de toute impression extérieure, et les dyan, 
ou la méditation pure. 

Les Pradjnikas penchent à considérer le nirvritti 
comme un état divin dans lequel Thomme parvient 
à être plongé par absorption, pradjnâ, la réunion de 
toutes les propriétés actives et intellectuelles de l'u- 
nivers. Les Aîshwarikas admettent une essence imma- 
térielle, suprême, infinie, intelligente, AU Bouddha, 
que quelques-uns considèrent comme une divinité 
unique, tandis que d'autres lui associent le principe 
matériel, également pensant et étemel. De l'impor- 
tance plus ou moins grande attachée, soit aux actes, 
soit à la méditation considérée comme moyen de 
salut, dérivent les noms de Kârmikas et de Yâtnïkas, 
donnés à deux sectes qui ne dififôrent guère que sous 
ce point de vue. La transmigration des âmes est 
généralement reçue, ainsi que leur absorption défi- 
nitive: mais en quoi sont- elles absorbées? Dans le 
Brahmey disent les brahmanes; dans le S'ounyatâ, ou 
le Swabhawa, ou le Pradjiiâ, ou dans Âdi Bouddha, 
selon les quatre sectes , c'est-à-dire , dans la matière 
même , ou dans ses propriétés réduites à leur plus 
haut degré de subtilité , ou dans la connaissance , ou 
enfin dans le sein d'une divinité suprême et indivi- 



158 MÉLANGES D'HISTOIRE 

duelle. Tout cela, est encore bien mal défini; mais on 
en est aux ë;léments.de cette métaphysique sur la- 
quelle de nouvelles recherches ne manqueront pas 
de jeter les lumières qui nous manquent. 

Quant il la pratique, les bouddhistes du Nipol sont 
loin de confondre les saints dorigine humaine qui, 
par leurs, propres eflbrts^ ont gagné le rang et les 
facultés de Bouddha,, avec ceux qui sont primitive- 
ment id'ime nature et dune origine célestes. Les uns 
sont appelés mortels ^ et les autres, sans parents ou 
méditâtes. Une classification particulière est établie 
sous les. deux ordres d- êtres; nous ne nous y arrête- 
rons pas, parce que ce détail nous entraînerait trop 
loin, et qiie, d'ailleurs, cet arrangement paraît sujet 
à varier d'une secte ou d'un pays à l'autre. H suffira 
de dire que les bouddhas et les bodhisattwas , mor* 
tels ou de nature céleste , sont supposés les uns envers 
les autres dans le rapport de pères et de fils , et que , 
dans chaque catégorie , les bodhisattwas tiennent , à 
l'égard des bôuddhas;, le rôle de disciples envers leurs 
maîtres, ou d'aspirants envers les profès ou adeptes. 
Un homme vivant peut devenir im bouddha, tan- 
dis qu'il est encore retenu dans les liens de la chair; 
mais le dernier terme des récompenses et le complé- 
ment absolu des prérogatives assignées au cai^actère 
du premier raiig, appartiennent à l'état le plus éloi- 
gné de l'état terrestre ^ c'est-à-dire aunirvrittL 

La société asiatique de Calcutta possède des inoâges 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 159 

de tous les bouddhas célestes, avec leurs différents 
attributs caractéristiques : ces êtres , à l'exclusion des 
bouddhas inférieurs , sont en possession des temples 
du premier ordre ddns le Nipol. La société a, de 
plus , un catalogue complet des bouddhas de tous les 
ordres; cette liste comprend cent quarante-trois noms 
tirés de différents ou\rrages théologiques. 



.r 



160 MELANGES D'HISTOIRE 



DE LA PHILOSOPHIE CHINOISE. 

Herdtrich, Carpzov, Bayer, Noël, dont les savants 
ouvrages parurent à Prague en 1 7 1 1 ; le profond Leib- 
nitz , Buifinger, et plusieurs autres ont rivalisé d'eflForts 
avec les doctes auteurs des contrées plus méridionales, 
pour acquérir une connaissance exacte des systèmes de 
la phUosophie chinoise. Mais, depuis cinquante ans, 
les écrivains du Nord paraissent disposés à partager le 
mépris injuste et irréfléchi que de Pauw affectait pour 
cette philosophie; et ce quil y a de remarquable, 
c'est qu'ime disposition si contraire aux intérêts de 
la science a concouru avec l'heureux développement 
des connaissances philosophiques en Allemagne , aussi 
bien qu'avec les progrès de l'étude des langues de 
la haute Asie en d'autres parties du continent. Plus 
on avait besoin d'apprendre, plus on voyait s'éloi- 
gner et disparaître les obstacles que précédemment 
on aurait eu peine à surmonter, et plus on montrait 
d'indifférence pour un but auquel avaient aspiré tant 
d'hommes éclairés. L'histoire un peu stérile des na- 
tions sauvages de la Tartarie absorba toute l'attention 
de ceux qui avaient véritablement acquis l'intelligence 
de la langue chinoise. Deshauterayes, en France, ne 
connut du bouddhisme que la mythologie , et son rival 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 161 

D^uigne^ ne jeta les yeux sur cette religion célèbre 
qu'autant qu'elle se trouva mêlée dans les annales des 
principautés tartares, dont il avait compilé les chro- 
niques. Les deux genres d'études qui auraient pu con- 
courir au perfectionnement des connaissances philo- 
sophiques prospéraient alors séparément. On savait 
les langues de l'Asie orientale dans le midi de l'Eu- 
rope, mais on s'y occupait peu des idées. On attachait, 
en deçà du Rhin, une importance convenable à l'bis- 
toire des opinions; mais on manquait du flambeau 
qui pouvait en éclairer la recherche. Tout porte à 
croire que cette séparation, préjudiciable aux intérêts 
de la science , va prendre fin. 

L'idée qu'on se forme généralement de la philo- 
sophie chinoise est uniquement fondée sur les tra- 
ductions que les missionnaires catholiques ont faites 
de quelques-uns des principaux livres appartenant à 
l'école de Confucius. La situation de cette classe par- 
ticulière d'Européens, lorsqu'ils étaient admis à la 
cour de Péking , les obligeait , autant que le permet- 
taient les progrès qu'ils avaient faits dans la connais- 
sance de la langue , à lire et à étudier les monuments 
littéraires qu'un long espace de temps a comme con- 
sacrés dans la partie savante de la nation, qui sont 
devenus la base de l'administration et la règle de 
la politique , et qui , par les exercices et les ampli- 
fications dont ils ne. cessent de fournir la matière, 

forment , poig: ainsi dire , le fondement de toute la 

11 



162 MÉLANGES D'HISTOIRE 

littérature. Obligés de se rendre familier»' qyw ces 
textes anciens pouf pouyoir. prendre ra«g parmi les 
gens instruits, les, hqçniines apostoliques ^fureiiti. pa- 
reillement dans la nécessité de>i;ecourir, pour en 
pénétrer le sei^s , aux cop[)3p^çi;itak?^ Iqs plus autorisés. 
Bientôt fl se pfiéSe^ta weoccasipiij.deî déployer l'é- 
rudition chinoise <|uils )i^^ent puisée àr cette doublé 
source. La ^alçtir attachée rà; certaines cérémonies 
quon pratique en. Thonneur du ciel» de la terre, des 
ancêtres défui^^; celle qu on doit assigner aux terones 
des livres anciens où â.en est fait mentiou > d^vipiieqt 
un Siujet de çoiitestEi|ion entr€| dieu?: ordres rivaux, 
dont Tim croyait qu'on, |>,ouvait en autoriser l'usage' 
pour les nouveaux çonyertis^,en considération de la 
facili^té plus grande qui^ en résultait dans la prédica- 
tion de l'JÉvangijiç.,. et dçmt l'autre repçussait avec vé- 
hémence cette espèce dç transaction entre: l'erreur et 
la vérité , le christiapisme et jiMpiâtrie. Il s^agissait, 
au fond , de savoir si l'existence d'un jç^éateur iiitelr 
]ig^nt^ d'un pieu rémimératèur/ avait été connue 
dcjs anciens Chinois. A, .entendre Lecomte, Fouqu^», 
Prémare jet Bouvet,; Gonfucius^ ses : précursews «t 
ses disciples avaient de tout, tem{)s entretenu les 
plus nobles notions sur la constitution de l'univers, 
et avaient sacrifié au xj:^ JDieu dans lé plus ancien 
temple dç la terre: A. en croire Maigrot y Navarette 
et même le jésuite Longobardi, les; hommageâ .djôs 
Chinois s'adressaient à des tablettes inaninaées « A 4^S 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 163 

inscriptions insignifiantes, ou tout au plus à des mânes 
grossiers, à des génies sans intelligence; 5eion lés uns, 
le déisme antique de la Chine approchait de la pu- 
reté du dbristianisme. Selop. les autres , le fétichisme 
absurde de la multitude dégénérait y chez les lettrés , 
en matérialisme et en athéisme systématiques. Aux 
textes péremptoires invoqués par les premiers, les 
seconds opposaient des gloses d'interprètes accrédi- 
tés, et dune signification tout à fait contraire: Cette 
discussion de philosophie, qui n'avait pu se prolon- 
ger sans être entremêlée dmjures, fut tranchée théo- 
logiquement par une congrégation qui ne savait pas 
le chinois, et les opinions des auteurs qui avaient 
écrit dans cette langue, furent définitivement jugées ^ 
à Rome, dans le seUs qui leur était le plus défavo- 
rable, ce qui ne les a pas empêchées d'être Tobjet'de 
beaucoup de discussions ultérieures entre les savants. 
Mais , outre que dans tout ce débat , comme dans 
ceux qui ont eu lieu jusqu'ici sur le même sujet, on 
fiit bien loin d'épuiser la «iatière et dé prendre les 
précautions que dicte la critique, en distinguant les 
temps et les circonstances ; la succession >des écolek et 
des divers interprètes,, la philosophie confiicienné £ut 
toujours exclusivement l'objet dés recherches et de 
la discussion. La philosophie chinoise, lat doctrine 
chinoise , c'étaient celles du sage de Kio feu , ou de 
ses premiers disciples, ou de ses partisans {dus^ mo- 
dernes. Tseng Tsee, Tsee Ssee , Meng Tseé , et quel- 

11. 



164 MÉLANGES D'HISTOIRE 

ques autres auteurs de la même époque, voilà les 
philosophes dont on étudiait les maximes et les opi- 
nions. La secte des lettrés absorbait entièrement l'at- 
tention des écrivains européens, et Ton eût dit même, 
qu'adoptant jusqu'à un certain point ses préventions, 
ils enveloppaient, comme elle, dans un dédain mar- 
qué tout ce qui n'était pas elle. A peine quelques- 
uns des missionnaires les plus instruits avaient-ils jeté 
les yeux sur les écrits d'un Lao Tsee, d'un Hoay Nan 
Tsee, d'un Tchoang Tsee, et de tant d'autres , dont 
néanmoins quelques phrases détachées, et un petit 
nombre de fragments traduits paraissaient faits pour 
inspirer la plus vive curiosité. Du reste, ces auteiu's 
anciens , et ceux qui plus récemment ont reproduit 
leurs doctrines, négligés des lettrés qui ne les enten- 
dent pas ou qui les méconnaissent, l'étaient égale- 
ment des Européens. On leur attribuait hardiment, 
sans les avoir lus, les opinions les plus fausses et 
les notions les plus extravagantes. Ils étaient maté- 
rialistes , athées , nihilistes , astrologues , magiciens. 
Quelle philosophie pouvait -on demander à de pa- 
reils écrivains ? et si les textes qu'ils nous ont laissés 
sont obscurs et hérissés de difiBcultés , n'est-il pas plus 
simple et plus court de les laisser de côté , et de les 
considérer comme non avenus ? C'est le parti qu'on a 
dû prendre et qu'on a pris, au moins jusqu'à ces 
derniers temps, où le désir d'étendre et de rectifier 
les connaissances relatives à l'histoire de la phiioso- 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 165 

phie semble être né dans f esprit de quelques savants 
jusque-là voués à des études moins austères, et a 
provoqué de leur part quelques travaux encore trop 
peu nombreux. Tels que sont les fragments qu'on 
nous a fait connaître de cette manière, ils suffisent, 
si on les rapproche des notions que nous avons don- 
nées nous-même, dans les leçons de notre cours de 
littérature chinoise au Collège de France , et de celles 
qu'une étude de quelques mois permet de puiser dans 
les textes originaux, ils suffisent, disons -nous, pour 
tracer ^n tableau plus véridique et plus satisfaisant 
de la succession des opinions qui ont régné à la Chine. 
Il y a peu d'inconvénients à en déposer ici l'esquisse, 
sauf à laisser à de plus habiles que nous le soin de 
relever les traits incorrects ou tout à fait fautifs que 
nous n'aurons pu manquer d'y mêler involontaire- 
ment. 

Cette question souvent agitée, si l'antique my- 
thologie avait pour fondement un système de philo* 
Sophie, ne saurait s'élever en ce qui concerne la 
Chine. Les traces d'une métaphysique subtile percent 
dans tous les textes anciens , et le voile allégorique 
qui recouvre quelquefois les énoncés de cette espèce 
n'a presque pas besoin d'être soidevé. La naissance 
du monde et les grandes opérations de la nature y 
sont rapportées à des causes rationnelles. Le langage 
dans lequel sont exprimées ces notions est ordinai- 
rement mystérieux et obscur, mais sans mélange d'i- 



166 MÉLANGES D'HISTOIRE 

a 

dées £^uleuâes et d'aucun mythe qui présente un sens 
suwi,^et qui paraisse avoir eu la moindre consistance 
4ans l'esprit des peuples : car il faut bien distinguer 
cp qui tiçn^t à des expressions figurées dont l'emploi 
inévitable dans ces sortes de matières ne donne lieu à 
auçunei: méprise de quelque conséquence, etTinstitu- 
tîon faite à dessein pour voiler un dogme ou pour en- 
riiiliir une légende. La valeur réelle des allégories se 
découvre d'elle-même, au lieu qu'il faut souvent être 
aidé par la tradition pour assurer quelque chose de po- 
sitif, sur, k véritable origine d'un récit mythologique. 
,fjLa formation de l'univers était unanimement at- 
tribuée ,• par les philosophes chinois antérieurs à 
Ck)nfuciu8, à un être intelligent et tout-puissant qu'iïs 
nommaient Raison^; ou, comme nous Tavons traduit, 
Logos, car. la dolibie acception du terme chinois in- 
dique une intelligence qui se produit par la parole. 
CeXXe raison , qui embrassait l'univers , en avait pré- 
cédé la naissance. Quoique incorporelle par elle- 
OÉême^ elle avait formé le monde du néant, comme 
une source peut remplir un espace vide. Elle était 
ûunense, sans .commencement ni fih, ou, comme 
dit un auteur j sans matin ni soir. Elle s'étendait au 
ciel et à la terre , à toutes les parties de l'espace, et 
pourtant son extrême ténuité la rendait insaisissable. 
Elle renfermait les deux principes , le petit et le 
grand, la lumière et les ténèbres, le faible et le fort; 
lés astres lui doivent leur éclat, les montagnes leur 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 167 

élévàiâob;'l*àbÎDae »a profondercâr ; c*e3t elle qui fait 
marcter lei qua^irûpèdes , voler les oiseaux, mouvoir 
io^corpip célestes; Elleétafit à elle-même son propre 
fimdémentet sa propre racine. Elle est la-hature in- 
titne ou i'e^ence ^de^ choses, lé grand faite ou le 
grand principe , le seigneur, le souverain qui dirige 
tofiteslés^ actions ddlunivers. Elle était un avant la 
création des êtres, et eHe contient trois en un. Un 
d^ nom^ du souverain du ciel , c'est lé Grand Un. Le 
Grand Faîte est intelligent et divin comme le saint 
qui cc»fiprei»i tout, éclaire tout, roit tout, peut 
toùtv p^Eise tout , meut tûut. Les deux principes ne 
sont pas spirituels et intelligent» : c'est la Raison , être 
incompréhensible au delà de» deux principes, qui a 
rmtelligence et la spiritualité. 'Les deux principes 
sont sujets à mille actions réciproques , mais quel est 
l'être qui les leur- impritne? l'être intelligent et spi- 
ritueL C'est lui qui est le prince ou 4e seigneur de la 
création. «Âvanl; le chaos qui a précédé là naissance 
tt du ciel' et de la terre , un seul être existait», immense 
« et silencieux ,, dit Lao Tsee ^ immuable et toujours 
« agissant , sans jamais s'fidtérer. On peut le regarder 
« comme la mère de ïunivers. J'ignore son nom, mais 

^ Nous reproduisons ici la traduction ' que nous avons donnée du 
texte, dans un Mémoire sur ce philosophe, qui, si nous ne nous faisons 
illusion, est un des premiers écrits où la matière ait été envisagée sous 
son véritable jour. (Voyez Mémoires de l'Académie des inscriptions et 
heUes-léttres , t. VIII, Paris, i8a4, 3* partie, p. 37, et nos Mélanges 
asiatiques, t. I , p. 88-99.) 



# 



168 MELANGES D'HISTOIRE 

a je le désigne par le mot de Raison. Forcé de lui don- 
«ner un nom, » ajoute le même philosophe, «je Tap- 
it pelle Grand. » La Raison est Tessence intime de toutes 
choses *, elle n'a ni commencement , ni fin. L'univers 
a une fin, mais cette Raison n'en a pas. Invariable 
avant la naissance de l'univers, elle était sans nom, 
et toujours existante. Le nom de Raison est le seul 
que puisse lui donner le saint ; il l'appelle encore Es- 
prit , parce qu'il n'y a pas de lieu où elle soit , et pas 
de lieu où elle ne soit pas; Vérité, parce qu'il n'y a 
rien de faux en elle; Principe, par opposition à ce 
qui est produit ou secondaire. Cet être est véritable- 
ment un. Il soutient le ciel et la terre , et n'a par lui- 
même aucune qualité sensible. On le dit pur, quant à 
sa substance ; Raison , quant à l'ordre qu'il a établi ; 
Nature , sous le rapport de la force qu'il a donnée à 
l'homme , et qui est en ce dernier; Esprit, quant à son 
mode d'action sans terme et sans fin. Il est unique et 
existant par lui-même. Quand on veut le désigner par 
les nombres, on l'appelle Unité; quand on le désigne 
par sa substance , on lappelle Rien; quand on parle 
de son action sur les êtres, on le nomme Raison; 
quand on songe à son essence merveilleusement sub- 
tile, on le nomme Esprit; quand on parle de sa force 
créatrice et productrice, on le nomme Pureté; et, 
pour réunir ces cinq sortes d'idées dans une seule 
expression, on lui donne le nom de Raison, La Raison 
est la substance du ciel : on ne saurait l'entendre, on 



ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 169 

ne saurait la voir, on ne saurait la peindre avec des 
paroles; ce qu'on entend, ce quon voit, ce qu'on 
exprime avec des mots , n'est pas elle. Il n'y a point 
d'issue pour aller à elle , point de porte pour l'aper- 
cevoir. ËUe n'a pas de substance qu'on puisse figu- 
rer, point de forme qu'on puisse saisir. La pensée 
ne p6ut l'atteindre, les mots ne peuvent la pénétrer. 
La naissance de tout ce qui existe ne lui a rien coûté, 
et, en le reprenant dans son sein, elle n'en recevra 
aucun accroissement. Tout est double, tout a son 
pareil dans le ciel, sur la terre, parmi les êtres; la« 
Raison seule n'a pas de pair. Un seul potier peut fa- 
briquer mille vases, mais il n'y a jamais eu de vase 
qui pût former le potier, ni le détruire. De même la 
Raison suffit pour former tous les êtres , mais il n'y 
a pas d'être qui puisse faire la Raison , ou lui appor- 
ter du détriment. La Raison , dit un lexicographe 
célèbre, reposait, au commencement, dans l'unité. 
C'est de l'unité sans pair que sont sortis tous les 
êtres ; c'est elle qui est le seigneur qui régit, l'esprit 
qui vivifie l'univers , le principe de toutes choses , la 
Raison sans couple. L'unité est la substance de la 
Raiso^i, la vertu céleste par excellence, la source 
des formes et des forces , le commencement des 
nombres. Elle n'admet ni mélange, ni intervalle 
entre le commencement et la fin. Elle n'admet ni 
couple, par son essence, ni interruption dans son 
action; elle embrasse tout sans exception. C'est, en 



170 ' MÉLANGES D'HISTOIRE i 

d'autres termes , le ^roiul Faîtes dénomination insuffi- 
sante , impar£ûte., désignant un être qui ne i^urait 
recevoir de noni, qui m'a rien au<^esi^us dé lui, qui 
est le principe d*^ lunivers , et n*a pas lui-même de 
coinmenoement, qui consommera la - ^raniZe ;/în de 
Tunivers, et n*aura pas de fin, qui r^le et énserrfe 
toutes les actions de l'univers ; sans -j^itiàaîs pécher 
ni fléchir; principe de vie , qui a fait toXis les êtres, 
qui est véritablement et perpétuellemêiit vivant et 
immuable , à la' différence des choses qui changent 
sanjs cesse/Comment peindre un tel être? Oh le re- 
pi'ésente sous la forme d'un cercle , mai» il né faut 
pas croire qu'un* cercle soit le Grand Fahè; Quel piro- 
digieux éloignement ,' s'écrie Tsee Ssëé , flous dérobe 
eet être incessamment actif qUï a fait que le ciel est le 
ciel! C'est par ^es belles paroles , dit uri autre au- 
teur, que Tsee Ssee peint le Grahd Faîte* Il n'y a 
point de nom qui lui convienne dans l'univers; et, 
pàxxr lui en donner un, il faut dire qu'il est sans 
commenceiuent ni fin, qu'il n'eét ni intérieur, ni 
extérieur, ni subtil, ni manifeste , nî'rond, ni carré; 
que sans forme, il est la forme de tous lés êtres vi- 
sibles; que sans image, il est l'image de l'univ^s. 
D'autres noms de la grande unité sont le Souverain 
bien/ le Seigneur du ' ciel , le Su^prême Esprit du 
ciel , rEsptit-Origine', qui réunit toutes choses, d'où 
toutes choses sont sorties. 

Ce morceau de théologie comprend un résumé 



ET DE UTTÉRATURE ORIENTALES. 171 

fidèle de ce que les anciens Ghinois ont pensé sur 
U. première cwse; et' lés répétitions quon y remar- 
que^, proviennent, du soin quon a pris à conserver 
l66ij|i^oles de pluùeurs. écciVains» tous d accord sur 
ui»f4nêBie poiot/^Au milieu des efforts d'une pensée 
qili çheri^be à s'étever où rintelligence humaine ne 
lieut atteindre , on ne saurait méconnaître une idée 
bien: déterminée, fortement conçue et vivement re- 
eommandée,. telle? 'd'un Être souverainement puis- 
sant, intelligent et créateur. Il resterait , à la vérité, 
un^ gestion bien importante i: celle de savoir si les 
pbîlosophets qui en parlaient ainjsi , avaient de Dieu 
unie notion bien nette , comme dun Être distinct du 
monde qu'il avait formés et de la matière qu'il avait 
produite. L'équivoque qui reste attachée à l'emploi 
de certains mots relatifs à l'émanation , à la produc- 
tion des êtres,, nous laisserait dans l'embarras s'il 
fallait affirmer bien positivement que les Chinois 
étaient déistes , plutôt que spinosistes ; et quoique 
nous ne conservions lious-même aucun doute sur 
ce point, nous n'essayerons pas de faire passer notre 
oonvictioû dans l'esprit des > lecteurs , par une dis- 
cussion qui nous entraînerait trop loin. Nous n'en* 
trerons pas non plus dans l'examen des nombreux 
passages qui semblent établir que les sectateurs de la 
Raison la concevaient comme im Être dont la nature 
était unique et trine tout à la fois. Parmi les diffé- 
r^ptes manières dont on peut expliquer ce dogme 



172 MELANGES D'HISTOIRE 

fondamental de plusieurs théologies antiques , nous 
en avons indiqué une plausible dans notre Mémoire 
sur Lao Tsee; et les considérations que nous y avons 
jointes sur le nom de Ihu, employé pour désigner- 
le Trois -Un, ou TUnité Trine, ne nous semblent 
pas indignes d'être lues avec quelque attention. tJn 
simple résumé n'admet pas tous ces détails, et il 
suffît que sur le point le plus important , base de 
toute théologie et de toute philosophie , il ait été 
possible de présenter un aperçu authentique de la 
foi rationnelle des anciens Chinois. Plus nous avons 
approfondi cet article essentiel , et plus nous devons 
être concis sur les autres qui découlent de celui-là 
par une conséquence naturelle, ou qui sont d'une 
moindre importance pour l'appréciation du système 
entier. 

Ce qu'il y a de moins bien déterminé dans la doc- 
trine de ces anciens philosophes, c'est ce qui a rap- 
port à la nature de l'âme humaine, à ses facultés 
principales, à sa destinée. L'homme est im micro- 
cosme, l'univers est l'honmie en grand; voilà ce 
qu'on trouve de plus positif à ce sujet. La raison 
humaine est la raison de l'univers. Le saint homme 
est semblable au Grand Faîte et esprit comme lui. H 
est le premier de tous les êtres. Son esprit est un 
avec le ciel , le chef-d'œuvre de la Raison suprême , 
un être unique ; expressions constamment employées 
dans les anciens livres, mais qui laissent des doutes 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 173 

sur ce que pensaient ces auteurs relativement à f im- 
matérialité de Fâme , à son libre arbitre , à son im- 
mortalité, et à la rémunération qu'elle doit attendre. 
La pensée était incorporelle avant la formation du 
ciel et de la terre : nul ne sait à quoi elle se rappor- 
tait. Quand le double esprit (c'est-à-dire les deux 
principes) eut commencé dagir, les formes corpo- 
relles parurent. Un esprit impur ou troublé produisit 
les animaux, le plus pur forma Thomme. L'âme de 
rhomme, tant sensitive que rationnelle, est un être 
céleste. La charpente de son corps est une produc- 
tion terrestre. L ame rentre dans la classe d'où elle 
est née , et le corps retourne à ce dont il est formé. 
Au milieu de cette désunion , comment le moi peut-il 
se conserver? C'est la question que s'adresse lui- 
même l'écrivain chinois auquel cette psychogonie est 
empruntée. Le saint imite le ciel , se conforme aux 
affections naturelles, n'est pas retenu par les cou- 
tumes vulgaires , ni séduit par les autres hommes. 
Le ciel est son père , la terre est sa mère. Les deux 
principes sont l'étoffe dont il est formé ; le temps est 
la chaîne qu'il suit ; sa pureté est une quiétude cé- 
leste; son repos est une fermeté terrestre. Quand 
l'univers n'existe plus pour lui, c'est la mort. Quand 
toutes choses sont en rapport avec lui , c'est la vie. 
Le repos est la demeure de l'âme , comme l'absence 
de toute qualité est le propre de la raison. De là ce 
dogme fameux de l'inaction philosophique , tant re- 



174 MÉLANGES D'HISTOIRE 

commandé par Lao Tsee et pat ses premiers secta- 
teurs, et si mal compris par les auteurs plus récents, 
qui y ont vu le principe de Tapathie , de la vie mo- 
nastique et contemplative, et des é<;arts les plus 
étranges. L'inaction enferme toute la morale de ces 
philosophes; elle est, comme on voit, fondée sur 
cette opinion admise par les quiétistes de Tlndôstan., 
que les rapports avec les êtres extérieurs, qiii icônsti- 
tuent les affections et les pensées terrestres, sont un 
état inférieur et accidentel de la substance intelli- 
gente et incorporelle. Difeut, ou que la même ma* 
ladie'ait spontanément affligé l'esprit humain dans 
les deux contrées , ou qu-elle ait été portée, par* une 
sorte de contagion, d un pays dans l'autre. On: verra 
bientôt que cette dernière hypothèse est cdié qui 
offre le plus de probabilités.^ - ." ^ 

C'est un trait assez remarquable de l'esprit du 
peuple chinois, que de trouver chez ^es écrivains 
anciens, au-lieu de récits merveilleux et de concep- 
tions poétiques , les subtilités d'une métaphysique 
abstruse, et les écarts que i'abûrdu raisonnefioent 
amène inévitablement chez le^ nations d'une 'civili- 
sation secondaire. C'est que l'esprit sacerdotal^ qui 
partout, dans la haute antiquité , convertissait les ti^" 
nions en croyance ,. et la philosophie en. théologie* 
n'avait pas d'influence à la Chine y et qu'on ty Jâs* 
courait, librement et sans my stère v dé ce jqui* (faisait 
ailleurs l'objet ides dérémonies mystiques,! des repfé^ 



ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 175 

'sentations symboliques et de renseignement appelé 
initiation. Il n en faudrait pas conclure quil n'y 
avait pas de fables i la Chine : autant vaudrait dire 
cpi*il n j avait pas de vulgaire , et que la nation tout 
entière était formée de sages « dont la raison était 
cultivée y et l'esprit exempt de crédulité. Gete mêmes 
]ivres , . où nous avons puisé des opinions sensées 
et des énoQcés pjresque. toujours rationnels , offrent 
aussi quelquefois, quoique plus rarement, des no- 
tions absurdes sur les nombres, les rapports ima- 
ginaires des actions physiques , sidérales , physiolo- 
giques, etc. lea vertus des simples, lés effets des arts 
mystérieux , Talchimie, lastrologie, la divination, la 
magie. Mais un trait particulier aux Chinois , c'est 
que. toutes ces connaissances mensongères sont ra- 
menées par eux aux principes bons ou mativais de 
leur cosmogonie. Un homme peut voler dans les airs 
ou se procurer, le breuvage de l'immortalité , s'il a 
pénétré les sebrets de la Raison. Les génies, les dé- 
mons , la licorne , le phénix et les dragons , qui en 
sont les animaux emblématiques , tout est l'amené à 
la. théorie i de l'action successive ou réciproque des 
deux principes. S'il y a quelques symboles au milieu 
de tout cela, si ces expositions sont mêlées de quel- 
ques fables, on peut assurer que les fables sont tout 
à fait individuelles , que les symboles tiennent à des 
systèmes étrangers^ La science antique , cette science 
qui faisait l'objel des recherches de tous les hommes 



176 MÉLANGES D^HISTOIRE 

édairés dans les temps anciens, se montre ici avec 
ses inconvénients et ses imperfections, embrassant 
Hiomme , la nature et Dieu lui-même ; TOidant tout 
expliquer avant que rien , pour ainsi dire, pût être 
connu; reposant sur des aperçus faux, procédant par 
des méthodes inexactes, conduisant à des consé- 
quences erronées. Mais, enfin, cest une science, un 
ensemble rationnel d'idées souvent ingénieuses et 
quelquefois sublimes sur la constitution de Tunivers, 
faction de la cause première et des causes secondes, 
la nature de l'homme et les principes de ses devoirs. 
C'est la mythologie des Grecs , des Egyptiens ou des 
Indous, dépoufllée de ses voiles all^oriques, privée 
de son langage énigmatique, purgée de ses mythes 
incohérents et de ses l^endes locales, s'adressant 
sans détour à l'intelligence et à la raison. Cest i 
cette hauteur que la philosophie de la Chine avait 
su s'élever avant Confuchis , et voilà celle dont on 
trouve des vestiges presque effacés et des lambeaux 
épars dans les écrits de Lao Tsee , de Hoay Nan 
Tsee, de Lie Tsee, de Tchoang Tsee et de tant 
d'autres, que les disciples de Confiicius n'entendent 
pas toujours , qu'ils méprisent trop souvent, et chex 
lesquels l'Europe savante doit chercher des souvenirs 
précieux et les débris des traditions primitives de la 
haute Asie. 

Confucius ne chercha point à s'âever à ces hautes 
r^ons. Ce fiit , comme on fa souvent entendu dire 



ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 177 

à un savant professeur de Paris, un Socrate qui na 
point eu de Platon; car ceux qui nous ont transmis sa 
doctrine étaient, pour la plupart, des hommes d'un 
esprit étroit ou d'une médiocre capacité. Il ramena 
la philosophie sur la terre pour Ty occuper exclusive- 
ment des devoirs des rois et des sujets, des relations 
de la famUle et de Tétat matériel de la société. Son 
éthique a eu un sort brillant, et on en est surpris 
lorsqu'on l'examine sans prévention. Sa métaphysique 
est vague et incohérente , et tout ce qu'il y a de théo- 
logique ou de psychologique dans ses écrits, a le 
défaut de se prêter aux interprétations les plus oppo- 
sées, n abaisse la notion de la première cause en ap- 
pliquant le nom de Raison , non plus à une substance , 
mère de l'univers, mais à un attribut, à un mode 
d'action, à une entéléchie. Tout a sa raison ou sa per- 
fection. La première de toutes est celle du ciel , le vé- 
ritable Être suprême selon Gonfucius. Le ciel est, à 
la vérité, intelligent et rémunérateur. C'est lui qui 
donne aux êtres leurs facultés naturelles et qui en 
prescrit l'usage. La raison , dans l'homme , est la marche 
conforme à ces facultés naturelles. En commentant 
un vieux recueil de symboles énigmatiques et d'a- 
pophthegmes inintelligibles , où mille rêveurs après lui 
ont voulu trouver les mystères de toutes les sciences 
et les principes d'une autre kabbale, il dit que le 
Grand Faîte a engendré les deux principes qu'il nomme 
Images. Mais c'est en passant qu'il fait mention du 

12 



178 MELANGES D'HISTOIRE 

Grand Faîte, et comnmiiéiiieiit fl ne remonte pas 
an àe^ d'an certain amtoigement qa'fl ne définit pas, 
quoiqu'il ai fesse l'état primitif et pour ainsi dire nor- 
mal de Fonirers , et d'un sooflBe on d'une fiiice actnre 
dont il ne désigne pas Forîgine. Le Grand Faite, 
FEsprit, sont des êtres qœ la pensée ne pent sonder. 
D* en est de même des génies et des démons , soit 
qa'on les prenne pour des êtres distincts dooés de 
facultés indiyidudles , soit qnon y roie des qua- 
lités inhérentes aux êtres, comme d'antres passages 
pourraient j autoriser. Les moralistes du temps de 
CcMifiicius disputaiait sur le principe des acrtions 
Tertueuses que les uns rapportaient i Fintérèt per- 
sonnel bien entaadu, les antres i la biemrefflanoe 
cmisidérée conmie source de tout ce qui est h«Minête, 
d'autres encore à la destinée qui porte fhonune au 
bien ou au msd par une direction nrésistible. Confin- 
cius écartait ces questions difficiles, à ce que nous 
assurent ses disci{des; et, mettant constamment en 
aTant je ne sais quelle perfecticm idéale , dont le mo- 
dèle est dans Funirers, dont le principe est en nous, 
dont Fexempie est dans les traditiiMis antiques, 3 of- 
firait aux s^es une mc»ale dépourvue, fl &ut bien le 
dire, de sanction et d'autcmté. Le ciei enroie le bon- 
heur aux bons et F infortune aux méchants ; mais oh 
et quand, c'est ce qu'il ne dit pas, laissant ainsi sans 
recours la vertu malheureuse. Le càd ajoute k nos 

y fl nous rend meilleurs si nous sommes 



1- 



1 1 '^.î I I "^ 1 1 : r I 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 179 

bons , et pires si nous sommés méchants , ou , pour 
employer une parabole d un des premiers disciples 
de notre philosophe, la terre fournit des sucs à 
Tarbre tant qu'il est debout; elle recouvre et fait 
tomber en putréfaction celui qui est renversé. Mais 
il restera toujours à l'arbre tombé de dire : Pourquoi 
étai&je tombé ? 

La famille est présentée par Gonfucius comme la 
base de l'ordre social. Une fois entré dans la paitie 
matérielle de la morale , on peut l'estimer comme pur, 
comme judicieux. Il prouve assez bien à l'homme 
raisonnable que le mieux .est d'être pieux pour les 
parents, bienveillant, modéré, juste, sincère, désin- 
téressé, n s'enflamme même à l'idée do la perfection 
où il peut être donné au saint d'atteindre : mais il 
est faible envers l'homme dénaturé, inhumain, pas- 
sionné, inique, fourbe, avide; et, hormis un petit 
nombre de passages qui n'aïu^ient pas de sens , s'il 
était défendu de leur en attribuer im favorable, il 
n'est presque jamais arrivé à Gonfucius de s'exprimer 
explicitement sur l'immatérialité de la pensée , sur la 
spoïitaliéité des actions, sur les conséquences des mé- 
rites et des démérites. 

Le sort des deux doctrines dont nous venons 
d'esquisser lé tableau, et l'influence qu'elles ont ob- 
tenue chez la nation qui les a vues naître , sont un 
assez £gne sujet de méditations philosophiques; et, 
sans doute , si l'on voulait , par lé raisonnement , étaf- 

13. 



J80 MELANGES D'HISTOIRE 

blîr d'avance les conséquences qiie leurs partisans 
otit pu tirer des principes qu'elles enseignent, on ar- 
riverait à des résultats tout contraires à la vérité. H 
semble qu'une secte qui , dès les temps les plus an- 
ciens , avait su concevoir de si dignes notions de la 
divinité, ou du moins repousser toutes les notions 
grossières qui , si souvent , en ont dégradé l'idée , de- 
vait, en raisonnant conséquemment , finir tôt ou tard 
par découvrir les véritables principes de la morale 
sociale, et qu'en appliquant à Thomme ces consi- 
dérations élevées qui lui avaient révélé les attributs 
n^atifs de la suprême intelligence , elle eût pu être 
mise sur la voie de cette analyse scrutatrice qui a 
conduit ailleurs les philosophes de la théologie à la 
métaphysique, et de la contemplation des perfections 
divines à l'observation des facultés '> humaines et à 
la -découverte du mécanisme de la pensée. Ejt , d'un 
autre côté, on pourrait croire que des énondœ^om- 
muns et des défmitions vagues ou tautologiques sur 
les rapports du père et du fils, du prince et du su- 
jet, des époux, des frères et des amis entre eux, au- 
raient dû paraître également insufiBsants au vulgaire, 
qui aime le mystérieux et l'incompréhensible , et aux 
hommes supérieurs, à qui il faut du positif, du rai- 
sonnable , des assertions précises et des raisonne- 
ments satisfaisants. 

C'est justement l'inverse de tout cela qui est ar- 
rivé. La doctrine de Gonfiicius, enseignée avec suite. 



ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 181 

et prêchée avec ardeur aux princes et aux hommes 
puissants, indifférente aux croyances, parce qu'elle 
n'en enseignait aucune, adoptant les cérémonies du 
naturalisme ancien , et même le culte de latrie pour 
les dieux domestiques, en laissant à chacun le droit 
d'attacher à ces actes publics ou privés le sens qui 
lui plairait, a eu le sort dune religion dominante. 
Persécuté par les tyrans, soutenu par les amis de 
l'ordre, ce système a fourni le fondement des ins- 
titutions sur lesquelles repose depuis douze cents ans 
rédifice social tout entier; et comme ceux qui font 
embrassé se sont emparés de tout ce qui donne de 
la force aux honoimes, la considération attachée aux 
talents, aux lumières, aux emplois et à la fortune, ils 
ont, en quelque sorte, étouffé la doctrine antique, 
^ut en en revendiquant les principales idées, et ils 
ont persuadé à la nation chinoise, et par suite aux 
étrangers qui ont voulu la connaître, que leurs opi- 
nions étaient les plus anciennes, les plus pures, for- 
maient la croyance primitive des Chinois des trois 
premières dynasties, et n avaient été que recueillies, 
et pour ainsi dire rédigées que par Confucius. En 
même temps , les sectateurs du dogme de la Raison , 
repoussés des chaînes publiques, et privés de tous les 
avantages attachés à la littérature, perdaient à pro- 
portion de ce que gagnaient les lettrés. Ce fonds.de 
mythologie , que l'emploi des symboles avait introduit 
dans leur langage philosophique^ était comme un 



182 MÉLANGES DHISTOIRE 

germe d'idolâtrie qui devait se dérdopper chez eux à 
mesure que Tignorance faisait des progrès. En vain 
quelques hommes , qu'on peut regarder comme les lu- 
mières de cette secte, tâchèrent, de siècle en siècle, de 
rappeler la pureté des dogmes antiques. Les sciences 
occultes , dégénérant en chaiiatanisme et en fourberie, 
les pratiques mystiques converties en momeries ridi- 
cules, le monachisme suivi de la corruption des mœurs 
et de la mendicité, ont réduit les docteurs de la Raison 
à un tel état d*abaissement et de dégradation , que le 
nom sublime qu'ils ont déshonoré est devenu syno- 
nyme de tout ce qu'il y a de méprisable au monde, 
la jonglerie sans pudeur exploitant ime stupide cré- 
didité. Par un abus facile à concevoir, l'idée qu'on 
se forme de ces sectaires, d'après ceux qu'on voit au- 
jourd'hui, a été reportée sur ceux des temps passés; 
de sorte qu'on a pris pour une folie récente ces ves- 
tiges de l'antique sagesse orientale , que les pre- 
miers philosophes chinois avaient étudiée , et qui do- 
minait encore dans ce pays plusieurs sièdes après 
Gonfucius. 

Vers l'époque de notre ère, un troisième système 
dont, cette fois, l'origine et l'histoire sont bien con- 
nues, s'introduisit à la Chine, et vint y répandre des 
idées nouvelles, ou renouveler celles qui y avaient 
été portées plus anciennement. Comme il était en- 
touré de formes religieuses, et qu'il était escorté 
d'une foule de traditions et de pratiques supersti- 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 183 

lieuses, il attira Tattention universelle, provoqua Tad- 
miration des uns , Tindignation des autres , et ne tarda 
pas à occuper une grande place dans toutes les con- 
trées où le prosélytisme Tavait fait adopter. Dans le 
bouddhisme ^ comme dans tous les autres systèmes in- 
idiens (en cela conformes à Tesprit des temps anciens), 
la religion marche de concert avec la philosophie, 
et ridolàtrie sert de voile à la métaphysique. H ne 
faut pas beaucoup de pénétration pour s en convaincre, 
et pourtant on ne doit pas être surpris que des na- 
tions entières aient pu s*y tromper. Il y a en France 
des hommes raisonnables qui croient encore que , dans 
Topinion des païens de TOccident , Minerve était une 
jeune femme, armée d*un casque et dune lance, 
quun coup de hache avait fait sortir de la tête de 
Jupiter ; et TOcéan , père des dieux , un vieillard qui 
demeurait aux extrémités du monde. Il n'est donc 
pas étonnant que Ton se soit mépris sur le sens des 
symboles de llnde , quoiqu'à vrai dire Textravagance 
même de ces symboles , si on les prenait au pied de 
la lettre , eût pu servir d'avertissement pour engager 
à chercher le sens figuré qu'on y avait déposé. On 
pourrait presque en dire autant du langage dans 
lequel sont exprimées les idées mystiques qui sont, 
dans le bouddhisme , la base de la doctrine secrète. 
Pour s y tromper, il faut prêter à une foule d'hommes, 
parmi lesquels il a pu s'en trouver de très-savants 
et de très-judicieux , un degré de folie qu'il ne convient 



184 MELANGES D HISTOIRE 

pas d'attribuer légèrement à ses semblables. Ainsi, 
rien n'est plus connu que ce discours qu'on met dans 
la bouche de Shâky a mouni , au moment de sa mort : 
((Qu'on s abusait, si Ton cherchait hors du néant le 
«premier principe des choses. C'est de ce néant, 
«ajoutait-il, que tout est sorti, et c'est dans le néant 
« que tout doit retomber. Voilà l'abîme où aboutis- 
« sent nos espérances. » Tel est, à en croire les lettrés, 
le fond des opinions de ce législateur, que les mis- 
sionnaires romains ont condamnées avec une sorte 
d'emportement, au point qu'un d'entre eux l'appelle 
«le comble de la malice réduit en forme de quin- 
« tessence, dont le vase doit être bien luté, parce que 
«si on en considère exactement les maximes, l'art de 
«l'hypocrisie des Pharisiens y est parfaitement bien 
« décrit , de même que l'insolence des blasphèmes des 
«athées, et l'infamie des hérésies des novateurs du 
« siècle. » Avec moins d'âcreté ,, des écrivains plus ré- 
cents n'en ont pas dû porter un jugement plus fa- 
vorable, puisqu'ils ont assuré , d'après les Chinois, que 
la doctrine de Bouddha était une loi de néant, que 
le néant, selon Shâkya mouni, était le principe de 
l'être , que les êtres n'avaient qu'une existence illu- 
soire, et qu'enfin la métaphysique des bouddhistes 
était un véritable nihilisme. 

Mais toutes ces objections sont une véritable lo- 
gomachie dont on aurait pu se préserver avec un peu 
de réflexion ; car, à qui persuadera-t-on qu'un être rai- 



ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 185 

sonnable ait pu dire, au sens propre et sans figure, 
que le rien avait fait Vétre, que le néant avait pro- 
duit VuniverSy que le vide absolu était la cause de tout? 
N'y a-t-il pas dans ce simple énoncé une absiu^té si 
palpable et tellement grossière , qu'il faut , de toute 
nécessité , déclarer privé du sens commun celui qui 
ie répète sérieusement, et n'est-on pas par là même 
induit à chercher si dans les termes qui composent 
un tel énoncé , il n'y aurait pas quelque équivoque 
dont re}(amen pourrait faire disparaître ce qu'il pré- 
sente au premier coup d'oeil de déraisonnable et d'in- 
sensé? C'est ce que la plus légère inspection d'un 
texte bouddhique sur cette matière eût fait découvrir 
à des juges moins prévenus. Les mots qu'on a rendues 
par vide, néant, rien, et d'après lesquels on a imputé 
une doctrine extravagante à des hommes subtils, il 
est vrai , mais du reste organisés comme les hommes 
de tous les pays , emportent avec eux la négation des 
attributs matériels, la corporéité et l'étendue. Mais 
quand on déclare en même temps que ce vide n'a 
point de cœur qui puisse l'émouvoir, point de pensée 
qui l'afflige , point d'intellect avec lequel il puisse rai- 
sonner; qu'il est simple , pur, subtil, inaltérable, in- 
corruptible, parfait, intelligent; que tout en* vient, 
que tout y retourne; qu'il est le premier principe et 
îa cause universelle , peut-on méconaître le sens d'une 
pareille dénomination et y voir autre chose que l'être 
absolu des panthéistes, la substance par excellence qui 



186 MELANGES D'HISTOIRE 

est sans attributs et sans relations , qui existe indépen- 
damment de tout , et dans laquelle tout existe , une 
des formes enfin que l'imagination des hommes fait 
prendre au souverain être , et qui , si elle ne répond 
pas mieux que les autres à sa dignité ineffable , n*est 
du moins au-dessous d aucune autre sous le rapport de 
réiévation d'esprit et de la force intellectuelle qu'il 
faut pour la concevoir? Les bouddhistes se trouvent 
ainsi , pour le dogme fondamental de leur philoso- 
phie , placés au niveau des brahmanes de Técole du 
Védanta, des stoïciens, des soufis, les plus doctes et 
les plus épurés de tous les musulmans, et de quel- 
ques sectes modernes chez les peuples policés de 
rOccident. On peut encore leur reprocher l'abus des 
subtilités contemplatives, et l'excès du mysticisme; 
mais cet excès et cet abus sont diamétralement op- 
posés à l'ineptie choquante qu'on leur reproche , car 
ce sont de ceux où l'on arrive à force de méditer sur 
des matières où la réflexion est impuissante, et la 
raison humaine éternellement condanmée à l'igno- 
rance et à la confusion. Toutefois, dès qu'on accorde 
à ces sectaires la notion de l'esprit, distinct de la 
matière, opposé même à la matière par sa nature 
supérieure et ses principaux attributs, tout ce qui 
paraissait obscur et contradictoire dans le reste de 
leur doctrine intérieure laisse voir un enchaînement 
d'idées et de propositions sinon raisonnables et satis- 
faisantes , admissibles au moins à titre d'efforts et de 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 187 

• 

tentatives pour rendre compte de ce qui est, et four- 
nir une réponse à ces questions vraiment insolubles : 
quid, iiuomodo, qaare? 

Le vide ou Tabsolu est étemel , invariable , indé- 
pendant par essence, et cependant son état primitif 
et naturel a fait place à un état secondaire et moins 
par£iit » où Tillusion de la matière a produit la dé- 
pendance , la variation , la durée , Tindividuaiité , les 
attributs matériels et les rapports qui en découlent, 
les pensées, les sentiments, les passions. Tous les 
êtres se trouvent ainsi placés à des distances plus ou 
moins grandes de Fêtre primitif, avec plus ou moins 
de disposition à s'en rapprocher. L'homme a sous les 
yeuK le miroir phénoménal qu'on nomme univers ; 
s'il meurt , il détourne ses regards des vaines images 
que réfléchissait la surface de ce miroir; elles ont 
pour lui cessé d'exister, ou , pour mieux dire , elles 
n'existèrent jamais en réalité. L'âme humaine peut 
être représentée comme ayant un grand fleuve à 
traverser pour se rapprocher du grand Être, et s'y 
confondre. En passant de l'autre côté du fleuve, elle 
perd ce qui altérait sa nature , ses passions , ses sen- 
timents, ses affections, ses pensées, son individualité; 
mais la méditation, qui est le moyen de corriger 
toutes ces imperfections, lui fait gagner en intelli- 
gence réelle ce qu'elle semble perdre en facultés ap- 
parentes. Étant de sa nature indestructible, tant 
qu'elle est engagée dans les liens des trois mondes , 



188 MÉLANGES D'HISTOIRE 

elle s'éloigne ou s'approche de fétat d'absorption 
vers lequel elle doit tendre , suivant qu'elle penche 
du côté des facultés matérieUes, ou qu'elle réussit à 
les resserrer ou à les étendre. L'extinction est le but 
auquel elle doit aspirer. Les différents degrés d'éloi- 
gnement qui l'en séparent sont désignés dans la doc- 
trine extérieure par les phases de la transmigration , 
depuis les brutes jusqu'aux génies. Il faut remarquer 
que dans ce système les hommes purifiés comme les 
Arhans, les incarnations du premier et du second 
ordre, nommées Bouddhas et Bodhisattwas, non plus 
que les Dévas, classe d'êtres que les bouddhistes ont 
retenue de la mythologie brahmanique , ne sont nul- 
lement des dieux , mais des âmes engagées et plus ou 
moins avancées dans la route de la perfection. De 
tous les moyens de la parcourir, les actions vertueuses 
ne sont pas les moindres , mais la contemplation et 
l'extase sont présentées comme les plus efficaces. De 
là cette disposition à l'inaction , conforme aux idées 
des premiers philosophes chinois, qui a excité contre 
les deux sectes également les déclamations des lettrés, 
et qui en a, pour ainsi dire, justifié la violence par les 
effets qu'elle a produits chez la plupart des peuples 
qui ont embrassé le bouddhisme : l'institution de nom- 
breux monastères, d'un gouvernement plus ou moins 
rapproché de la théocratie , et l'extinction des vertus 
mâles et vigom-euses qui amènent le développement 
entier des facultés humaines. Les institutions litté- 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 189 

raires de la Chine ont su lutter avec succès contre 
Taction de ce dissolvant, qui s est étendu sans empê- 
chement sur les peuples du Tibet et de la Tartarie. 
Les récitations des opinions bouddhiques se sont 
multipliées de la part des lettrés; et ce qu'il y a de 
bien remarquable, cest qu on y attaque toujours avec 
vigueur la loi de néant, et la doctrine de Yinactionf 
tandis qu*on y touche à peine quelques mots sur les 
absurdités de la cosmogonie et de la mythologie. 
Cest que ces dernières ne sont prises au sérieux ni 
par ceux qui les enseignent , ni par ceux qui les re- 
poussent, et qu'on sait bien au fond qu'il s agit d'un 
système de philosophie dont les conséquences mo« 
raies, bonnes ou mauvaises, méritent seules d'arrêter 
l'attention des hommes instruits. 

n n'a pas manqué d'esprits conciliants à la Chine 
qui , comptant pour peu de chose les différences ex- 
térieures, et pour rien du tout la divergence des tra- 
ditions fabuleuses , ont prétendu que la Raison des 
disciples de Lao Tsee , ï Arrangement de Confucius et 
le Vide absolu des bouddhistes n'étaient en réalité 
qu'une seule et même idée exprimée en termes équi- 
valents. Il y a même un proverbe assez connu , qui 
dit que les trois doctrines n'en sont qu'une y et qui 
met sur le compte des variations arbitraires produites 
par la distance des temps et des lieux, ces formes 
extérieures qui les caractérisent, et auxquelles on n'at- 
tache en général qu'ime importance très-secondaire. 



190 ' MÉLANGES D HISTOIRE 

Les empereurs de la dynastie tartare actuellement 
régnante sont du nombre de ces éclectiques qui 
pratiquent les trois cultes , vraisemblablement parce 
qu'ils supposent Tidentité des principes et Tindiffé- 
rence des croyances. A prendre les choses philosophi- 
quement ^ on pourrait dire que les trois doctrines, 
dans leur état de pureté, reconnaissent égdement 
une première cause éternelle et distincte de la ma- 
tière i mais que les docteurs de la Raison ont plus in- 
sisté sur sa faculté souverainement intelligente; Con- 
fucius , sur sa pureté considérée comme fondement 
de Tordre et du bien moral ;^ et les bouddhistes, sur 
sa supériorité à l'égard de la matière , ne regardant 
même celle-ci que comme une phase passagère de la 
substance par excellence. Il est, au reste, assez &- 
cile de rapprocher des idées qui ont entre elles une 
analogie nécessaire, et qui, lorsqu'on s'élève à un 
certain degré d'abstraction , doivent se confondre 
aisément, parce qu'il devient impossible de les dis- 
tinguer. Mais, en mettant de côté Técole de Con- 
fucius qui a , dès l'origine, abandonné la théosophie, 
pour se renfermer dans les applications de la philoso- 
phie à la morale et à la politique , on ne saurait nier 
l'analogie marquée qui existe entre les opinions des 
docteurs de la Raison, lesquelles passent pour être 
aborigènes à la Chine , et celles des bouddhistes , qui 
y ont été importées il y a dix-huit cents ans. Cette ana- 
logie porte sur le fond des doctrines comme sur les 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES.' 191 

détails de la croyance populaire , et peut, ainsi qu'on 
Ta déjà dit, s'expliquer de différentes manières. Les 
bommes, doués partout de la même organisation, ne 
sont pas seulement circonscrits pour le nombre des 
vérités qu'il leur est permis de découvrir; la route 
même par laquelle ils peuvent s'égarer leur est tra- 
cée; et on les voit, en tout temps comme en tous les 
pays, rentrer dans les mêmes errements, et parcourir 
un cercle qui les ramène constamment aux mêmes 
points, indépendamment de toute communication ou 
influence traditionnelle. Le pantbéisme, Tidéalisme, 
et la mysticité qui en ^écoule, s'ofiBrent d'eux-mêmes 
à l'un de ces points par un effet de l'éblouissement 
qu'on éprouve en contemplant trop fixement le grand 
spectacle de la nature. L'amour de Dieu y conduit 
les âmes tendres , et les merveilles de la création , les 
esprits vigoureux. On l'a vue, cette doctrine, éclore 
de nos jours en Occident sans que les antiques sys- 
tèmes de rOrient y fussent suffisamment répandus. La 
Chine aurait pu, sans doute, offrir trois mille ans 
plus tôt un phénomène pareil. Néanmoins, l'état de 
civilisation où Ton peut supposer qu'était cette con- 
trée à l'époque dont il s'agit, permet de douter qu'il 
y ait été tout à fait spontané. Quelques traditions 
confuses , des souvenirs presque effacés , une ana- 
logie par trop marquée dans le langage technique , 
remploi des expressions figurées et des symboles au- 
torisent la supposition contraire. La Chine avait dû 



192 MELANGES D'HISTOIRE 

recevoir de TOccident le dogme de la Raison, de 
ïUnité'Trine, Ihu, de la parole créatrice ou ordon- 
natrice , du souffle d'harmonie qui unit l'esprit à la 
matière, du microcosme, de Tattente d'un saint pour 
réparer les imperfections de lunivers physique et 
moral, comme elle en avait certainement reçu le 
cycle des intercalations de dix-neuf ans, la véritahle 
longueur de Tannée, et même les fables sur les opé- 
rations astronomiques du prétendu empereur Yao, et 
la naissance de Fu Hy sorti d'une fleur, et beaucoup 
d'autres qu'il serait trop long d'indiquer ici. Toutefois, 
en rassemblant les traits épars qui semblent établir 
avec toute vraisemblance la réalité d'une communica- 
tion antérieure aux récits de l'histoire entre les di- 
verses régions de l'Asie, la critique devra soigneuse- 
ment écarter des rapports mythologiques d'une origine 
toute récente qui proviennent d'un mélange arbitraire 
entre les deux sectes devenues rivales, et qui ne 
prouvent autre chose , sinon leur égale disposition à 
s'enrichir, chacune de leur côté , de toutes les folies 
idolâtriques qui sont à leur portée ; elle aura ensuite à 
déterminer si le point du départ des doctrines chinoises 
doit être cherché dans l'Indostan, patrie primitive de 
tant d'idées qui se sont répandues de tous côtés, ou 
dans la Babylonie , la Perse et la Phénicie , comme 
nous serions porté à le penser. Une telle discussion 
est trop épineuse pour que nous essayions même de 
pressentir le résultat où elle pourrait conduire. 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 193 

L'attention des Chinois , coDstamment tournée vers 
les études philosophiques, et les institutions qui obli- 
gent tout homme qui aspire aux emplois à lire à fond 
les anciens textes, à les méditer, à les apprendre par 
cœur, et à se mettre en état de les expliquer, ont 
fait éclore chez un peuple qui a le goût des livres et 
l'usage d*une sorte de typographie, un nombre in- 
croyable de commentaires littéraux, historiques, dog- 
matiques , où les interprètes se copient ou se contre- 
disent les uns les autres par l'envie de dire du nouveau 
et par la difficulté d'en trouver à dire. Le seul recueil 
de symboles dont on a parlé , se prêtant à toutes les 
explications parce qu'il ne signifie rien , a été tour à 
tour et tout aussi judicieusement ramené à un sens 
moral ou métaphysique , ou cosmogonique , gu même 
physique et hermétique. Le nombre des rêveurs qui 
ont perdu leurs veilles à Téclaircir égale peut-être celui 
des savants qui, depuis la renaissance des lettres , ont 
travaillé en diverses contrées de l'Europe, sur les clas- 
siques de la Grèce et de Rome. Ceci n'est point une 
exagération, mais une vérité simple, dont la preuve 
existe dans tous les traités de bibliographie chinoise. 
On peut voir, dans le tome II des Mémoires des Jé- 
suites de Pékin, un catalogue abrégé des principaux 
écrivains du moyen âge qui ont commenté chacun des 
livres classiques. Il ne faut donc pas s'étonner si une 
exégèse, si longtemps continuée, a produit son effet 

ordinaire, la multiplicité des interprétations, la diver- 

i3 



194 MÉLANGES D'HISTOIRE 

site des opinioAs , la dissentiment entre les différentes 
écoles. Un tableau complet de la philosophie chinoise 
supposerait un examen suivi de toutes ces variations, 
et, par conséquent, exigerait une lecture imn^ense. On 
n a la prétention d'offrir rien de semblable aux lec- 
teurs de ce njorcew , mais on ne saurait se dispenser 
de leur rappeler Timportrate révolution que la doc- 
trine coniucienne subit dans le xi* siècle. Aloi^ parut 
un homme dont le nom ne se lit pas dans nos dic- 
tionnaires historiques, quoique Timportance de ses 
travaux et les effets encore subsistants de son enseigne- 
ment eussent pu lui mériter Hjne place dans les biogm* 
phiea d'écrivains célèbres. Tschu Hy, surnommé le 
Prince des lettres, eommença par se pénétrer de la 
lecture d^ tous les écrits anciens sans exception : muni 
d'une érudition qu'aucun savant n'a peut^tre surpassée 
en aucun lieu du monde, versé profondément, çon 
dans la seule connaissance des systèmes de l'école de 
Gonfucius , mais dans celle de toutes les autres sectes 
connues à la Chine , il entreprit la comparaison de 
tous les pimits doctrinaux , et la revue générale de 
toua les passages des auteurs classiques qui pouvaient 
ou se confirmer ou se contredii'e; et, après avcMÎr 
amené à sa fin ce prodigieux travail , il en déposa les 
résultats dans un vaste comimentaire, qui est un mo<- 
dèle de clarté , d'élégance et de précision. Par mai- 
heur, il avait pris pour hase et pour rè^e de ses 
interprétations une idée qui , quoique peu vraisem* 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 195 

hlable eau elle-méme, était uéaninoma de nature i 
séduife un esprit élevé : c est que ces anciens monu- 
ments , conçus à des époques diverse et soumis à des 
influences différentes, devaient pourtant» puisqu'ils 
avaient été également adoptés par Goniucius, conte- 
nir d*un bout à l'autre une doctrine identique. Préoc- 
cupé de ce système , il chercha , non plus quel pouvait 
être le sens des endroits équivoques qui ne a accor- 
daient pas avec les passages dont le sens était mani* 
feate, mais comment les premiers pouvaient être 
ramenés à s accorder avec les seconds ; et il se trouva 
conduit par là à écarter des idées d'une haute in>- 
portance, oiprimées dans un petit nombre de textes 
antiques, uniquement parce qu'elles ne pouvaient s'ac* 
commoder avec la doctrine la plus généralement et 
la plus clairement exposée dans tout le reste des ou- 
vrais réputés classiques. Il est possible que le docte 
interprète ait aussi cédé lui-même, dans, quelques oc- 
casiof» , à la conviction personnelle dont il était sans 
dcMlta prévenu, et qu'il ait vu parfois, comme cela 
arriva aux plu» habiles , dans les livrea recueillis par 
l'âcofe de Gonfiicios , moins ee qui y était que ce qu'il 
y ebetohait. Quoi qu'il en soit , Tscfau Hy systématisa 
dans lan sçul enÉianble toutes les idées éparses qu'il 
trouva exprimées dans les King^, et adopta, pour les 
leapliquar, un mode unique d'interprétation. Comme 
9» nnvrages étaient complets, savimts, profbiids, 

a^aUea à lire , îb ne tardèrent pas à se répandre ; 

i3. 




196 MÉLANGES D'HISTOIRE 

ils furent adoptés dans les écoles , et subjuguèrent si 
bien les littérateurs contemporains , qu ils exercèrent 
sur les esprits un ascendant qui devint universel , et 
qui n'a pas encore été sérieusement ébranlé au mo-^ 
ment où nous écrivons. L'autorité du commentateur 
est devenue, en un mot, presque égale à celle des au- 
teurs commentés, et, en croyant suivre Confiicius ou 
Tsee Ssee , c'est véritablement Tschu Hy qu'on adopte 
et qu'on prend pour guide. Toutes les notes, tous les 
commentaires modernes et les traductions tartares 
ont été rédigés dan^ cet esprit , de sorte qu'en en di- 
sant usage, l'avantage d'une interprétation constam- 
ment lucide et satisfaisante se trouve compensé par la 
crainte de prendre des notions de six cents ans pour 
des idées de trente siècles , le récent pour l'ancien , 
le secondaire pour le primitif, et les opinions d'un 
littérateur du moyen âge pour les croyances de la 
haute antiquité. 

Après avoir consigné dans ses commentaires , se- 
lon que l'occasion s'en présentait , son opinion arrêtée 
sur lès passages qu'il y avait à éclaircir, Tschu Hy 
réunit , sous la forme d'un ouvrage spécial et didac' 
tique, l'exposition des principes qu'il avait adoptés. 
Cet ouvrage, intitidé Philosophie natareUe, a eu -tout 
le succès que pouvaient lui assiffer une marche tou- 
jours méthodique , un style clair et digne des beaux 
modèles. Gomme il ofire en bien des endroits un 
centon formé de passages empruntés aux classiques , 



ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 197 

on peut souvent croire que c'est le texte de ceux-ci 
qu*on a sous les yeux-, et cependant le moindre re- 
proche qu'on puisse adresser à l'auteur, c'est d'avoir 
fermé l'accès aux sens élevés dont les écrits de Gon- 
fiicius sont susceptibles en plus d'un endroit , d'avoir 
rendu précis et positif ce qui n'était qu'équivoque ou 
hasardé, d'avoir, en un mot, substitué un matéria- 
lisme naïf et sans détour au scepticisme réfléchi du 
Socrate de la Chine. 

Un seul principe, chez Tschu Hy comme chez ses 
devanciers , est supériem* à l'univers entier : c'est le 
ciel, ou la destinée, ou la nature, ou ï ordre , car on 
peut indi£Pérenmient lui donner ces quatre noms. On 
l'appellera del^ pour dire qu'il existe par lui-même; 
destinée, pour marquer l'influence qu'il a sur tous les 
êtres ; natare , pour désigner cette substance uni- 
verselle qui donne à tout l'existence et la vie; ordre, 
enfin , pour indiquer les rapports mutuels et néces- 
saires qui existent entre chaque être et dans toutes 

leurs actions. Sans doute, par ciel, nul ne voudra 

• 

entendre cette voûte bleuâtre que nous voyons 
au-dessus de nos têtes; sa substance, c'est l'univers; 
son influence, c'est la destinée; son action en nous, 
c'est le naturel; Tefiet du naturel se montre dans 
* nos affections, essentiellement bonnes et conformes 
à l'ordre naturel quand rien ne les a perverties. La 
raison, réduite chez Confucius à un rôle équivoque, 
n'en a plus que le nom chez son interprète ; et c'est 



108 MÉLANGES D'HISTOIRE 

par un artifice de langage qu'il applique ce nom à la 
voie , à la marche que les choses doirent suivre. Le 
Grand Faite n'est qu'un nom différent de Tordre qui 
existe dans le ciel, sur la terre et dans Tunivera en-^ 
tier ; cet ordre se montre sous deux formes qui agis^ 
sent et réagissent perpétuellement Tune sur l'autre, 
le mouvement et le repos , l'activité et la passivité, 
toutes les qualités contraires opposées par paires. La 
matière a aussi deux modes ou formes , la matière 
subtile et la matière grossière ( de là toutes les forces 
qui ont constitué l'univers et qui le conservent; mais 
rien ne les a précédées, car si elles ont commencé 
d'agir dans un endroit, elles avaient agi ailleurs au- 
paravant. Mouvement , repos , voilà l'essence de l'uni- 
vers; le ciel, la terre, tous les êtres existent par 
cette double cause toujours agissante; les qualités 
des corps, les actions de la nature, les propriétés élé- 
mentaires , les phénomènes atmosphériques , la végé- 
tation, la vie, les affections , l'intelligence, tout tient 
au mouvement et au repos ^ et , par conséquent 
(mais c'est nous qui tirons cette conséquence ) , à la 
disposition des molécules de la matière éthérée ou 
agglomérée ; tout est alternativement action et subs^ 
tance , réaction et repos. Pour rendre ces idées par 
une image européenne , on pourrait dire que Tschu 
Hy conçoit l'univers comme un vaste cercle de cir- 
culation et de nutrition; mais il ne va pas jusqu'à la 
notion du grand animal, qui s'est présentée à des 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 199 

phiiosophes d*un autre pays. Les génies et les démons 
ne 6otit que des manifestations de deux forces natu- 
relles i d'ailleurs , y a-t-il réellement des génies et des 
démfOns ? Voilà , dit Tschu Hy, une question à laquelle 
il n'est guerre possible de répondre sur-le^hamp ; et il 
consacre ensuite à ce sujet délicat cent huit pages de 
dissertation. La connaissance réside dans Imtellect 
(le cœur), la production la plus subtile de la force 
naturelle. L'ordre n'y suflSt pas sans la force active, 
comme un flambeau , composé de cire ou de graisse , 
a besoin de flamme pour éclairer. Au milieu de ses 
définitions et de ses explications, Tschu Hy (autant 
qu'il est permis de prononcer sur un tel point avec 
une connaissance très4imitée de la langue dans la- 
quelle il a écrit ) n'est trop souvent qu'un sophiste qui 
se paye en mots, et qui offre la même monnaie à ses 
lecteurs; il ressemble à un de ces nominaux, plus oc^ 
cupés de combiner des termes équivalents ou conti'a^ 
tants entre eux, que d'assembler des idées, et qui, 
quand ils ont rangé les idées abstraites sous un certain 
nombre de chefs et dans un cadre régulier, s'imagi- 
nent qu'ils les ont éclaircies. Toujours voit-on qu'en 
ôtant aux deux principes des aficiens Chinois le vague 
qu'ils y avaient laissé , faute de pouvoir définir conve 
nablement l'esprit et la matière , Tschu Hy, avec sa 
théorie de l'action et du repos , se trouve conduit à 
des explications toutes matérielles, même à l'égard 
des phénomènes intellectuels. Cette philosophie ato- 



200 MÉLANGES D'HISTOIRE 

mistique ou moléculaire se montre bien plus évidente 
encore dans les compilations qu'on a faites plus tard, 
à son exemple , sous le titre de Recueil sur la philo- 
sophie naturelle, et sous d'autres semblables. Tous les 
textes anciens sont, de force ou de gré, plies à cette 
explication, qui n'explique rien, de l'action et du re- 
pos, de l'éther et de la matière fixée; ainsi qu'on voit 
quelquefois des gens, qui ont retenu quelques termes 
de physique sans y attacher de valeur précise , s'ima- 

m 

giner qu'ils ont rendu compte de toutes les actions de 
la nature quand ils ont articulé les mots d'expansion, 
contraction, attraction, répulsion, polarisation, etc. 

Les missionnaires catholiques étant entrés à la 
Chine longtemps après l'établissement de la philo- 
sophie atomistique , et dans un temps où les contra- 
dicteurs qu'elle avait pu rencontrer étaient, pour 
ainsi dire, réduits au silence par l'assentiment una- 
nime des lettrés, on ne doit pas s'étonner si plusieurs 
d'entre eux furent frappés des idées de matérialisme 
qui se montraient à chaque pas dans l'interprétation 
des anciens textes, des pratiques primitives, des cé- 
rémonies antiques; que ces idées fussent conformes 
ou opposées à l'esprit des premiers âges, c'est ce 
qu'au fond il ne s'agissait pas d'examiner. Les Chi- 
nois modernes les avaient adoptées; il n'en fallait pas 
davantage pour se croire obligé à les combattre. Seu- 
lement , on eut tort de conclure sur ce qui avait été 
autrefois, d'après ce qui se voyait aujourd'hui, et d'at- 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 201 

tribuer» sans restriction , une doctrine d'athéisme aux 
vieux philosophes de l'antiquité, sur la parole de 
deux ou trois interprètes accrédités. Vainement les 
défenseurs des Kings invoquaient le texte même de ces 
ouvrages révérés, et forçaient l'empereur lui-même à 
s'expliquer sur le sens des principaux passages relatifs 
à la spiritualité de la suprême intelligence » à la pro- 
vidence, à la rémunération, à la vie future; ces auto- 
rités imposantes ne purent l'emporter sur la convic- 
tion où l'on voyait la nation chinoise presque entière. 
Deux ou trois jésuites , qui avaient entrevu les textes 
sur le dogme platonique de la Raison, sur V Unité- 
Trine, le Soiffle unissant, avaient pourtant été bien 
plus loin encore ; car, outre qu ils voyaient un spiri- 
tualisme raffiné empreint dans les écrits des anciens , 
ils n'avaient pu trouver d'autre moyen d'expliquer des 
coïncidences tout autrement frappantes, qu'en recou- 
rant à des traditions conservées par les descendants de 
Noé, à la dispersion des dix tribus, ou même à une 
révélation particulière. Ces suppositions téméraires 
fiirent condamnées avec raison peut-être ; mais ceux 
qui les avaient hasardées furent bien injustement 
taxés d'ignorance ou de falsifications , car la plus 
simple inspection des textes anciens, que ces reli-r 
gieux savants envoyaient en original, eût suffi pour 
disculper pleinement Prémare , Fouquet et les autres , 
des soupçons odieux qu'on faisait peser sjir eux. 
Après avoir tracé ci-dessus un exposé qui servira, 



202 MELANGES D'HISTOIRE 

du moins > à faire mesurer f étendue du champ que 
les historiens de la philosophie auront à cultiver^ s'ils 
portent jamais letù:s pas jusqu'à la Chine, il resterait 
à faille connaître lefi principales sources d'instruction 
que les livres chinois peurent ofifrir à cet égard ; mais 
ce serait l'ohjet d'un autre écrit plus étendu que celui- 
ci, et un tel travail a sa place marquée dans l'histoire 
littéraire de là Chine , que nous nous proposons de 
livrer prochainement à Timpression, et qui doit ou- 
vrir le Catalogue des manuscrits chinois de la Biblio- 
thèque du roi« 

Il suffira de dire ici quelques mots sur la forme 
la plus habituellement suivie dans les ouvrages phi- 
losophiques de cette contrée. On n'y connsdt pas 
de traité propl^ment dit, où les sujets soient classés 
avec ordre , d'après les diverses branches de la phi- 
losophie auxquelles ils se rapportent. La méthode 
aristotélique n'a pas pénéti^é de bonne heure à la 
Chine, si même elle y a jamais exercé quelque in- 
fluence ; les livrer de Confucius ne sont composés 
que d'une suite de propositions isolées , où l'œil seul 
des commentateurs peut découvrir quelque ombre 
de liaison et d'enchaînement ; la morale et la méta- 
physique, la cosmogonie et la psychologie y sont 
continuellement confondues ou violemment rappor- 
tées à des principes semblables. Le ciel » la nature , 
l'homme et ses facultés, ses rapports, ses devoirs, la 
politique, les moeurs , l'administration , quelquefois la 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 203 

divination et l'astrologie , tout oela forme un ensemble 
ou plutôt un chaos auquel de nobles sentiments, 
qpiélques vues élevées » plusieurs maumea excellentes , 
ne laissent pas pourtant de donner un certain charme , 
provenant plus encore du choix des expressions et des 
images (|ue de la nature même ou du fond des pen- 
sées et des raisonnements. L'absence des fables est 
toutefois un trait honorable et singulier à relever dans 
ces compositions antiques. Les écrivains connus sous 
le nom de Tsee , ou ceux qu on a , d'après les lettrés , 
assez étrangement qualifiés de philosophes hétéro- 
doxes, procèdent à peu près comme les anciens, divi- 
sant le sujet encyclopédique qu'Us cherchent toujours 
à embrasser en petits ti^aités spéciaux sur la raison, la 
vérité , le monde , le temps , les phénomènes , Tâme , 
la vie, la vertu, etc. Les ouvragés bouddhiques par- 
tent ordinairement d'un sujet religieux, liturgique ou 
contemplatif, mais il est impossible qu'il n'y ait pas 
une grande partie consacrée à la métaphysique dans 
ce Gandjour^ vaste recueil théologique , qu'il est peut- 
être réservé à la Russie de faire Connaître à l'Europe 
savante. Tschu Hy, écrivain sage et méthodique, suit 
une marche plus didactique : il divise son ouvrage en 
deux portions , l'une sur les principes , la nature , le 
fatum, l'intellect, les passions, le raisonnement, la 
raison, l'ordre, les vertus; l'autre sur les actions de 
la nature , le Grand Faîte , l'éther et la matière , le 
temps , l'astronomie , la géographie physique , la mé- 



204 MELANGES D'HISTOIRE 

téorologie , les génies et les démons , les deux âmes, 
le culte extérieur, la politique ; et il finit par tm exa- 
men des opinions des philosophes qui Tout précédé. 
Un ordre analogue, et peut-être encore plus régu- 
lier, est suivi dans le grand recueil sur la philosophie 
naturelle dont on a pailé précédemment. Toujours 
les passages des auteurs classiques et les traditions an- 
ciennes sont rappelés, puis interprétés selon le génie 
du commentateur ; citer et expliquer, voilà toute la 
méthode de ces écrivains modernes, qui cherchent 
généralement à s*appuyer de quelque autorité res- 
pectable , lors même qu'ils ont ime opinion nouvelle 
à proposer. 

Nous ne savons si cet ensemble dont nous venons 
de tracer Tesquisse napas perdu, sous notre plume, 
tout l'intérêt qu'il devait avoir par lui-même; mais 
nous pensons qu'au moins le sujet qui y est indiqué 
doit offrir de Tattrait à ceux qui veident compléter le 
tableau des progrès de Tesprit humain. Cette succes- 
sion d'opinions diverses, qui s'est opérée à l'extrémité 
de rOrient sans influence connue de la part des lu- 
mières de l'Occident; ces pythagoriciens et ces plato- 
niciens, antéi^eurs à Platon et même à Pythagore; ces 
stoïciens, qui, faisant de Vordre un dogme universel, 
ont habilement confondu la science et la vertu, et' 
fondé une monarchie sur les principes mêmes de leur 
philosophie; ces idéalistes, qui ont promené leur 
idolâtrie allégorique chez vingt nations , civilisant les 



ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 205 

• 

unes et d^radant les autres ; ces nouveaux épicuriens , 
qui n*ont jamais connu Démocrite ni Épicure; ces 
écoles diverses, tous ces raisonneurs, qui se sont 
épuisés sur le vaste problème que Dieu a livré à leurs 
disputes, présentent un assez digne sujet d*étude, de 
réflexions et de discussions. Ce serait une vaste et 
fâcheuse lacune dans Thistoire intellectuelle de notre 
espèce, si, par indifférence ou par paresse,* nous né- 
gligions les nombreux écrits où sont ouvertes tant de 
sources d'instruction, ceux, du moins , qui sont placés 
à notre portée , dans tes bibliothèques de TEurope , et 
qu'une étude de Tidiome dans lequel ils sont com- 
posés, continuée pendant un an ou deux, peut mettre 
sans réserve à notre disposition. 



20* MÉLANGES D'HISTOIRE 



DISCOURS 

SDR L'ETAT DES SCIENCES NATURELLES CHEZ LES PEUPLES 

BE L'ASIE ORIENTALE ^ 

n n*est point de peuplade, quelque peu avancée 
qu'elle soit dans la civilisation, qui nait recueilli des 
notions sur un certain nombre d'êtres naturels que 
le hasard a placés à sa portée. La curiosité la plus 
vulgaire, les besoins les plus impérieux, fixent l'at- 
tention des sauvages eux-mêmes sur les végétaux et 
les animaux qui les nourrissent, sur les productions 
de toute espèce dont les formes les étonnent, ou dont 
les propriétés les intéressent. La médecine supersti- 
tieuse , Tune des maladies les plus précoces de l'esprit 
humain , et l'une de celles dont il guérit plus tard et 
plus difficilement, vient, dès les premiers temps, 
ajouter ses illusions à toutes celles qui marquent l'en- 
fance des sociétés , et assigner aux simples , pour une 
vertu réelle que l'expérience aura fait découvrir, des 
milliers de vertus imaginaires. C'est ainsi que ces 
philosophes , qui acquièrent tant de gloire en nous 

^ Ce résumé d^un travail étendu a été lu à la séance publique de 
TAcad. des inscr. et belles lettres, le 2 5 juillet 1838. Le mémoire 
est imprimé en entier dans le tome X du recueil de cette Académie , 
p. 1 16-167. 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. Î07 

réYélant les mystères de la création , ont eu presque 
partout pour prédécesseurs des pâtres , des chasseurs , 
àe$ laboiu*eurs grossiers ou d*ignorants empiriques. 
Mais les peuples qui ne savent pas estimer les 
sciences pour elles-mêmes sont condamnés à n*y faire 
aucun piiogrès , et bien peu , parmi ceux de l'antiquité 
et de f Orient, ont porté, dans Tétude de la nature, 
le désintéressement qui en fait le charme et la dignité. 
Les seuls qui Taient cultivée avec quelque succès , 
sont ceux qu'un heureux instinct ou une raison éclai- 
rée a guidés dans la carrière de Tobservation et de 
Texpérience. Or, de tels avantages furent^-ils jamais 
accordés à d'autres qu'aux Européens P Existe-t^il dans 
l'Orient des connaissances qu'on puisse honorer du 
nom de science , et l'histoire naturelle en particulier, 
cette étude qui vit de méthodes et de classifications , 
est-elle jamais sortie de lenfance chen les nations de 
l'extrémité de notre continent, oh n'a jamais pénétré 
l'influence de cet Âristote, le maître commun des 
peuples de l'Occident et de ceux de l'Asie moderne P 
Ce point d'histoire m'a paru curieux à examiner, et , 
pour essayer dy jeter du jour, j'ai entrepris de tracer 
l'état dea sciences naturelles à la Chine, au Japon et 
dans les contrées voisines. £n présentant ici quelques- 
uns des résultats d'un travail étendu , je ne me dissi* 
mule pas que les détails inséparables de ce genre de 
recherches pourraient seuls leur donner quelque 
intérêt et leur mériter quelque attention; et c'est 



â 



208 MELANGES D'HISTOIRE 

justement ce qu il m'est interdit de conserver dans 
un extrait rapide où je me reprocherais d*eidever du 
temps à d'autres lectures plus importantes et plus con- 
formes aux travaux habituels de l'Académie. 

L'étude de l'histoire naturelle paraît être née , à la 
Chine comme dans l'Occident, de la crainte de la 
douleur et de la confiance à l'art de guérir. L'idée que 
la nature, en nous envoyant les maladies, s'est engagée 
à nous fournir les remèdes , et qu'elle serait en reste 
avec nous , si le nombre des uns n'était pas ^al à ce- 
lui des autres , cette idée consolante et qui mériterait 
' d'être vraie, remonte, en Asie, à la plus haute anti- 
quité. Un prince qu'on fait vivre il y a A4oo ans passe 
pour avoir composé un livre sur les maladies et sur le 
pouls, inunédiatement après l'invention de l'écriture. 
Un autre personnage plus ancien encore, et qu'on ne 
connaît guère que sous le nom du divin laboureur^ est 
regardé comme l'auteur d'un traité sur les propriétés 
des plantes, qui a servi de base et de modèle à tout ce 
qui a été écrit plus tard sur la botanique et la matière 
médicale. Ces livres seraient incontestablement les 
premiers ouvrages d'histoire naturelle composés dans 
le monde entier; mais personne ne les a jamais vus, 
et, à bien dire, on en reporte la composition à une 
époque où il n'est guère vraisemblable qu'il y ait eu 
des livres d'aucune espèce. Tout est plein de &bles 
dans ce premier âge des sciences de la Chine, mais 
ce^ont des fables d'un gem^e spécial, et telles qu'on 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 209 

n'en trouve nulle part ailleurs. On n*y voit pas des 
dieux descendus sur la terre pour instruire les hommes 
et leur dévoiler les secrets utiles à leur conservation. 
Ce sont de simples mortels , des empereurs , des mi- 
nistres , occupés du soin d*éclairer les peuples et faisant 
de rinvestigation de la nature un objet d'intérêt pu- 
blic, un des devoirs de leur rang et, pour ainsi dire, 
une affaire d'administration. Les opérations astrono- 
miques sont exécutées avec une sorte de pompe offi- 
cidle , et deux hommes d'État sont poursuivis et punis 
pour avoir négligé de calculer une éclipse de soleil. 
Les inventions dans les arts sont toutes dues à des per- 
sonnages d'un rang éminent à la cour impériale, et les 
découvertes, d'avance ordonnées par des décrets spé- 
ciaux. Un même prince règ^e le calendrier, la musique 
et le système des poids et des mesures ; il ordonne à 
son ministre d'inventer les caractères dont on n'avait 
encore aucime idée, et cet ordre est immédiatement 
mis à exécution. L'impératrice, sa femme, trouve l'art 
d'élever des vers à soie et de fabriquer des étoffes. 
Les connaissances sont réputées inséparables du pou- 
voir. Ce sont là des imaginations de lettrés; c'est un 
âge d'or à leur façon , où le règne des lumières tient 
la place du règne d'Âstrée. On ne saurait admettre 
que les choses se soient ainsi passées dans aucun lieu 
du monde. Évidemment la haute antiquité des dé- 
couvertes a dérobé les noms de leurs véritables au- 
teurs, et l'on en a fait honneur aux souverains par 

i4 



210 MÉLANGES DHISTOIRE 

une suite de cet e^rit qui a prévalit de toill teiu|l» à 
la Cbiiie, et qui coti^ste à rapporter tout ce qui est 
bon, utile, honorable, à Taotioii de Véiu du ciri, de 
celui qui doit lC|ot savoir puisqu'il p^t tout , et qui 
e^ supposé ie i^^kleup, le plus babile, le plus éehiré 
dèH bommes, pur cek seul qu il est chargé de les gou- 
verner et de le^ instruire. 

La tradition y^t que lo imr^ labomeur, le plus an- 
den des botanistes et des pharmaciens sans ^ntre£t, 
ait feitTessai des propriétés décrit espèces déplantes, 
et que , dans un jour, il ait éprouvé soilant6 et dç( 
poi|(Kas. Ti^k est , dit-on , foraine de la médecine. 
On ne décrivit d'abord que trois cent soixante et cinq 
eS|)èc8S toutes médicamenteuses. B y ^i avait Une 
pour chaque jour de faniiée, et ce nombre c<»res^ 
pondait à la totalité des influences que le tià peut 
exercer sur ies êtres tN[Testres. On le dépassa bientôt 
eu dépit de Tastrcdogie , et les découvertes ultériem^ 
i*i&nt sucéessivement accru jusqu'à jdusieifirs milfiers. 
Oli s'était attaché de préftrence aux pbntes, tant 
(pt^ avait cons^té surtout les besoins^ de la matière 
médicale, (te en vint ensuke 3v& animaux et nux 
imnéraux , quand il fut permis de considérer ièà ètreê 
naturels sous les rapports qui intéressent ies drlu et 
^industrie, Féconomie rurale et domestiqua, et enfin 
la Science elle-même , dans un point de vue géiaénd 
et véritablement philosc^hique. 

L'écriture alphabétique est assurément une admi* 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 211 

nMe inrvention , et rhenreose influence qfo^dle a exer- 
cée sur kl difliisioii des connaissances ne satirtît être 
réroqnée en doute. Mais ce serait en exagérer Tim* 
partance et concevoir, en même temps, une trop 
firtbie idée des ressources de notre intelligence, que 
de supposer i'sdphabet absohunent mdispensaèle à ses 
prc^;rès, et f esprit humain condamné à une étertieye 
impuissance lit oijt cette inrention n*a^ pas pénétré. 
Je sa^ qu*onr a sourent attribué Tétat stationnâire oik 
ton prétend que la civilisaticHi et les^scienees sont res- 
tées chei: les Chinois , à la nature partieidiè«l de leur 
écriture; mais cette opinicm, qui ^*affîdblit tim» les 
jcKxrs , date Sim temps où fon jugeadt s«r pcff^e et 
les Chinois, et leurs sciences, et leur écriture. L'écri- 
ture ^[urativé ou par images semble au cvmtiraâre 
mefrveilleuseaifènt' appropriée à Yétude de fhisdrâ^ 
naturelle; et c^est peut-être tm des résuftata^ tes phis 
singuitërs dix travail dbnt je donne ici Vaperju , de 
fidre vc&r que plusietors petrptes^ orien^us dorv^efit à 
f einpibl' (lé ces Caractères si* dîfiféretttU^ d^ ftes^ lettres, 
les prëmièx^ hotîtMû de la mélboide et les^ éléments 
dFînie classifiicatroh réguïftre: de sorte que, s*ily ont 
fait quelques fidbies' progrès dfetns ta conhaissanee de 
là nritùrc, rk en sont justement redevables k hè cir- 
constance mêmetjur, selon l'opinioTï commune , avait 
opposé à' leurs eiïbris un obstacle insurmontables 

En efiet, tandis que nos éhfents apprennent iètiÊ^ 
ment et gravent péhiBlement dWis iteur ntétiloire' h 

i4. 



212 MELANGES DHISTOIRE 

valeur convenue des syllabes qui composent les noms 
des animaux et des végétaux, la figure ou Timage qui 
les représente fixe inévitablement dans Tesprit d*un 
jeune Chinois quelque chose de leurs qualités distinc- 
tives et de leurs attributs caractéristiques. Une fois 
firappée de ces signes grossiers , mais expressifs , l'ima- 
gination ne saurait oublier le cerf avec son bois ra- 
meux , le cheval qui caracole , la tortue couverte de 
sa carapace , Tinsecte au corps vermiculaire, la céréale 
avec ses épis penchés vers la terre, le bambou aux 
feuilles pendantes et la courge suspendue à Textré- 
mité d'une tige flexueuse. Gonfucius en avait fait la 
remarque il y a 3^00 ans. Quand on voit, dit-il, le 
caractère du chien avec son corps élancé et sa queue 
recourbée , c'est comme si Ton voyait l'animal lui- 
même; Effectivement , il n'y a pas de signes qui tien- 
nent de si près à la pensée, qui la peignent si bien et 
la rappellent si vivement; et sous ce rapport les Chi- 
nois ne sont pas absolument mal fondés à élever leur 
écriture pittoresque fort au-dessus de nos lettres , qui 
ne représentent que des sons insignifiants ou des por- 
tions de sons, au moyen de traits irréguliers qu'ils 
comparent aux circonvolutions des vers. 

Mais ce n'est pas là le plus grand avantage que l'é- 
criture figurée ait apporté à l'étude des êtres naturels. 
H en est un autre qu'on a su tirer d une imperfection 
même, inhérente à ce genre de signes , par la manière 
dont on y a remédié. U est impossible de créer au- 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 213 

taiit d'images que l'on a d'animaux et de végétaux à 
nommer. Ces images, en se multipliant, finiraient par 
se confondre. Il faudrait des dessinateurs plus habiles 
que les lettrés de la Chine pour distinguer un loup ou 
un renard d'un chien , une antilope d'une chèvre , un 
camellia d'un rosier, ou un érable d'un chêne. La 
peinture même, remplaçant l'écriture , ne saurait qu'à 
peine triompher d'une pareille difficulté. Les Chinois 
l'ont surmontée par un procédé qu'on croirait imité de 
nos nomenclatures modernes. Ils ont adopté un cer- 
tain nombre de types auxquels ils ont rapporté tous 
les autres êtres d'après leurs analogies ; par là , ils ont 
établi des genres, des familles , ils ont tracé l'ébauche 
d'une classification naturelle. Ds ont placé dans la fa- 
mille du chien, le loup, le renard , le chat, le lion et 
les autres carnassiers; dans celle du cochon, l'élé- 
phant et le rhinocéros; dans celle du bœuf, tous les 
grands ruminants ; dans celle du mouton , tous les 
ruminants plus petits ; dans celle du rat , tous les ron- 
geurs. Hs ont de même institué les classes oiseau, 
poisson, insecte, la famille des tortues, celle des ro- 
seaux, des céréales, des courges, des gemmes, des 
pierres, des sels, des métaux et beaucoup d'autres. 
Par une suite de cet arrangement, chaque être na- 
turel a reçu un signe formé de deux parties dont l'une 
est le type auquel cet être est rapporté, et l'autre un 
accessoire pour distinguer l'espèce. On écrit ainsi le 
chien-renard, la chèvre-gazelle, le roseaa-latamer, le nV 



214 MÉLANGES DHISTOIRE 

froment, le wUet-sucre. L'esprit qui dirigea linnsBus 
êewble avoir inspiré i il y a plus de quatre mille ans, 
le^ esaais de ces inventeurs de l'écriture chinoise , au 
point qu'aujourd'hui menue les littérateurs qui recher- 
obent l'étymologie de ces signes antiques pour les 
dasser dans les dictionnaires, forment, sans le vouloir 
et sans s en apercevoir, des séries de caractères qui 
représentent parfois des groupes d'êtres lieureusetnent 
rf^prochés les uns des autres, des genres bien &its et 
de véritables familles naturdUes. 

On peut bien croire néanmoins qu'à coté de ces 
aperçus judicieux, qui n'e]|âgent, après tout, qu'une 
attention .ordinaire et la simple inspection des caraco 
tères e&térieurs , on rencontre bien des irr^^ilarités 
produites par une ^norance pi^^que coni}dète de la 
structure interne des êtres et des lois de l'organisation; 
iies baleines et pbisieui's mollusques sont placés parmi 
les poissons. Les chauves-souris et l'écureuil-volant sont 
désigaés par des caractères qui se rapportent au type 
du rat ; on n'a pas laissé de les ranger parmi les ci- 
seam^, La définition qu'on donne des insectes porte 
sur ce que ces animaux ont la chair dans l'intérieur 
du corps et les os à l'extérieur; mais ceux qui ont 
fait cette observation curieuse, y dérogent immé- 
diatement en iiitroduisaot dans cette classe les gre- 
nouilles et d autres animaux qui n'ont de commun 
avec les insectes que le dégoût qu'ils inspirent. A la 
vérité , des méprises de cette espèce se commettent 



ET DE HTTÉRATDRE ORIENTALES. 315 

d^a» des pays j^us éclairés que la Chine, et il n'^ ^ 
pas l^pgtemps que no$ dictionnaires usuels en pré* 
90ntàimt .eqcore des traces. Quant à leur ignorance eik 
aii^toiâ[iie , le# Chinois n*ont )pas Texçuse des préjugéts 
qui « qh^ d autres peuples , font attacher de Thorreur 
9tl qieurtre des Animaux et au contact dess cadavris^v 
M^ au lieu d'étu4ie|r Torganisation comme elle est « ilf 
opt vbulu déterminer par le raisonnement contmeot 
elle dey^it être, et cette prétention les a souvent en- 
tr^l^és loin du but qu'ils se proposaient d'atteindre^ 

Une de leurs erreurs les plus étranges est celle qui 
a rapport à la transformation des êtres les uns dans 
les aul3res* Des contes populaires, des observatiob^ 
mal faites sur les métamorphoses des insectes, ont 
donné naissance à des théories ridicules. Des ^bsurr 
dilé^ sayaote^ se sont ajoutées à des préjugés puérils; 
et ce que le vulgaire avait cru voir , les philosophes 
sppit venus Texpliquer. Rien n'est plus aisé dans lé 
système oriental sur la constitution de l'univers : une 
matière unique, infiniment diversifiée » se montre dans 
tous les êtresi Les variations n'affectent que les pro- 
piiétés apparentes des corps, ou plutôt les corps ne 
sont eux-mêmes que des apparences; C'est ainsi qu'on 
a vu quelquefpis des spéculations de métaphysique 
exercer de l'influence jusque sur les connaissances po- 
sitives^ et les illusions de l'alchimie naître de celles de 
l'idéalisme et des doctrines mystiques. 

Suivant ces principes , il n'y a rien d'étonnant à voir 



216 MÉLANGES D'HISTOIRt 

le fluide de la foudre et les étoiles mêmes se convertir 
en pierres, comme cela a lieu dans les aérolitfaes. 
Des êtres sensibles deviennent insensibles, témoin 
les fossiles et les pétrifications. La glace, enfermée 
sous la terre pendant mille ans, se transforme en 
cristal de roche, et il ne faut au plomb, le père de 
tous les métaux, que quatre périodes de deux cents 
ans chacune, pour passer successivement à Tétat d'ar^ 
senic rouge, d^étain, et enfin d'argent. Au printemps, 
le rat des champs se change en caille , et les cailles 
redeviennent rats à la huitième lune. Le ton avec le- 
quel ces merveilles sont racontées par les auteurs est 
bien un peu équivoque ; mais il y a lieu de croire qu'ils 
en admettent du moins un certain nombre comme 
prouvées , et qu ils ne voient rien de véritablement 
impossible dans les autres. Un naturaliste chinois, 
moins crédule que ses confi:ères, se moque agréa- 
blement d*un d'entre eux pour avoir cru à la méta- 
morphose du loriot en taupe , et des grains de riz en 
poissons du genre cyprin : « C'est là , dit-il , un conte 
« ridicule. H n'y a de constaté que le changement du 
a rat en caille, lequel est rapporté dans toutes les 
« éphémérides, et que j'ai constamment observé moi- 
-même; car enfin il y a une marche constante pour 
a les transformations comme pour les naissances. » Les 
animaux , selon les Chinois , sont ou vivipares comme 
les mammifères , ou ovipares comme les oiseaux ; ils 
naissent par transformation, comme la plupart des 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 217 

insectes , ou par un effet de rhumidité , comme les 
grenouilles , les limaçons et les scolopendres. 

C'est un caractère particulier des fables chinoises , 
(pie rien n'y est presque jamais rapporté à Tinterven- 
tion des êtres supérieurs à l'homme. De même, dans 
ces théories d'une physique mensongère , tout est at- 
tribué à un développeipent spontané qui s'exécute 
d'après des lois invariables. Tout y est parfaitement 
combiné, même ce qui est contraire au bon sens ; tout 
s'y explique par l'action de causes réputées naturelles , 
alors même qu'elles sont entièrement imaginaires. 
Cest surtout depuis que les opinions de l'école qui 
s'est formée au xin* siècle sur l'éther et la matière 
fixée ont été généralement répandues, que ces théo- 
ries ont pris faveur. On rend compte de tous les 
phénomènes par l'action de ces deux principes, par 
le resserrement et l'expansion, l'attraction et la ré- 
pulsion, le repos et le mouvement. C'est une véri- 
table Explication universelle. On comprend très-bien 
ainsi comment sont nés les cinq éléments et toutes 
les propriétés opposées, dont le jeu influe sur les 
corps , le sec et l'humide , le fi'oid et le chaud , le doux 
et l'amer , les couleurs , les odeurs , les vertus médi- 
cinales. On dit d'où provient la différence des sexes 
dans les animaux, quelle est la cause des maladies, 
et pourquoi , parmi les végétaux , les uns ont un tronc 
ligneux et les autres une tige herbacée. Des tableaux 
où ces propriétés sont mises en regard les unes des 



218 MÉLANGES D*HISTOIRE 

aiftres , servent à donner une raiâon de tout ce qu'oit 
ne sait pas en météorologie, en chimie, ^ histoire 
natureliô et sâitout en niédeciiie. he succès dé ces 
sprtes de systèmes est presque toujours assuré, même 
Ikm;^^ de Chine , parce qu'il est commode de pouvoir 
mettre des mots à la place des choses, de n'êtte ja^ 
mais arrêté par rien, et d'avoir des fbmmies toutes 
prêtes pour tous les cas embarrassants^ C'est ain^ que 
s'est formé un jai^gon scientifique qu'on croirait em- 
prunté de notre scolastique du moyen âge , et qui , 
bien plus que l'écriture figurative» a dû contribuer & 
retenir les connaissances des Chinois dans l'état d'en^ 
faxice où nous les voyons de nos jours*. L'expérience 
£»it Voir que « quand l'e^rî}: humain est une Sois ^n- 
g9gé dans ces fausses routes, il lui Êiut^ poim* s'en 
d^tournôr» des siècles et le secours d'nn homme de 
génie. Les siècles n'ont pa^ manqué à la Chine; mais 
l'homme dont les lumières supérieures feraient évar 
noMir ces lueurs trompeuses ) y pourra difficilement 
e:ic€rcer cette heui^euse influence, t^nt que les insti- 
tutions politiques y tiendront éloignés des sciaices 
spéculatives tous les esprits actifs et d'une tretnpe id- 
g<Hureusej en les appelant, par la voie des concotirs, 
aux honneurs et aux emplois, et en les confinant 
ainsi dans les détails de l'administration et les fonc- 
tions de la magistrature* 

Toutefois , Ton sait que , par une heureuse contra- 
diction dont quelques-unes de nos études m/êmes ont 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 219 

autrefois présenté des exemples, les théories les plus 
(posées à la raison n'entravent pas toujours, autant 
qpEi*mDi pourrait Tappréhender , la marche et les pro^ 
gp^ des sciences d'observation. L'attention qu'elles 
éveillât n'est pas entièrement stérile. Bien voir et 
nybooner faux, ne sont pts deux choses lout â fait in- 
oQiiqiâtibles , et les naturalistes de la Chine , comme 
les dbiaustes et les médecins de nos anciennes écoles, 
ont quelquefois su les concilier. Les Chinois ont de 
bons yeux et beaucoup de^ersévérance , ils sont pa- 
tients et minutieux , deux qualités précieuses dans la 
cooteinplation des êtres naturels. Us ont une con- 
fiance outrée dans les vertus des simples, et cela même 
les rend circonspects dans l'usage qu'ils en font, et 
attentij& â les bien distinguer les uns des autres ; c'est 
un de ces cas rares où l'ignorance a du bon quand 
elle est modeste et consciencieuse. A force d'étudier 
la nature dans l'intérêt de la pharmacie , leurs idées 
se sont successivement étendues. Ils ont amassé jus* 
qu'i deux ou trois mille espèces des trois règnes, dont 
ils ont établi la synonymie , et passablement marqué 
les rapports et les différences. Le meilleur traité d'his- 
toire naturelle que nous ayons d'eux est en quarante 
volumes , et U vaut bien le dictionnaire des drogues 
de Lémery. Ce qu'on trouve de mieux dans ces sortes 
d'ouvrages, c'est l'histoire des mœurs, des habitudes > 
des usages. Les descriptions sont détaillées et géné- 
ralement exactes, sans être méthodiques. Les figures,. 



220 MÉLANGES D'HISTOIRE 

surtout celles qui sont coloriées , valent quelquefois 
mieux encore que les descriptions; car on sait que 
les peintres de la Chine excellent dans les parties de 
Tart qui n'exigent ni style j ni ordonnance, ni expres- 
sion. De plus, les nomenclatures sont régulières; et 
les classifications , malgré les défauts qui les déparent, 
peuvent sembler prodigieuses chez ces peuples de 
Textrémité du monde , où Ton s^étonne toujours de 
rencontrer quelque chose qui ait le sens conmiim. Les 
livres de botanique et de'Èoologie, composés par des 
auteurs chinois et japonais, peuvent donc être con- 
sultés avec finiit , soit pour prendre une idée des pro- 
ductions particulières à FÂsie orientde et des divers 
genres d'utilité qu'on en tire, soit pour éclairer la 
distribution géographique des espèces qui nous sont 
connues. Enfin, et ce sera le dernier trait de notre 
éloge , ces livres demeureront notre unique ressource, 
tant que la timide ou prudente politique des gouver- 
nements de ces contrées , rebelle aux vœux des amis 
des sciences, les tiendra rigoureusement fermées aux 
voyageurs européens. Et Ton peut croire qu*dle trom- 
pera longtemps encore les efibrts de nos voyageurs 
et les vœux des amis des sciences, si ces gouverne- 
ments sont bien conseillés dans^lmtérêt de leur r^— 
pos et de leur indépendance. 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 221 



DISCOURS 

SUR LE GÉNIE ET LES MOEURS DES PEUPLES ORIENTAUX. 

Le sujet que j'entreprends de traiter mérite assu- 
rément Tattention des hommes éclairés; mais, pour 
qu'il ne perdît rien de son importance à leurs yeux , 
il faudrait qu'A fut livré aux réflexions de chacun , 
avec les développements convenables. Le génie et 
les mœurs des peuples orientaux embrassent mille 
objets variés, et demanderaient plus de lumières en- 
core qu'il n'y en a dans les trois sociétés asiatiques 
de Paris, de Londres et de Calcutta. L'Inde, la Chine, 
la Perse , la Chaldée ; la sagesse des mages , des lettrés, 
des brahmanes; les religions, les coutumes, les lois, 
les gouvernements de vingt peuples divers, durant 
quarante siècles, ofirent une matière dont le génie 
ioniême de Montesquieu n'a pu se rendre maître , et il 
y aurait de la témérité à l'aborder , à moins de pos- 
séder l'érudition d'une académie , ou la noble con- 
fiance d'un auteur de Résumés. Je voudrais connaître 
le secret de ces volumes si petits , et dont on peut 
dire, comme de la maison de Socrate : «Plût à Dieu 
«qu'ils fussent pleins de vérités!» De ces impercep- 
tibles traités de chronologie et de morale , d'histoire 
et de philologie , qui ressemblent au manuel du dis- 



222 MELANGES D'HISTOIRE 

tîllateur et du vinaigrier, avec cette dîfiFérence, que 
ceux-ci sont d'ordinaire composés par des vinaigriers 
et des distillateurs. Mais je n*^ai pas le talent quil faut 
pour présenter des objets qui seraient à l'étroit dans 
les longues colonnes de nos gothiques in-folio, parfaite- 
ment éciaircis dans un moderne in-Sa . Je n'aurai donc 
à exposer, sm* un sujet si profond et si étendu, que 
quelques vues incomplètes, quelques observation^ dé- 
tachées., des considérations incohérentes et des idées 
sans liaison. Je sais, du reste, que les matières d'é- 
rudition, toutes graves quelles paraissent, ne le sont 
pas encore assez pour qu'il soit permis de les traiter 
aussi superficiellement, et que la science du gouverne- 
ment est peut-être à présent la seule où l'on puisse par- 
ler de tout sans avoir rien appris. Mais , s'il n'est jamais 
convenable de se reposer sur la patience de ses audi- 
teurs, on peut faire la juste part de leur perspicacité. 
Il y a , d'ailleurs , quelque chose d'encourageant 
dans l'état où sont encore les questions qui vont 
nous occuper. Si ces hommes consonmiés dans la 
connaissance des langues savantes de 1! Orient, ces 
philologues profonds , ces érudita du premier ordre , 
avaient tenté d'y porter la lumière , il serait téméraire 
de venir, après eux , débrouiller ce qu'ils aiœaient cru 
éclaircir, et soumettre de nouveau à la discussion 
ce qu'ils auraient décidé. Notre devoir serait de les 
prendre pour guides, s'il s'agissait des choses aux- 
quelles ils ont consacré leur vie, la conjugaison des 



ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 223 



, la distmction des supins et des géitmdifii, et 
l*«:t de seand^ les vers; maïs ces points, auxquek le 
pt^b^ÎG s'arrête , la marche de la raismi , le génie des 
ÎDStitotions , le fondement des croyances religieuses, 
smt, aux yeux des savants de profession, des baga- 
tdies peu dignes de iix^r leurs r^ards , tout absorbés 
qtt*ib sont par une multitude de détails cwîeux , où , 
ea vertu d'une sorte de réc^rocîté , le public , à son 
tour, ne voit souvent que des particularités frivoles et 
des minuties sans intérêt. Cette indiffifrence d'hommes 
qui pèchent par trop de savoir, a livré l'Asie à d'autres 
hmnmes qui n'en avaient pas assez; et, comme les 
ttds ne songeaient pas à nous apprendre ce qui avait 
élé, les autres se sont trouvés libres d'imaginer ce 
qm avak pu être. De là , cette foule d'idées fausses et 
de suppositions hasardées, de conjectures gratuites 
et àe systèmes sans fondement, qui ont si bien tenu 
lien de la connaissance des événements , à la grande 
satisfaction de tous ceux qui aiment mieux rêver que 
dé se livrer à l'étude , parce qu'il est infiniment plus 
cokomode et plus doux de divaguer que de s'instruire. 
Notre tâche se réduit donc au fond à rappeler quel- 
ques opinions conçues indépendamment de l'histoire, 
et & les vérifier en les rapprochant des faits. On peut, 
saas trop die présomption , entreprendre cette revue 
d^ Sdées systématiques , et s'en promettre quelques 
réétdtats utiles; car, lorsqu'il s'agît d'hypothèses, il 
n'y a rien , après l'art d'en fSaiire , qui coûte moins de 



224 MELANGES DHISTOIRE 

peine que de les renverser; et, dût- on ne parvenir 
qu*à reconnaître son ignorance , toutes les fois qu*on 
diminue le nombre des erreurs, c'est à peu près 
comme si Ton augmentait le nombre des vérités. 

Mais que pensera-t-on de ma hardiesse , si , dès les 
premiers pas , je viens éveiller des doutes au sujet de 
l'opinion la plus généralement répandue et la mieux 
établie de toutes celles qui ont rapport aux nations 
asiatiques? Ne croira-t-on pas que, en vue de l'atten- 
tion dont on honore volontiers les idées singulières , 
j'ai recours , pour captiver mes auditeurs , à la £sicile 
ressource du paradoxe? S'il est une notion accréditée, 
un fait reconnu , un point inébranlablement arrêté 
dans l'esprit des Européens , c'est l'asservissement des 
peuples d'Asie aux anciennes doctrines, aux usages 
primitifs, aux coutumes antiques; la constance de . 
leurs habitudes , la fixité invariable de leurs lois et 
même de leurs coutumes. L'immutabilité de l'Orient 
a, pour ainsi dire, passé en proverbe; et cette opinion 
conunode , entre autres avantages , a celui de rendre 
superflues les recherches sur un. état ancien que repro- 
duit si bien l'état moderne. Oserai-je, bravant d'abord 
la conviction générale , venir troubler la sécurité dont 
on jouit à cet égard , et présenter les Orientaux conmie 
des hommes qui ont pu , suivant les époques , s'^- 
rer en de nouvelles croyances, adopter des formes 
variées de gouvernement, et se soumettre à l'empire 
de la mode, en fait de coiffures .et d'habillements? 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 225 

• 

Les Européens , qui ont pris un goût prodigieux pour 
le changement, en ce qui concerne toutes ces choses, 
croiront que je vante les Asiatiques, en peignant leurs 
variations, et je crains de passer pour un pan^;yriste 
outré des Orientaux , en me rendant garant de leur 
inconstance. 

Mais , premièrement , quelle étroite liaison , quel rap- 
port intime ont entre eux ces peuples qu'on nomme 
Orientaux , pour qu*on leur applique une dénomina- 
tion générale , pour qu'on les enveloppe , sans distinc- 
tion , dans un jugement unique? H semble qu'il y ait 
qudque part une vaste contrée , un pays immense , 
appdé ï Orient, et dont tous les habitants, formés sur 
le même modèle et assujettis aux mêmes influences, 
peuvent être décrits ensemble et appréciés d'après les 
mêmes considérations. Mais qu'ont de commun tant 
de peuples divers, si ce n'est d'être nés en Asie? et 
l'Asie, qu'est -elle, qu'une vaste portion de l'ancien 
continent, que la mer seule entoure de trois côtés, 
et à laquelle il a- fallu, du côté qui nous avoisine, as- 
.fflgner une démarcation fictive, et tracer des limites 
imaginaires? Ces noms surannés, avec lesquels on 
croyait s'entendre, ont eux-mêmes fait place à des 
dénominations plus élégantes ; et l'on ne sait plus ce 
qui est de l'Asie et ce qui n'en est pas , depuis que , 
ayant proscrit les quatre vieilles parties du^monde , les 
géographes leur ont substitué une division en trois , 

en cinq ou en sk, avec les noms doctes et barmo- 

i5 



226 MÉLANGES D'HISTOIRE 

nieux d'Océanie , d'Australie^ de Nothasie^ de Pcdyné- 
sie,. Les Malais sontnils encore un peuple asiatique P le$ 
Moscbvîtes sont-ils déjà une nation européenne? exiate* 
t-il autre dbose que de légers points de contiK^t entre 
un Arménien, un Tartare, un Indien, un Japonais? 
Tous ces Orientaux diffèrent plus les uns des autres, 
que ne diffèrent rhàbitUnt de Westminster ou.de 
Paris , de celui de Madrid ou de Saint^Pétersbouig. 
Mais noujb les mettohs en commun, faute de connaître 
ce qui les distingue ,. comme nous avons de la peine 
à démêler, dans k figure des nègres ^ les traits qui, 
de loin , nous paraissent compCMser des physionomies 
identiques. Nouft confondons tdn^i les traits intellec* 
tuels, niOus brouillons les physionomies morale, et» 
die ce mélange, ii ré^dte un composé imaginaire, 
un véritable être de raison , qui né resièmble à rien » 
qu'on exalte gratuitemient , qu'on bMme à tout ha* 
sard. On l'appelle un Asiatique, un Ori^dtal, et cela 
dispense d'en savoir davantage; acuité précieiiae, 
avantage décisif, que les mots gétfeériqUes assurent à 
lOéux qui ne tieiinent.pais aux idées justes, et qui, 
pour juger, se soucient peu d'approfondir. 

Que si , au contraire , on voulait considérer les 
objets d'un peu plus près, oik serait surpris de la 
multitude de choses qu'oii ne sait pas , et nobfohdu 
éé la ^odigieuaé diversité qu'on déooûvricait » . sous 
mâle points de vue difféi^éuts , ches des hatidiis qu^ 
réunit id dans Une commune indifiérenœ, ou, pour 



ET DE LITTERATURE ORIENTALES »27 

pfiffkr plus nettement, dans une igdoratice univer- 
sdle. Je ne parie pas de la variété des climats, ni de 
celle des vêtements ^ qui en est la suite nécessaire. Je 
ne m'arrêta point à celle des races qui se montre sur 
les visages, et qui, dulie r^jîon à l'autre « bouleverse 
les idées de beauté, au point de faire traiter de mons- 
tre , sur la rive d*un fleuve , l'objet que , sur l'autre 
ri^e, on entourerait d'hommages adorateurs. Je ne 
dis rien des producti(xis naturelles, qui ont tant 4'in- 
Qaence sur les habitudes soldes , pi des «langues , 
qui agissent si puissamment sur le goût littéraire* Je 
m'attache surtout à deux points principaux, le$ cultes 
et les lois, lei croyances e) les institutions^ double 
objet de la plus haute importance , àmt les ch^nge^ 
ments entraînent tant de révolutions dans les mœurs 
publiques et privées , 0t qui n'ofirent pas ^l| Asie 
faffiigeante monotonie qu'oa y a eru voir« parce que, 
malgré ce qu'en à pu dire un grai^d écrivaii), ils ne 
dépendent pas absolument du clin^at propre à chaque 
contrée ou« eh d'autres term<es,<de la pluie et4^ beau 
tempst 

La décadence de l'isiag^sme a a laissé subsister, 
dms les parties de l'Asie qui touithemt à TËçrope , 
que des états sansi resiprt et (^ trônes privés 4*appui. 
Leur Êiiblesse actuelle ne saurait £ure oublier leur 
Vendeur passée ; mais y qaoiqu'ijl y ait bien quelque 
chose à réformer dans les jugeme^jte qu'on pprte au- 
jourd'hui sur les suoeesseur$ des ca^es et des Sofis , 

i5 



228 MÉLANGES DHISTOIRE 

d*Haroun Âlraschid et de Saladin , sur les descendants 
des Arabes, qui ont conservé les sciences de la Grèce, 
et des Maures, qui ont introduit la galanterie dans 
l'Occident, j'aime mieux porter mon attention sur ces 
contrées dont on peut encore étudier sans prévention 
l'état moral et la constitution politique , l'Inde , le Ton- 
quin» le Japon. A moins de dire du bien des Turcs, 
des sujets de Feth Âli Schàh ou de Mohammed Âli, on 
ne voit pas qu'il y ait rien de bien neuf à apprendre 
au sujet de ces peuples, qui vivent d'ailleurs trop 
près de nous pour que chacun ne se croie pas en 
droit de les juger par soi-même , ou tout au plus en 
consultant la gazette d'Âugsboui^ et les correspon- 
dances de Trieste et d'Odessa. Trois mois de séjour 
à Gonstantinople ou à Smyme , huit jours au Caire 
ou à Tunis , ont mis des milliers de personnes en état 
de n'avoir besoin d'aucun secours pour raisonner sur 
les nations musulmanes. Les nations au sujet des- 
quelles on peut attendre encore quelques renseigne- 
ments intéressants sont celles qui habitent bien loin, 
qu'on visite rarement , dont les journaux ne parlent 
presque jamais, et qui, par conséquent, sont à peu 
près inconnues de ceux qui ne sentent pas le besoin 
de recourir à d'autres sources d'instruction. 

C'est après avoir traversé l'Indus, qu'on entre dans 
des contrées où s'est conservée cette empreinte native 
que n'ont pu effacer dans la réalité , ni dénaturer à 
nos yeux, les efforts et la persévérance des Occiden- 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 229 

taux k les parcourir, à les subjuguer, à les dépouiller 
et à les décrire. Là se trouvent encore les disciples 
de ces brahmanes, dont aujourd'hui, comme au 
temps d'Alexandre, on vante la sagesse sur parole, et 
dont le mérite le plus incontestable est d'avoir su 
revêtir des idées communes des formes les plus ex- 
travagantes. Là, trente nations, auxquelles l'usage a 
attribué le nom d'Hindous, ont obtenu*, d'une troupe 
de marchands chrétiens qui les a assujettis , l'autorisa- 
tion provifoire d'adorer les idoles et de brûler vives 
les femmes qui ont eu le malheur de perdre leurs 
époux, à la charge de reconnaître comme 'suzeraines 
quelques maisons de commerce de la Cité de Londres, 
et d'alimenter de matières premières les filatures de 
Birmingham et de Manchester. Au delà du golfe de 
Bengale, sont les Barmans, qui couvrent de lames 
d'or des colosses de divinités et d'animaux, des ponts , 
des tours et des monastères entiers. Ces peuples , dont 
la dévotion magnifique et la somptueuse idolâtrie ne 
pouvaient manquer d'exciter l'intérêt de leurs voisins 
du Bengale, Tiennent de recevoir de ceux-ci une 
leçon de tactique et de diplomatie européennes , et 
n'ont recouvré leurs bonnes grâces que par le sacri- 
fice de quatre ou cinq provinces. Sur le rivage op- 
posé de la presqu'île, l'empire annamitique doit à 
quelques missionnaires et officiers venus de France 
de posséder des flottes , des troupes régulières et des 
places fortifiées , et peut , grâce à cet accroissement de 



230 MÉLANGES DHISTOIRE 

puissance , subsister &moTe ijuelque temps , à moins 
que ies Barmans , qui les séparent aicore dés posses- 
sions britanniques , ne s'avisent dWoir de nouveaux 
différends avec ie<9 dominateurs de THindoustan, et 
de se raccotnmodej^ «li m^e prix avec le gouverne- 
ment de Gaieutta. Nous ne pariorons pas des grandes 
tles dé Tarchipel oriental, parce que Tiiidustrîe euro- 
péenne n'y a laissé subsister^ de la civilisation iiidîgène , 
que ce qui étdt ^oureusen^ent nécessaire à la récolte 
du camphre et de la noix muscade* Mais nous irons, 
au bout du pionde, admiret*, dans les îles japonaises, 
le plus sage de tous lés états de l'Asie, un peuple qui, 
après avoir mârement pesé ce qu^ii y avait à ga^er 
& ia fréquentation des Européens, et ce qu'il pouvait 
en appréhender, s'est décidé prudemment à ieiir iàiy 
mer tout accès dans ses ports , à ies exclure de ses 
comptoirs , mesure qui peut être déolarée préjudi- 
ciable aux intérêts de tios commerçants et à la curio- 
sité de nos philosophes, mais qu'if est difficile de 
blâmer , quand oh voit comment a été récompensée 
l'hospitalité des habitants de l'HindoustaU , de Gey- 
lan , de Java , de Sumatra et de toutes les contrées où 
Ton a fkit un bon accueil aux navigateurs partis des 
ports 4u Portugal , de la Hollande et de la Gi^nde- 
Bretagne. 

n reste l'empire chinois , vaste agri^tion d'états et 
de nations de toutes races, qui est depuis 3ooo ans 
à Tëutre extrémité de notre continent, ce que furent, 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 251 

éêms i^ccident , Rtoie pendant quatre siècles, et Yem- 
fite de Ghatiemagne durant la vie d'mi homme , un 
«entee de fmisiaiiee , d'mflaence politique t% 4e supé- 
riorité intdtectueiie. Là, nous observons un speclaeie 
ûôuteatt, des gens de lettres d'aocorfl entre eux, et 
a'eiitendant paisSdem^t pour assuc^r la subsistajnce 
de liéuic'pu trois cents miUions d'hommes. G est le sau] 
•état asiatique qui ojffine enoôre uqr^ principe de durée et 
des ^antles 4e stabilité ; capr, malgré les \œ\kx et les 
ikiei)9ces de certes diplomates de mauvaise humeur 
et d^ queiqiiei géograjphes ambitieux/^ qui les con- 
^étes ne coûtent rien, il n'y a pas d'apparence que 
fa Chine puisse de sitôt être d^nembrée par les mar- 
chands de thé de Ganton , ou epvahiç par les troupes 
légères de la Mosoovie; double événement qu'on 
i^garderait pouvant, h Londres et à Saint^-Péters- 
bourg , comme infiniment avantageux aux progrès de 
la civilisation. 

Je n^ai rien dit, dans ce tableau rapifle, ni du 
Tibet, pays que les disci^ôs de BaïUy et de Volney 
avaient pris si Ibrt en reeommandation , parce qu'ils 
le croyaient dv^iisé depuis une épp({ue bi^n plus an- 
eieiine que le déluge universel , et qui s'est trouvé 
n'avoir, à l'examen , que l'avantage de posséder les plus 
hautes montagnes du globe , et les chèvtes les mieux 
pourvues de duvet; ni de cette Tartarie qu'on appelle 
encore , sur nos cartes , mdépendojrite , quoique , depuis 
une centaine d'années, elle dépende de la Ghine et 



232 MÉLANGES t) HISTOIRE 

de la Russie. Ces vastes régions, d'où sont sortis tant 
de fléaux du genre humain, ont été, à leur tour, en- 
vahies par leurs anciens vassaux, et partagées A IV 
miable entre les deux hautes parties contractantes, 
sans que qui que ce soit en ait souffert, si ce n'est la 
population indigène, que, en quelques circonstances, 
on a été obligé d'exterminer, et sans que nos politiques 
ni même nos géographes aient daigné s'en apercevoir. 
L'Europe ne s'informe pas de ces bagatelles , et c'est 
ia nouvelle édition de l'atlas russe qui nous a appris, 
l'année dernière , qu'une contrée plus grande que la 
France venait d'être réunie au gouvernement de Si- 
bérie , non par un traité ou par une armée , mais par 
un ingénieur-géographe, qui a tracé une ligne de 
carmin tout autour de la partie du pays des Kirkis 
qui s'est trouvée placée à la portée de son pinceau 
et à la convenance de ses supérieurs. 

Telle est, dans l'état actuel des choses, l'étendue 
du sujet que nous avons abordé ; tdde en est aussi la 
principale distribution. La revue sommaire que nous 
venons d'en faire montra assez, ce me setnble, qu'il 
ny a que peu ou point de traits communs entre huit 
ou dix de ces peuples principaux que nous avons 
nommés , et que chacun d'eux doit avoir sa physio- 
nomie morale, politique et religieuse, qui le distingue 
de ses voisins Indiens , Chinois , Japonais, Tartares, 
Malais. Tous ces gens-là peuvent être appelés Orien- 
taux , car le soleil les éclaire avant de nous apporter 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 233 

sa lumière , ou Asiatiques , car ils habitent à f est des 
monts Oural , qui, sur les cattes les plus à la mode , 
marquent la séparation de TEurope et de TÂsie. Mais 
il doit être bien entendu qu'ils n'ont de commun que 
ces dénominations mêmes, qu'on emploie pour abré- 
ger des mots vides de sens et des termes sans valeur, 
ce qui na d'inconvénients que pour ceux qui s'en 
servent sans y faire attention et sans les définir. Ce 
que ces nations peuvent encore offrir de semblable , 
c'est le même entêtement en ce qui les concerne, la 
même injustice à l'égard des étrangers, qui distin- 
guent les nations policées de l'Orient. Des préven- 
tions non moins obstinées, des préjugés non moins 
aveugles les séparent et les tiennent éloignées les unes 
des autres , et un Japonais à Téhéran , un Égyptien 
ou un SÎQgalois, transporté dans les rues de Nanking, 
y paraîtrait un être aussi remarquable , aussi singulier 
et presque aussi ridicule qu'un Européen. 

Mais croirait -on, du moins, que, en remontant 
dans le passé, il serait possible de découvrir quel- 
que chose de cette civilisation uniforme , de ce type 
primitif et universel auquel, pour principsd caractère, 
on assigne la fixité et l'immobilité ? Si différents main- 
tenant les ims des autres , les Orientaux le seraient-ils 
devenus par un effet du temps.... auraient-ils été sem- 
blables entre eux à des époques reculées ? seraient-ils 
devenus changeants par suite d'un changement , et 
seraient-ce des révolutions qui les auraient mis en 



33& MBLAN6ES D'HISTOIRE 

goûtP L'histoire de l'Asie r^ond à toutes ces ques- 
tions; et, siiVm s'en forme quelijuefois une idée si 
Inti^se, c'est qu'il en coûte qudçie peine ^our fétu- 
dipr, et* que la plupart de ceux qui en ent parlé ont 
tneuvë pi|is ed|ut de la faire que de la lire^ 

La religion et le gouVem^nent sent (je crois pou- 
voir l'assurer ici) ^u nombre des ehoses qui ne dot- 
vent pais varier sans nécessité ; oar des honttues qui se 
laisséi^ent aller à la légèreté sur ^oute autre. cho9e 
pourraient encore , à k rigueur, i>edouter le (Ran- 
gement 9ur oe^ deux points» Mais les boipmes sont 
hoienmes en Asie comme aifleurs^H et l'ineonstanoe , en 
des sujets gr^T^s; y a été de tout tanps une maladie 
attadiée i la oondilûm humaine. Aussi trouvon&nous, 
da&s les annales de fcette partie du mcmde, des ma- 
tériauK si abondants pour l'histoire des erreurs , des 
folies et des inconséquences , qu'il fetit que nous nous 
sentions bien riches de notre propre fonda, pour 
négliger tant de leçons utiles et de belles expériences, 
qui, du moins, ne nous compteraient pas un^ larme et 
pas un million. 

L'Asii» est ie domain^ des fables , des rêveries sans 
objet, des imaginations fantastiques; aussi, quelles 
éttonantes variations, et, on^ peut le dire .quelle dé- 
plorable diversité n'observent- on pas dans ia manière 
dont la raison humaine , privée de guide et livrée k ses 
seules inspBrations, a tâché de satis&ipe à ce premier 
besoin des sociétés antiques , la religion ! S'il est peu 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 236 

de Yérités qui n'aient été enseignées en Asie , on peut 
dite « en reYanche , qu'il est peu d extravagances qui 
n'y aient été eâ bonneur^ La seule nbtnend^ture da^ 
cultes qui tour à tour ont pHvaiu dans l'Orient attriste 
le bon saiis <et effi:aye l'imagination. L'idolâtrie des 
' sabéens^ l'adoration du feu et dm éléments, l'isla*- 
niisme, le polythéisme dés brabjnanesi celui des boud- 
dhistes et des sectateurs du grand L^tma ^ le culte du 
dd et des ancêtres « celui dê$ esprits et des détnous, 
et tant de sectes secondaires ou peU oonnues, enchérir 
sant i'une sur l'autre en fait de dogmes insensés ou de 
pratiques bisarres , ne doiineut-elles pas l'idée d'ime 
assez grande variété sur un point a^se? important? 
0t que peut-il y savoir de fixe et d'arrêté dans la 
morale, les lois, les coutumes, quand on voit ainai 
vaciUei" la base de toute morale , de toute législation 
et de la sociabilité même? Au reste, ce n'est pas un 
seul peuple , Une race unique , en Asie , qu'on aper- 
çoit livrée à ces fluctuations intellectuelles; tous les 
peuples , toutes les races ont apporté leur contingent 
à ce vaste répertoire des folies de notre espèce; et» 
à l'empressement avec lequel on les voit successive- 
ment adoptées chez les nations qtii ne leur avaient 
pas donné naissance i on dirait, contre l'opinion com" 
mune , que chej& ces hommes , si obstinément attachés 
aux idées antiques, le besoin du changement l'em- 
porte sur la force même de l'habitude et sur l'empire 
des préventions nationales, tellement, qu'un système 



236 MÉLANGES D'HISTOIRE 

nouveau «st toujours bien venu près d'eux, pourvu 
qvLÎl soit en opposition avec le sens commun; car les 
idées raisonnables ont des allures moins vives et des 
Succès moins prompts; elles ne séduisent de prime 
abord que les bons esprits, et il faut ordinairement 
bien du temps pour qu'elles jouissent de la même 
faveur auprès de la multitude. 

Les anciens Arabes adoraient les astres , et c'est du 
sein de cette idolâtrie (la seule excusable peut-être, 
s'il était permis d'identifier l'artiste avec son plus bel 
ouvrage) que naquit le réformateur le plus attaché 
au dogme de l'unité de Dieu, au point qu'on peut 
seulement lui reprocher d'en avoir outré les consé- 
quences. De nos jours , ces peuples , qui ont imposé 
le joug de l'islamisme aux Persans par la victoire, et 
aux Turcs, en cédant à leurs armes, viennent d'essayer 
un nouveau culte , qui a manqué d'avoir le sort bril- 
lant de la religion de Mahomet , et qui l'eût obtenu 
peut-être, s'il n'eût été un peu trop épuré pour 
triompher de l' Alcoran. L'antique religion de la haute 
Asie subit une première réforme au temps de Zo- 
roastre, et varia deux ou trois fois encore entre cette 
époque et celle de la conquête de la Perse par les 
califes. La Chine, évitant un mal par un autre, se 
préserva longtemps de l'idolâtrie par l'indiflTérence, 
et, cependant, deux religions principales et quatre 
ou cinq systèmes philosophiques enseignant des opi- 
nions contradictoires, la partageaient déjà du vivant 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 237 

de Gonfticius. Un troisième culte s* est joint depuis 
aux deux premiers , et tous trois sont maintenant en 
possession d'un empire qui compte pour sujets un 
tiers de la race humaine. On pense bien que laT ré- 
partition nest pas égale , et que , si les esprits cul- 
tivés sont attachés aux principes de Gonfucius, la 
majorité est acquise à celui des trois qui parle le plus 
à l'imagination. Mais ce qu'on aurait peine à troiwcr 
ailleurs,, ce sont des gens qui les ont embrassés 
tous à la fois, sans s'embarrasser de les concilier. 
Le Tibet et le Japon ont aussi reçu de llnde cette 
même religion de Bouddha, ce culte voyageur, qui 
a parcouru le continent et les îles, policé les pasteurs 
des vallées de THimâlaya et les cavaliers duTurkestan , 
et fondé des monastères et des bibliothèques sur les 
pics inaccessibles du Tibet et dans les déserts sablon- 
neux de la Tartane. On a désigné le bouddhisme par 
le nom de christianisme de V Orient ^ et, à la convenance 
près, cette exagération exprime assez bien l'impor- 
tance des services qu'il a rendus à l'humanité. 

LTnde , enfin , vaste région qui semble oQrir tous 
les contrastes, rassembler toutes les contradictions, 
et receler l'origine de la plupart des opinions des 
philosophes, l'Inde, qui a vu naître les métaphysi- 
ciens les plus subtils et les plus grossiers idolâtres , 
n'aurait pas eu besoin des étrangers pour faire suc- 
céder les unes aux autres les croyances les plus con- 
traires. Elle peut vaf^ier sans cesse, en puisant tou- 



238 MÉLANGES D HISTOIRE 

joui?s dans àpn propre fonds ; la diversité est , pour 
ainsi dire , le caractère de ses habitants ; et la seule 
disposition rel^ieuse qui ne change pas cheat etu^ 
c'est Tinclination pour le changement* Les mêmes 
livres subsistent dans l'Inde depuis le commeDcement, 
mais on les explique de toutes sortes de manières; 
on y trouve tous les sens que Ton y cherche, et les 
geiines de doctrines diamétralement opposées. Un 
même passage des mêmes textes classiques veut éâte^ 
selon qu'on se plaît à l'entendre, qu'U faut adorer un 
seul Dieu; qu'il en faut honorer des millions; que 
tout est Dieu; que Dieu n'est pas, équivoque témé- 
raire, assertion blasphématoire, si ceux qui la pro- 
fèrent ne se hâtaient d€i l'interpréter, en avançant 
que Dieu n'est rien de ce que nous pouvons conce>- 
voir, qu'il est tout ce que nous ne concevons pas, 
et s'ils ne proclamaient ainsi, comme en dépit d'eux- 
mêmes , la faiblesse de l'homme et la grandeur du 
Créateur. Les Hindous avaient autrefois l'odieux sys*- 
tème des castes ; ils le renversèrent depuis ; ils Foât 
repris, et s'y montrent plus rigoureusement asservis 
que jamais. Ceux d'à présent imaginent, chaque jour, 
de nouveaux objets de croyance , et grossissent per- 
pétuellement la foule des idoles auxqudles s'adressewt 
letirs dévotions. Le choUra^morlms obtint, |1 y a quel- 
ques années , les honneurs de Tapothéose , sous le nom 
de la déesse (Ma Bibi , et peut-être les verrons*;- nous 
accorder quelque jour à la Compagnie des Indes , 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 239 

le petit peuple du Bed^et qui en entend parier 
cesse et ne la voit jamais, prend pour une yieille 
dtafÈe pniasMfnnietit riche et qui habite bien loin, à 
iaqwefle il £nit beaucoup d'argent, et qui, sans doute , 
TJi bien longtemps à son gré. 

Ia rel^ion et la polilîque se touchent partout , et 
ae confondent en quelque sorte quand on remonte 
irers l'origine des sociétés. A en juger par la tradition , 
tXB deux choses n'en feisaient d abord qu'une dans 
lea relions orientades de TAâe, et les gouvernements 
n'y ressemblaient guère , il y a quarante siècles , à ce 
que nous royons aujourd'hui. On y donnait à l'em- 
pire le nom de Ciel; le prince s'appelait Dieu, et con- 
fiait à Mes Kiinistres le soin d'éclairer, de réchauffer , 
de fertiliser TuniTers. Les tilres donnés à ces mhiistres 
bîen&isantB, et les habits qu'ils portaient, répondaient 
à de si nobles fonctions. Il y en avait un pour repré- 
senter le soleil , un second pour la lune , et ainsi pour 
les autres astres. Il y avait im intendant pour les 
montagnes, un autre pour les rivières, un troisième 
pour l'air, les forêts , etc. Une sorte d'autorité sur- 
naturdle était attribuée à tous ces fonctionnaires. 
L'harmonie d'un si bel ordre de choses n'était guère 
troublée que par les comètes ou les éclipses, qui 
seiiibiaîent annoncer à la terre une déviation dans 
la marche des C(h^ célestes, et dont l'apparition, 
quand elle se renouvelle à la Chine, porte encore 
de rades atteintes à la popularité d'un homme d'état. 




240 MELANGES D'HISTOIRE 

Un système tout semblable parait avoir été établi 
très-anciennement en Perse. Mais dans lune et dans 
l'autre contrée, des événements tout terrestres ne tar- 
dèrent pas à dissiper ces brillantes fictions. Des guerres, 
des révoltes, des conquêtes, des partages amenèrent 
rétablissement du gouvernement féodal , qui dura , dans 
l'Asie orientade, sept à liuit cents ans, tel à peu près 
qu'il exista dans l'Europe au moyen âge, et qui s'y 
reproduisit plus d'une fois par l'effet des causes qui 
l'avaient fait naître. La monarchie prévalut pourtant 
en général , et finit par obtenir un triomphe complet 
et définitif, de sorte qu'il arriva à la Chine ce que 
l'on eût vu en Europe , si les rêves de ceux qui ont 
aspiré à la monarchie universelle se fussent réalisés , 
et que la France avec les deux péninsules , l'Allemagne 
et les états du nord , n'eussent formé qu'un vaste em- 
pire soumis à un seul souverain et régi par les mêmes 
institutions. Le contre-poids de la puissance impériale, 
d'abord assez léger, fiit la philosophie de'Gonfucius. 
Elle acquit plus de force au vu* siècle qu'elle s'oi^- 
nisa régulièrement , et U y a maintenant douze cents 
ans que le système des examens et des concours , dont 
le but est de soumettre ceux qui ne savent pas à 
l'autorité de ceux qui savent , a réellement placé le 
gouvernement dans les mains des hommes instruits. 
Le» irruptions des Tartares, gens fort peu curieux 
de littérature, ont parfois suspendu la dominaticm 
de cette oligarchie philosophique; mais elle n'a pas 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 241 

tardé à reprendre le dessus, parce qu'apparemment 
les Chinois préfèrent Tautorité du pinceau à celle du 
sabre , et s'accommodent mieux de la pédanterie que 
de la violence. Des hommes très-habiles, qui ont re- , 
cherché fort savamment comment le gouvernement 
chinois avait pu subsister sans altération pendant 
quatre mille ans, avaient, comme on voit, négligé 
une précaution indispensable : les raisons qu'ils assi- 
gnent à ce phénomène sont assurément doctes et bien 
imaginées; mais ]e fait dont ils rendent mi compte si 
judicieux n'est pas vrai , et le même malheur n'arrive 
que trop souvent aux explications philosophiques. Les 
Chinois ont changé de maximes, renouvelé leurs ins- 
titutions, essayé diverses combinaisons politiques; et, 
quoiqu'il y ait des choses dont i]s ne se sont pas 
avisés, leur histoire présente à peu près. les mêmes 
phases que le gouvernement des hommes a parcou- 
rues pai^out ailleurs. 

Trouverons-nous au Japon plus de constance et 
d'uniformité ? Pour ne rien dire de l'administration 
des dieux et des demi-dieux , qui a précédé tout et duré 
quelques millions d'années, le gouvernement patriar- * 
cal a commencé six siècles avant J. C. et subsisté 
dix-huit cents ans. Un généralissime s'est ensuite em- 
paré du pouvoir terrestre, tout en montrant le plus 
profond respect au pontife qu'il dépouillait ; et le droit 
du plus fort étant devenu au Japon la règle des droits 
de chacun, il y eut des usurpations, des changements 

16 




2M MÉLANGES D'HISTOIRE 

de dynastie, des rébellions, des concessîM» de 1er- 
rain, des fieft érigés. De là naquit cette ibrme de 
constitution que Ton contemfde encore de nos jours 
avec admiration , nn pontife roi , on connétable nsur- 
pateur, et cinquante grands rassaux , imposant à des 
insulaires remuants et indociles le triple joug dVoai 
goiiYemement k la fois théocratique, militaire et feo- 
dd , comme pour montrer qu'un état peut résistar A 
tous les genres de corruption et de contradictkm , 
pourvu qu'un bras de mer le sépare du continent. 

Si nous promenons nos regards sur les parties cen- 
traies et occidentales de TÀsie, nous y obsenrerons, 
sous le point de vue qui nous occupe , la même mo- 
bilité, la même inconstance, ou plutôt, la même va- 
riation, produite en tous pays par cette succession 
de causes inconnues et d'influences irrésistibles, d'ac- 
tions et de réactions qui tendent sans cesse k modifier 
l'état social , indépendamment des volontés hiimaines 
et pour des motifs inaccessibles k nos lumières. 

L'Arabie , qui ne connut d'abord que l'autorité des 
patriarches, soumise ensuite à des rois, vit naître et 
s'éteindre le pontificat des califes. On ne saurait 
compter les princes qui, sous des titres divers, reli** 
gieux, politiques ou militaires, ont tour à tour gou- 
verné cette contrée, qui avait donné des souverains 
à trente royaumes compris entre le détroit de la 
Sonde et cdni de Gibraltar. La Perse et rÀssyrie, 
siège des plus anciens empires du monde, ont subi 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 243 

les mêmes vicissitudes. Gomme à la Chine , la féoda- 
lité y a remplacé la théocratie, et avait elle-même 
fait place à une monarchie régulièrement organisée , 
lorsque Tinvasion des musulmans vint mettre fin au 
gouvernement national de ces régions. Le Tibet, pays 
de pasteurs, exposé aux incursions des nomades du 
nord , n'eut des rois que fort tard. Au xiif siècle , un 
pontife , sous le nom de grand Lama , y possédait la 
double puissance d*un monarque et d un dieu. En lui 
enlevant la première, la cour de Péking lui a laissé 
l'autre, et s'en sert, dans l'intérêt de sa politique, 
pour contenir des sujets remuants et indociles, tels 
que les Galmuques et les autres Tartares, gens peu 
traitables et généralement enclins à désobéir, à moins 
que celui qu'ils regardent comme le roi du Ciel ne 
sanctionne les ordres qui leur sont intimés par les 
princes de la terre. 

Quant à l'Inde, il y a, je dois l'avouer, dans l'his- 
toire des gouvernements de ce pays , un genre d'uni- 
formité tout particulier: de temps immémorial, les 
étrangers se sont chargés de leur en fournir. Inoffen- 
sifii et pacifiques à l'excès , les Indiens ont habituelle- 
ment été la proie du premier assaillant; et s'il fallait 
une preuve de la richesse inépuisable de la région 
qui les nourrit, on la trouverait dans la constance 
avec laquelle, depuis trois mille ans, tant de peuples 
divers en ont enlevé les productions , épuisé le sol , 

et tyrannisé les habitants. Les Scythes, les Perses, 

16. 




244 MÉLANGES DHISTOIRE 

les Macédoniens, les musulmans , les Tm*cs, les Mon- 
gols, les Européens, ont successivement exarcé sur 
les GUndous le privii^e de la conquête. Jouets des 
querelles de leurs dominateurs et sujets fidèles de 
celui qui sait les asservir le dernier, les paisibles et 
industrieux indigènes de ces belles régions ont cultivé 
le coton, filé le duvet de Cachemire, recueilli les dia- 
mants de Golconde et les rubis de Gandahar, au 
profit des Portugais , des Hollandais , des Français et 
des Anglais. Bientôt il n y aura plus dans leur terri- 
toire un seul prince de leur race ; et ceux qui restent 
encore, soumis par leurs vainqueurs à d'humiliantes 
conditions , ne pouvant entretenir ni soldats , ni places 
fortes, ni éléphants de guerre, sont réduits, pour 
passer leur temps et dépenser leurs revenus , à com- 
poser des dictionnaires et à les faire imprimer, avec 
l'approbation de la Compagnie des Indes. 

Un trait frappant, au milieu de tant de variations 
dans la forme des gouvernements orientaux, c'est de 
ne trouver nulle part , et presque en aucun temps , 
ce despotisme odieux et cette servitude avilissante 
dont on a cru voir le génie funeste planer sur l'Asie 
tout entière. J'excepte encore une fois les états mu- 
sulmans , dont la condition et les ressorts réclament 
une étude particulière. Partout ailleurs, l'autorité sou- 
veraine s'entoure des dehors les plus imposants, et 
n'en est pas moins assujettie aux restrictions les plus 
gênantes, j'ai presque dit aux seules qui le soient 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 245 

effectivement. On a pris les rois d'Asie pour des des- 
potes, parce quon leur parle à genoux et qu*on les 
aborde en se prosternant dans la poussière. On s en 
rapporte à l'apparence, faute d'avoir pu pénétrer 
la réalité.^On a vu en eux des dieux sur la terre, 
parce qu'on n'apercevait pas les obstacles invincibles 
qu'opposaient à leurs volontés l^s religions, les cou- 
tumes, les mœurs, les préjugés. Un roi des Indes, 
selon le divin législateur Menou, est comme le soleil; 
il brûle les yeux et les cœurs, il est air et feu, soleil 
et Imie; aucune créature humaine ne saurait le con- 
templer. Mais cet être supérieur ne peut lever de 
taxes sur un brahmane , quand lui-même mourrait de 
faim , ni faire un marchand d'un laboureur, ni en- 
freindre la moindre disposition d'un code qui passe 
pour révélé, et qui décide des intérêts civils comme 
des matières religieuses. L'empereur de la Chine est 
le fils du Ciel, et, quand on approche de son trône, 
on frappe neuf fois la terre du front; mais il ne 
peut choisir un sous-préfet que sur une liste de can- 
didats dressée par les lettrés; et s'il négligeait, le jour 
d'une éclipse, de jeûner et de reconnaître publique- 
ment les fautes de son ministère, cent mille pam- 
phlets autorisés par la loi viendraient lui tracer ses 
devoirs et le r3ppeler à l'observation des usages anti- 
ques. On ne s'aviserait pas en Occident d'opposer de 
telles barrières à la puissance d'un prince; mais il n'en 
est pas moins vrai qu'une foule d'institutions sembla- 



246 MELANGES D*HISTOIRE 

Mes doivent , quelles qu'en soient Torigine et la na- 
ture, mettre une digue aux caprices de la tyrannie, 
et que le pouvoir ainsi circonscrit est loin d^être sans 
frein et sans limites, et peut difficilement passer pour 
despotique. 

J*ai parlé d'institutions, et ce mot, tout moderne 
et tout européen , pe^t sembler bien pompeux et bien 
sonore, quand il s'agit de peuples grossiers qui ne 
connaissent ni les budgets, ni les copiptes rendus , ni 
les bills d'indemnité. Il ne saurait être ici question 
d'un de ces actes improvisés par lesquels on notifie * 
à tous ceux qu'U appartiendra, qu'à dater d'un oer< 
tain jour, une nation prendra d'autres habitudes et 
suivra des maximes nouvelles, en accordant aux dis- 
sidents un délai convenable pour changer d'int^ts 
et de manière de voir. J'avoue qu'en ce sens, la plus 
grande partie de l'Asie n'offre rien qvion puisse appe- 
ler institutions. Ces rè^es, ces principes, qui dirigent 
les actions des puissants , et garantissent , jusqu'à un 
certain point, les droits des faibles, sont simplement 
les effets de la coutume, les conséquences du carao- 
tère national. Us ont pour base et pour appui les 
préjugés du peuple, ses croyances ou ses erreurs, ses 
dispositions sociales et ses besoins intellectuels. C'est 
une merveille qu'ils aient pu se conserver si long- 
temps. Il faut apparemment qu'ils soient bien pro- 
fondément gravés dans les cœurs, pour qu'on n'ait 
jamais songé à les faire imprimer. On doit toujours 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 247 

excepter la Chine qui , sur c^ point encore , a devancé 
les autres états asiatiques et s est acquis des droits à 
Testime des Occidentaux : car elle a depuis longtemps 
des constitutions écrites, ei il est même d'usage de 
les renouveler de temps en temps et de les modifier 
par des articles additionnels. On y descend aussi à des 
détails né^gés chez nous ; car indépendamment des 
attributions des cours souveraines et de la hiérarchie 
administrative, qui y sont déterminées ou réformées, 
on y règle encore , par des statuts p^ticuliers , le ca- 
lendrier , les poids et mesures , la circonscription dé- 
partementale , et la musique , qui a toujours passé pour 
un objet essentiel dans le gouvernement de Tempire. 
Si donc on entend par despote un maître absolu , 
qui dispose des biens , de Tbonnenr et de la vie de ses 
sujets, usant et abusant dune autorité sans bornes 
et sans contrôle, je ne vois nulle part en Asie de 
semblables despotes : en tous lieux , les mœurs , les 
coutumes antiques , les idées reçues , et les erreurs 
mêmes , imposent au pouvoir des entraves plus em- 
barrassantes que les stipulations écrites, et dont la 
tyrannie ne peut se délivrer qu en s' exposant à périr 
par sa violence même. Je n'aperçois qu'un certain 
nombre de points où Ton ne respecte rien, où les 
ménagements sont inconnus et où la force règne sans 
obstacle : ce sont les lieux où la faiblesse et Timpré* 
voyance des Asiatiques ont laissé établir des étrangers 
venus de contrées lointaines , avec Tunique désir d a- 



248 MÉLANGES DHISTOIRE 

masser des richesses dans le plus court espace de 
temps possible, et de retourner ensuite en jouir dans 
leur patrie ; gens sans pitié pour des hommes d'une 
autre race, sans aucun sentiment de sympathie pour 
des indigènes dont ils n entendent pas la langue , dont 
ils ne partagent pas les goûts, les habitudes, les 
croyances, les préjugés. Nul accord, fondé sur la rai- 
son et ]a justice, ne saurait se former ou subsister 
entre des intérêts si diamétralement opposés. La force 
seule peut maintenir un temps cet état de choses, et 
il n'y a qu'un despotisme absolu qui puisse préserver 
une poignée de dominateurs qui veulent tout prendre, 
au milieu d'ime multitude qui se croit en droit de 
ne rien donner. On observe les efiets de cette lutte 
dans les établissements coloniaux en Asie , et les étran- 
gers dont je parie sont les Européens. 

C'est, nous pouvons le dire entre nous, une race 
singulière que cette race européenne ; et les préven- 
tions dont elle est armée, les raisonnements dont 
elle s'appuie, frapperaient étrangement un juge im- 
partial , s'il en pouvait exister un sur la terre. Enivrée 
de ses progrès d'hier, et surtout de sa supériorité 
dans les arts de la guerre , elle voit avec im dédain 
superbe les autres familles du genre humain; il semble 
que toutes soient nées pour l'admirer et pour la ser- 
vir, et que ce soit d'elle qu'il a été écrit qœ les fih 
de Japhet habiteront dans les tentes de Sent et que leurs 
frères seront leurs esclaves. 11 faut que tout pense comme 



ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 249 

elle, et travaille pour elle. Ses enfants se promènent 
sur le g^obe, en montrant aux nations humiliées leur 
figure pour type de la beauté , leurs idées comme 
base de la raison , leurs imaginations comme le nec 
phs uUra de Tintelligence. Ce qui leur ressemble est 
beau, ce qui leur est utile est bien, ce qui s'éloigne 
de leur goût ou de leur intérêt est insensé , ridicule 
ou condamnable. Cest là leur imique mesure : ils 
jugent tout d'après cette règle, et qui songerait à en 
contester la justesse ? Entre eux ils observent encore 
quelques égards: Us sont, dans leurs querelles de 
peuple à peuple , convenus de certains principes d'a- 
près lesquels ils peuvent s'assassiner avec méthode et 
régularité. Mais tout cela disparait hors de l'Europe, 
et le droit des gens est superflu quand il s'agit de 
Malais, d'Américains ou de Tongouses. Confiants dans 
les évolutions rapides de leurs soldats, armés d'ex- 
cellents fusils, qui ne font jamais long feu, les Euro- 
péens ne négligent pas pourtant les précautions d'une 
politique cauteleuse. Conquérants sans gloire et vain- 
queurs sans générosité, ils attaquent les Orientaux 
en hommes qui n'ont rien à en craindre , et traitent 
ensuite avec eux comme s'ils devaient tout en appré- 
hender. Achevant à moins de frais par la diplomatie 
ce qu'ils n'ont pu faire par les batailles, ils rendent 
les indigènes victimes de la paix et de la guen^e, les 
engagent en de pernicieuses alliances, leur imposent 
dçs conditions de commerce, occupent leurs ports, 



250 MELANGES D'HISTOIRE 

partagent leurs provinces , et traitent de rebelles les 
nationaux qui ne peuvent s'accommoder à leur joug. 
A la vérité leurs procédés s'adoucissent envers les 
états qui ont conservé quelque vigueur, et ils gardent 
à Canton et à Nangasaki des ménagements qui se- 
raient de trop à Palembeng ou à Colombo. Mais, 
par un renversement d'idées plus étrange peut-être 
que l'abus de la force, nos écrivains prennent alors 
parti pour nos aventuriers trompés dans leur espoir : 
ils blâment ces prudents Asiatiques des précautions 
que la conduite de nos compatriotes rend si natu^ 
relies , et s'indignent de leur caractère inhospitalier. D 
semble qu'on leur fasse tort en se garantissant d'un si 
dangereux voisinage; qu'en se refusant aux avances 
désintéressées de nos marchands, on méconnaisse 
quelque bienfait inestimable, et qu'on repousse les 
avantages de la civilisation. La civilisation, en ce qui 
concerne les Asiatiques , consiste à cultiver la terre 
avec ardeur, pour que les Occidentaux ne manquent 
ni de coton, ni de sucre, ni d'épiceries; à payer ré- 
gulièrement les impôts, pour que les dividendes ne 
souffrent jamais de retards; à changer, sans mur- 
mures, de lois, d'habitudes et de costumes, en dépit 
des traditions et des climats. Les Nogais ont fait de 
grands progrès depuis quelques années, car ils ont 
enfin renoncé à la vie nomade de leurs pères ; et 
les collecteurs du fisc savent où les trouver, quand 
répoque du tribut est arrivée. Les anciens sujets de 



ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 251 

la reine Obéira se sont bien civilisés depuis le temps 
du capitaine Cook, car ils ont embrassé le métho- 
diame , ils assistent tous les dimanches au prêche en 
habit de drap noir, et c'est un débouché de plus 
pour les manufactures de Sommerset et de Glocester. 
Nos voyageurs ont vu aussi avec plaisir, en ces der- 
niers temps, un prince des îles Sandwich, tenir sa 
cour vêtu d'un habit rouge et d'une veste, et ils re- 
grettaient seulement que l'extrême chaleur Teût em- 
pêché de compléter le costunie. Mais peu importe que 
ces imitations soient imparfaites , maladroites , incon- 
séquentes et grotesques. Il faut les encourager pour 
les suites qu'elles peuvent avoir. Le temps viendra 
peut-être où les Hindous s'accommoderont de nos per- 
cales au lieu de tisser eux*mêmes leurs mousselines , où 
les Chinois recevront n s soieries , où les Esquimaux 
porteront des chemises de calicot , et où les habitants 
du tropique s'affubleront de nos chapeaux de feutre 
et de nos vêtements de laine. Que l'industrie de tous 

MM 

ces peuples cède le pas à celle des Occidentaux ; qu'ils 
renoncent en notre faveur à leurs idées , à leur litté- 
rature, à leurs langues, à tout ce qui compose leur 
individualité nationale; qu'ils apprennent à penser, 
à sentir et à parler comme nous; qu'ils payent ces 
utiles leçons par l'abandon de leur territoire et de 
leur indépendance ; qu'ils se montrent complaisants 
pour les désirs de nos académiciens, dévoués aux in 
térêts de nos négociants , doux , traitables et soumis. 



252 MELANGES D*HISTOIRE 

A ce prix, on leur accordera qu*ils ont Ëât quelques 
pas vers la sociabilité, et on leur permettra de prendre 
rang, mais à une grande distance, après le peuple 
privilégié, la race par excdlence, à laquelle seule il 
a été donné de posséder, de dominer, de connaître 
et d'instruire. 

On ne saurait se préserver avec trop de soin de ces 
vues intéressées , quand on veut juger sainement l'es- 
prit et les moeurs des nations asiatiques. Il faut se 
placer à un point de vue plus élevée si Ion veut saisir 
et apprécier les nuances natives, les traits originaux 
nés du caractère particulier de chaque génie de civi- 
lisation, et d'un perfectionnement spontané, restes 
précieux, vestiges intéressants à recueillir pour This- 
toire de Tesprit humain, mais qui s'effacent chaque 
jour et ne tarderont pas à disparaître. Il sera trop tard 
pour étudier les hommes , quand il n'y aura plus sur 
la terre que des Européens. 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 253 



PREMIER DISCOURS 

SDR LA LITTJÈRATURE ORIENTALE. 

C'est un contraste piquant et singulier que celui de 
la vive curiosité avec laquelle nous recherchons tout 
ce qui tient aux mœurs, aux croyances et au carac- 
tère des peuples orientaux , et de la profonde indiffé- 
rence qui accueille en Asie nos lumières , nos institu- 
tions, et jusqu'aux chefs-d'œuvre de notre industrie. Il 
semble que nous ayons toujom^s besoin des autres, 
et que les Asiatiques seuls sachent se suffire à eux- 
mêmes. Ces Européens si dédaigneux , si enorgueillis 
des progrès qu'ils ont faits dans les arts et dans les 
sciences depuis trois cents ans , sont continuellement 
à s'informer comment pensent, raisonnent et sentent 
des hommes qu'ils regardent comme leur étant fort 
inférieurs sous tous les rapports; et ceux-ci ne s'in- 
quiètent pas si les Européens raisonnent, ou même 
s'ils existent. On s'adonne à la littérature orientale à 
Paris et à Londres , et l'on ne sait , à Téhéran ou à 
Péking, s'il y a au monde une littérature occidentale. 
L'or des dollars est tout ce qu'on connaît et tout ce 
qu'on demande de la civilisation européenne dans 
les marchés de Bouchir, d'Achem et de Canton. Les 
Asiatiques ne songent pas à nous contester notre su- 
périorité intellectuelle ; ils l'ignorent et ne s'en em- 



254 MELANGES D'HISTOIRE 

barrassent pas, ce qui est incomparablement plus 
mortifiant pour des hommes si occupés à s'en targuer 
et si disposés à s en prévaloir. 

Un mépris si injuste n*est qu'un effet de l'ignorance, 
et il a souvent été puni comme il le méritait. Les 
Portugais, les Hollandais, les Anglais ont successive- 
ment profité du peu de cas qu'on faisait d'eux ; et leurs 
connaissances , accrues par leurs conquêtes , leur ont 
fourni les moyens de les étendre et d'en tirer tout le 
parti possible. Ainsi la curiosité philosophique a été 
soutenue par l'intérêt commercial , et l'amour du gain 
a merveilleusement secondé l'amour de la vérité. On 
avait d'abord étudié les langues orientales par le désir 
de remonter aux sources du christianisme , et de vé- 
rifier, sur les originaux mêmes , les titres de notre 
croyance. Pius tard, des missionnaires zélés se firent 
disciples des peuples qu'ils allaient instruire; et les 
peines qu'ils se donnèrent pour apprendre les pre- 
miers des idiomes dont aucun travail préparatoire 
n'avait encore facilité l'étude , ne fiirent pas la moindre 
des fatigues qu'il leur fallut supporter pour se mettre 
en état d'annoncer les vérités de la religion. Les sa- 
vants et les gens de lettres n'ont fait que s'élancer à 
leur suite, et ils n'ont réussi à les atteindre qu'en les 
prenant pour guides. Depuis cent ans, c'est surtout 
le commerce qui a eu ses apôtres, et la littérature 
orientale ne lui est pas moins redevable que la géo- 
graphie, la navigation et l'histoire naturelle. Letèk 




ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 255 

qui a rangé soixante millions d'Hindous et placé 
quatre-vingt-dix mille lieues carrées de pays sous le 
sceptre de la Grande-Bretagne , est peut-être un peu 
moins méritoire que celui qui entraînait au bout de 
l'Asie les saint François Xavier et les Matthieu Ricci ; 
car il semble un peu moins désintéressé. Mais la 
science profite de tout ce qui afflige l'humanité, 
comme de ce qui la console ; à ses yeux , une expédi- 
tiOTi militaire qui dévaste une contrée n'est qu'un 
moyen de la connaître plus à fond. Ainsi rien ne con- 
tribuera plus à nous éclairer sur l'état ancien et 
moderne de la plus belle partie de l'Asie que les dé- 
nombrements statistiques, les travaux de topogra- 
phie et les opérations de cadastre indispensables à la 
Compagnie des Indes anglaises, pour ouvrir à ses 
agents des communications régulières, et assurer à 
ses actionnaires le prompt et entier recouvrement des 
contributions. 

Mon intention n'est pas d'énumérer les avantages 
que la cuhure des lettres orientales a procurés et pro- 
met de procurer, en plus grand nombre encore , aux 
connaissances historiques, aux antiquités, à la philo- 
sophie, aux diverses branches des sciences; je laisse à 
de plus habiles le soin d'en tracer le tableau. Pour 
apprécier dignement de pareils services, il faudrait 
être en état d'y contribuer. L'unique objet que je me 
propose est d'exposer quelques idées détachées sur des 
compositions d'une nature moins grave , sur les pro- 



256 MELANGES D HISTOIRE 

ductions d uae littérature moins austère , et qui , préci- 
sément parce qu'elle aspire à plaire, doit plus indis- 
pensablement atteindre son but. Tant que les savants 
se bornent à être utiles, ils conservent leur priyil^e, 
qui est de n'être jugés que pai* leiu's pairs ; mais quand 
ils veulent devenir divertissants, le moindre des lec- 
teurs peut dire, comme le paysan de la comédie : 
Monseigneur, ils ne mont point amusé du tout. Il ne doit 
être permis d'ennuyer que sur des sujets qui en valent 
la peine ; on ne fait alors qu user de son droit, et celui 
qui vous parie actuellement serait le dernier à y re- 
noncer, parce qu'il est le plus intéressé à le défendre 
et qu'il est dans la nécessité d'en user quelquefois. 

Il y a un degré d'attention qu'il serait injuste de 
refuser aux bagatelles. Tel genre de littérature réputé 
frivole , tel goût futile aux yeux d'une raison sévère , 
annonce pourtant, chez le peuple qui s'y livre, une 
culture intellectuelle , une élégance de mœurs et des 
loisirs, firiits d'un état social suppoiiable et dune ci- 
vilisation perfectionnée. Sous ce rapport, l'estime et 
l'intérêt qu'on accorde aux peuples orientaux ont dû 
s'accroître considérablement depuis quelques années. 
On leur connaissait des historiens, des jurisconsultes, 
des philosophes, des poètes; on avait appris avec 
plaisir que les Brahmanes avaient des pièces de théâtre 
en sept actes et des épopées de deux cent mille vers: 
mais c'est tout récemment qu'on a su que cesx sages 
mortels faisaient aussi, à leurs moments perdus, des 



ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 257 

vers équivoques et des épigrammes dans le goût de 
Martial; que les disciples de Gonfiicius lisaient des 
gazettes et Êtisaient jouer des vaudevilles, et que ces 
moralistes sévères ne dédaignaient pas les bouts- 
rimes, les rébus et les calembourgs. ' 

A Goié de ces grandes nations de fÂsie, dont le 
nom ieiA éveille des idées de puissance , de splendeur 
eààe BaàgnifioenGé , des peuplades qu'on devait croire 
ensevelies dans la barbarie , des insulaires dont le nom 
était inconnu il y a vingt ans, sont venus payer à la 
curiosité des Européens un tribut inattendu. On a 
découvert une centaine de langues nouvelles et autant 
de littéiràtures dans les provinces de Tempire mogol , 
et jusquedans ces îles où les Hollandais n'avaient vu 
que des poivres et des clous de girofle. Les Malais, 
cette nation de pirates qu'on se représente armés de 
lems {poigçards dentelés et de leurs flèches empoi- 
sonnées, et rendus furieux par Ti^resse de Topium, 
les Malais ont des poèmes moraux, descriptifs et di- 
dactiques. On a trouvé cinquante-trois chroniques 
populaires , en vers, dans Vile de Macassar. L'une des 
six langues qu'on parle aux Philippines passe pour 
être mystérieuse comme l'hébreu , expressive comme 
iegrec, riche et élégante comme le latin, et égale à l'i- 
talien pour l'usage de la conversation et des affaires ; 
on .y a même composé des sonnets. Et les Battas de 
Suipatra, qui mangent la chair des prisonniers de 
guerre, des criminels condamnés à mort et de leurs 

17 



258 MELANGES D'HISTOIRE 

parents devenus âgés ou infirmes, possèdent, dit-on, 
des recueils de poésie très-agréables» Il &ut que le 
besoin de faire des livres soit bien impérieux,, puisr 
qu'on le voit ainsi marcher de front avec les arts les 
plus nécessaires au soutien de Texistence , et devancer 
ceux qui procurait les plus simples commo(titéa de la 
vie. On ne s'attend guère à trouver uûe bibtiotkèqtte 
chez des gens qui n ont pas de maisons; et des tix^u- 
badours au milieu des anthropophages/ ' ^ 

De tant de productions étrangères, dont Texisteiiee 
même est un phénomène . et qui , nées en des climats 
divers, sous Tinfluence d'opinions « de mœuts et<}'hà- 
bitudes variées, peuvent, à tant de titres, sûUiciter la 

• 

curiosité ^ bien peu Ont été apportées en Europe; un 
plus petit nombre ont obtenu les honneurs de la tra^ 
duction, et parmi ces dernières une seule peut-être a 
été généralement lue et môme goûtée , et peatipassef 
pour être naturalisée parmi nous. C'est même deœtle 
seule composition que sont originairement dérivées 
la plupart des notions qui ont cours chez nous au sujet 
des Orientaux. Cet ouvrage privilégié n'est ni un traité 
de morale ou de philosophie , ni un livre historique , 
ni un drame , ni un poème héroïque , ni un code de 
lois , ni une description géographique : c'est , il &nt 
bien le dire, un recueil de contes remjdis d'actions 
incroyables et d'aventures merveilleuses, mais non 
moins riche en observations de mœurs, en défaiis 
p^uanti, en réflexions ingénieuses, en particularités 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 259 

intéressantes, et où l'art de narrer se trouve porté à 
un si haut degré, que jamais, peut-être, rien de plus 
séduisant n*a été composé dans aucune langue. 

Le succès des Mille et une Nuits indigna quelques 
amis austères de la vérité et de la raison , et qui mé- 
connaissaient ce qu'il peut y avoir de vrai dans des 
contes et de raisonnable dans les plus folles concep- 
tions. Au nombre de ces esprits chagrins , on est*un peu 
surpris de rencontrer Tun des hommes les plus ai- 
mables de la cour de Louis XTV, homme si habile lui- 
même à donner de la grâce aux riens et du prix aux 
moindres bagatelles. On doit pardonner le motif en 
faveur du résultat, si Tintention d'Hamilton, en com- 
posant le Bélier et les Quatre Facardins, fut, comme 
on rassure, de tourner en ridicule Tengouement 
passager que if public avait montré potu* lès contes 
arabes. C'est là l^rreur d'un homme d'esprit qui 
ferme les yeux sur le mérite réel d'un ouvrage, et 
qui se méprend sur les causes de l'intérêt qu'on y at- 
tache. Ce n'est pas parce qu'il y a dans ces contes des 
génies et des monstres, des villes pétrifiées et des 
hommes changés en animaux , qu'on lit et qu'on relit 
tomours avec un plaisir nouveau ces récits où l'on 
voit si fortement empreint ce qu'il y a de bon et de 
mauvais dans le tour d'esprit des Orientaux : c'est 
parce que ces génies et ces animaux parlent avec can- 
de,ur et naïveté le langage le pius conforme à leurs 
passions et à leurs intérêts , à leur caractère et à leur 

17- 



260 MELANGES D'HISTOIRE 

situation; que ce déluge d'incidents toujours variés, 
qui soutiennent Tattention et éveillent 'la curiosité, 
orne et découvre en même temps un tableau de 
mœurs d'une vérité frappante et des scènes dignes de 
nos meilleurs comiques ; et que lauteur, en renouant 
sans cesse le fil dâié de ses interminables narrations , 
ne perd jamais de vue le seul objet capable d'inté- 
resser constamment un lecteur, la peinture vive et 
ressemblante des travers de l'humanité. C'est le secret 
de Lafontaine et de Rabelais, de Cervantes et de 
l'Ârioste ; c'est môme celui d'Hamilton, toutes les fois 
qu'il veut bien user et ne pas abuser de sa brillante 
imagination et de la fécondité spirituelle qu'il avait 
reçue de la nature. 

Bien des imitateurs des Mille et une Nuits ont . 
partagé la méprise d'Hamilton ; et comjne ils n'avaient 
pas sa touche légère et délicate , il est plus difficile de 
leur pardonner qu^à l'historien de Fleur d'épine et de 
Cristalline la curieuse. Que d'auteurs ont cru égaler ou 
surpasser les contes arabes, en enlaçant des récits 
prolixes, en accumulant d'innombrables prodiges , en 
saisissant à chaque ligne la baguette de l'enchanteur, 
en enchérissant tout justement sur ce qui indispose le 
plus les gens sensés contre ces sortes de lectures! 
Quoi de {dus firoid et de plus insipide que toutes ces 
apparitions et disparitions subites, et ces métamor. 
phoses imprévues auxquelles il faut continuellement 
s'attendre? Si: l'on doutait que le tableau des mœurs 



ET DÉ LITTÉRATURE ORIENTALES. 261 

réelles et lexpressioh des sentiments de la nature 
fussent la source du charme que font éprouver les 
vériicAles contes arabes, il suffirait de jeter les yeux 
sur les milliers de productions éphémères qu'on a 
décorées de titres analogues, et qui surchargent la 
bibliothèque bleue. On verra si, le talent mis à part, 
il est plus. aisé d'intéresser avec des transformations 
et des palais de cristal qu avec les clairs de lune , les 
torrents et les brumes de la sentimentalité. 

Un avantage que les Orientaux ont à débiter des 
extravagances, c'est qu'ils y croient; et cette persua- 
sion où ib sont qu'ils racontent des faits réels, ou du 
moins possibles , donne à leurs narrations un ton de 
naïveté véritablement inimitable. Dans le choix des 
moyens surnaturels qu'ils mettent en jeu, ils attei- 
gnent le but et ne le dépassent pas. Il y a telle folie de 
notre invention qui les choquerait, comme contraire 
à la vraisemblance. La poétique du genre est, pour 
eux , dans un certain monde fantastique , différent du 
monde où nous vivons, mais dont les lois, une fois 
admises, s'exécutent avec ordre et régularité, tandis 
que l'imagination des imitateurs s'en va courant, sans 
règle et sans frein, et bouleverse à chaque incident 
nouveau les idées qu'elle a précédemment établies. La 
bonne foi est un puissant ressort, même dans les 
contes : c'est un principe de verve et d'originalité. 
Quand nos auteurs racontent des prodiges, le désir 
d^étonner est trop présent à leur pensée; ils seraient 



Î62 MÉLANGES D'HISTOIRE » 

les premiera.à se moquer des ima^çitions dont ils 
nous bercent, et cela nuit beaucoup à Teffet qu'ils 
veulent produire, en détruisant toute illusion. Si vous 
voule?i me feire pleurer, commencez par vous affliger 
vou&même , a dit Horace ; si vous vouiez m intéresser 
par une aventure de fantômes, il faut la conter en 
tremblant et dune voix mal assurée. C'est une règle 
applicable à tout, au merveilleux dans T épopée, à la 
* sorcellerie et aux opinions superstitieuses dans le 
genrç romantique, et peut-être à quelques autres 
choses encore. On sent T esprit f(H*t dans toutes ces 
naïvetés des temps modernes ; et quapd Gioethe et lord 
Byron font apparaître un spectre, on s'aper^it aisé- 
ment qu'ils ne croient pas aux revenants. 

Une autre imitation des formes orientales est celle 
qui prit faveur dans le siècle dernier; le jeu d'ospnt 
d'un bomme supérieur ep fit naître le goût. Chaque 
libraire voulut donner des lettres persan^; et le 
monde littéraire se vit bientôt inondé de Jui&, de 
Chinois, de Turcs, de Siamois, de voyageurs de tous 
lea pays et d'espions de toutes les couleurs , qui ve- 
naient contrôler les mœurs de l'Europe et nous {»rê- 
cher celles de l'Asie, tourner en ridicule nos préjugés 
et nos croyances , et célébrer Brahma , Confucius et 
2oroastre. Dieu sait où tous ces docteurs asiatiques 
av£|ient fait leurs études et à quel point ils abusaient 
du privilège des gens qui viennent de loin ! Voltaire 
sentit le parti que , grâce à la frivolité de sels lecteurs , 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 263 

il pouvait tirer de ce nouveau moyen de prédication, 
et ce fut souvent à de tels missiomwûres qu'il confia le^ 
intérêts de la secte dont il s'était déclaré le patriarche ; 
loi qui avait déjà introduit tant de contes orientaux 
dans ses ouvrages historiques, put, bien plus à son 
aise encore , se jouer de toutes les vérités dans des 
cpoipositions où rien n'arrêtait ses écarts , et où per- 
sonne ne pouvait le suivre et le contredire. 2adig 
fut son coup d'essai et son chef-d'œuvre en ce genre ; 
il sut y iaire entrer avec adresse plusieurs traits véri- 
tablement empruntés aux auteurs asiatiques, l'aven- 
ture du cheval ferré d'argent et de la chienne kaiteuui^, 
par exemple. Ces knitations donnent à l'histoire assy- 
rienne quelque chose de la teinte du pays. Mais Ba- 
bouc, Memnon, Amabed, Âmasan, et vingt autres, 
étaient des Français. mal déguisés> qui connaissaient 
mieux Londres et Paris que Bénarès et Babylone. A 
leur exemple, tous les Asiatiques devinrent indévots, 
encyclopédistes et frondeurs. On les vit tous supé- 
rieurs aux préjugés, libres penseurs , et ennemis jurés 
du fanatisme et de l'intolérance» Les formes orientales 
ne furent pins qu'un voile léger dont on s'enveloppait 
sans se soucier d'en être couvert ; une sprte de lan- 
gage à double entente , dont tout le monde avait la 
def, et ^ui servait à saper, sans se compromettre , 
les fondements du christianisme et Les institutions de 
l'Occident, à livrer à la risée publique la tyrannie des 
sultans et des émii-s, lorgueil des agas, l'hypocrisie 



264 MÉLANGES D'HISTOIRE 

des derviches et Tignorance des marabouts. Malheu- 
reusement ce persifflage impertinent trouva grâce, et 
obtint des encouragements auprès de plusieurs émirs 
et même de quelques marabouts. Il faut que cette 
espèce de déguisement ait été fort du goût de nos 
pères , puisqu'on a trouvé plaisants des écrits dont ils 
faisaient tout le mérite , et dont on n'aurait» pu sup- 
porter la turpitude, si les mots français eussent rem- 
placé les termes arabes, indiens ou persans. Il y a 
encore des personnes pour qui le sel de ces sortes dé 
plaisanteries n'est pas tout à fait épuisé , et qui sou* 
rient finement quand on leur parle du mufti, de la 
pagode de Jagrenat, ou dugrand Lama. 

Il y aurait de la folie à rechercher la moindre 
trace du génie asiatique et du caractère des peuples 
orientauix dans de pareilles productions, dictées, 
pour la plupart, à l'esprit de parti, par la plus pro* 
fonde ignorance; et, toutefoiis, je ne voudrais pas ré- 
pondre que beaucoup d'idées fausses et de notions 
erronées sur les mœurs et les opinions de l'Asie ne 
se soient glissées à la faveur de ces pastidies in- 
formes, et ne se trouvent encore à présent dans la 
circulation. L'axiome de Beaumarchais sur la ca- 
lomnie peut s'étendre à tous les genres d'imposture : 
«En mentant, toujours il reste quelque chose. «Les 
lettres d'Amabed sont datées de l'an ii 5,652 du 
renouvellement du monde , et Voltaire a dit souvent 
que rhistoire de Tlnde remontait à huit cent mille 



ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 265 

années. Bien des gens avaient fini par croire qu'il 
fallait qu*il y eût à cela quelque fondement; et ceux- 
là n'auront pas été peu surpris d'apprendre que les 
Indiens n'ont pas d'histoire et ne savent ce que c'est 
que là chronologie. Il n'y ^ guère moins à rabattre 
de la sagesse des brahmanes, de l'austérité dés dis- 
ciples de Gonfiicius , du désintéressement des sec- 
tateurs de Zoroastre , que de l'antiquité des Indiens , 
et de l'authenticité de leurs traditions. Hâtons-nous 
d'ajouter que si l'on s'est souvent trompé dans les 
éloges outrés qu'on faisait des Orientaux , il n'y a pas 
eu moins d'exagération dans les reproches qu'on est, 
en quelque sorte, convenu de leur adresser. Cette 
éterneUe enfance et cette langueur morale où on les 
suppose plongés, ce despotisme avilissant et univer- 
sel auquel on croit qu'ils sont assujettis, cette immo- 
bilité d'opinions , d'institutions et même de costumes 
qu'on leur attribue, tout cela n'a d'existence que 
dans des récits mal interprétés ou tout à fait con- 
trouvés. Le despotisme, comme on l'entend ordi- 
nairement, n'est pas plus commun en Asie qu'en 
Europe. La forme des gouvernements et le fond des 
croyances n'y ont pas été moins diversifiés; et il ne 
serait pas difficile de montrer, si la chose en valait la 
peine , que les Chinois eux-mêmes , ce peuple qu'on 
croit si opiniâtrement attaché à ses pratiques et à ses 
habitudes , n'ont pas été plus étrangers aux variations 
de la mode qu'a'ix rcvo!-.?!ions politiques, ce qui, 



266 MÉLANGES D'HISTOIRE 

sans doute , leur ferait infiniment d'honneur auprès 
d'une bonne partie de nos compatriotes. 

On a quelquefois hasardé des imitations des liyres 
orientaux , plus judicieuses que TEspion turc ou f His- 
toire d'Angola et de Misapouf. Des hommes instruits , 
et qui avaient résidé longtemps dans les contrées de 
FAsie les plus célèbres, qui en avaient appria«les 
langues , ou qui avaient longtemps fréquenté les ha* 
bitants, et étudié leurs coutumes et leurs usages, se 
sont attachés à les représenter dans des compositions 
calquées sur celles de ces peuples , en empruntant les 
images , les expressions et les tours qui leur sont &* 
miliers. Ainsi , tout récemment , un envoyé An^ia , 
de retour d'une mission qu'il avait remplie à la cour 
de Perse , a consigné la substance de ses observations 
diplomatiques dans un roman imité de Gil Blas, où 
les derviches jouent le rôle de Morales et de Don 
Raphaël, et les Turcomans celui des compagnons 
de Rolande. Cette forme, qu'un des compatriotes de 
Tauteur a nuse en faveur, semble surtout appropriée 
aux besoins d'un siècle à la fois avide de limaières et 
d'amusements , qui veut que les mmans rinstrui$eat • 
et que f histoire le divertisse, et qui serait prodigieux 
j^ement éclairé, si l'instruction s acquérait sans travail 
et sans application. Le mérite de ces sortes d'ou- 
vrages est dans Texacte observation des moeurs , d^s 
idées dominantes , du tour d'esprit du peuple qu'on 
veut représenter, toutes choses sur lesquelles les Asia- 



ET DE UTTÉRATURE ORIENTALES. 267 

« 

tiques seuls pourraie&t prononcer avec connaissance 
de cause. Par malbeur, les Âsiaticpies ne les lisent pas; 
et, quand ils les liraient» il est douteux qu'ils se recon- 
Plissent eux-mêmes dans des esquisses peu fidèles, et 
qui doivent toujours, [quelque soin qu'on se donne, 
ressembler plus ou moins à des caricatures. 

Il est bien difficile qu'un acteur, même pénétrant 
et consciencieux , se place au véritable point de vue 
pour juger sainement des coutumes , des institutions , 
des manières de voir qui ne sont pas celles de son 
pays, qui se présentent à lui quand son jugement est 
déjà formé , qu'il n'a pas , pour ainsi dire , sucées 
avec le lait, ni vues figurer autour de son berceau. 
L'impartialité qu'on lui demande n'est pas une chose 
possible dans sa situation ; il dérivera , sans s'en aper- 
cevoir, du côté de ses propres habitudes et des pré- 
jugés de son temps ou de son pays. U y a, dans le 
chevalier Walter Scott , un alchkniste qui parle du 
progrès des lumières ^ et un moine du xiif siècle qui 
se pique d'être exempt de préjugés. Voilà de ces dis- 
sonnances qui échappent au plus habile homme, et 
il est plus difficile qu'on ne croit de fi'anchir la dis- 
tance des temps et des lieui. En un mot, il est im- 
possible que la peinture des mœurs étrangères, même 
là où elle est exacte , ne tienne pas un peu de la satire , 
parce qu'il s'y mêle toujours involontairement quelque 
chose du jugement qu'on en porte , et de l'effet qu'elles 
produisent sur des esprits prévenus. 



268 MÉLANGES D'HISTOIRE 

Il existe , en quelques cantons du Tibet r voisins 
des frontières de Tlnde , un genre de polygamie assez 
singulier. La pluralité des femmes n*y est pas auto- 
risée ; au contraire, des frères, des amis se réunissent 
pour fonder un ménage collectif; Tépouse qu'ils ont 
choisie porte sur la tête un bonnet à quatre ou cinq 
pointes , suivant le nombre de ses maris. Qu'un pa- 
reil usage se présente sous la plume d'un écrivain 
d'Occident, il lui sera impossible de ne pas le voir 
du côté ridicule, et les mauvaises plaisanteries se 
présenteront d'elles-mêmes. £h bien! on possède une 
nouvelle ou im conte moral en tibétain , et dont le 
sujet est la polyandrie dont nous padons : rien de 
plus délicat, de plus châtié, de plus irréprochable 
que les développements où i'autem' est entré; rien 
de plus ingénu, de plus touchant que le récit de la 
première entrevue.de la belle et sensible Trikarticha, 
avec ses amants, Thousrong , Samabricho , Darma et 
Lotsavatchenbo, On suit, avec intérêt et attendrisse- 
ment, les progrès d'une passion naissante dans le 
cœur d'une jeune et vertueuse Tibétaine , et l'on voit, 
d'un autre côté , ce que l'amitié peut recevoir d'éner- 
gie et de vivacité , par une coïncidence de vœux, et 
de sentiments qui, partout ailleurs qu'au. Tibet, allu- 
merait infailliblement les fureui^s de la haine et de 
la jalousie. 

Dans mille occasions semblables, le tableau naïf 
qu'un peuple nous donne lui-même de ses coutumes 



ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 269 

et de ses opinions , est incomparablement plus vrai , 
plus fidèle , et. Ton peut ajouter aussi, pliii curieux et 
plus piquant que celui qu'aurait tracé péniblement un 
étranger inattentif ou mai informé ,= oii un écrivain 
réduit à fonder un récit imaginaire- sur des re- 
cherches d -érudition , à calculer tous les 'mouvements 
de son style , à peser ses moindres expressions , et à 
raisonner jusqu'à ses plaisanteries. Cette obligation 
explique assez comment on trouve toujours dans ces 
sortes d'ouvrages quelque chose d'aride et de guindé , 
qui les rend fort inférieurs aux productions origi- 
nales où l'auteur a laissé courir sa plume , et s'est 
livré sans contrainte à ses inspirations. C'est donc à ces 
derniers qu'il faut recourir, si l'on veut connaître les 
Orientaux tels qu'ils sont , et leurs livres tels qu'ils 
les font ; si l'on veut s'instruire plus sûrement, et 
s'amuser davantage; et cette dernière raison me pa- 
rait de nature à toucher tout le monde. Il devrait 
donc s'établir une sorte d'émulation entre les auteurs 
et les lecteurs, à qui publiera et dévorera un plus 
grand nombre d'ouvrages asiatiques. Il ne manque 
pas de personnes sachant l'arabe , le persan , le chi- 
nois et l'indien; on manque moins encore de livres 
écrits dans toutes ces langues ; les ouvrages à traduire 
afBuent , les traducteurs sont tout prêts; il n'y a que 
le public qui ne fait pas son devoir, et qui accueille 
généralement, avec une indifférence décourageante, 
les; productions qu'on tire pour lui du fond de 



270 MELANGES D HISTOIRE 

rOri^nti Je ne saiâ qui Ton doit accuser de cette dis- 
position^ mais, s!il m'est permis de dire ma pensée, 
je crois qu'on doit Tattribuer, moins au fond des 
sujets et; à la nature des ouvrages traduits, qu'à la 
manière dont ils ont été interprétés, et au système 
suivi par les traducteiurs. Je voudrais partager ceux-ci 
en deux classes, entre lesquelles le public me- paraît 
observer une exacte neutralité , et qui, chacune, ont, 
en Europe , établi leur domination dans des contrées 
diverses. J'avertis d'avance que je connais an moins 
trois exceptions aux rè^es que je vais proposer, mais 
que je serais bien moins embarrassé encore pour 
citer des exemples propres à les confirmer. La pre- 
mière classe règne surtout dans les pays du Nord: 
elle comprend des savants infiniment recommati- 
dables, et des hommes du premier mérite. Leinrs 
profondes comiaissances, les services éminent» qu'ils 
ont rendus aux sciences sont également hors de 
question. Mais il s'agit ici d'études moins solides , et 
de ces productions que leur légèreté même devrait 
rendre plus généralement accessibles; et c'est là pré- 
cisément qu'ils Ont eu moins de succès, peut-être 
parce que des sujets fi:ivoles étaient trop au-dessous 
d'eux. Peut-êti'e lem* supériorité même leur faisait- 
elle dédaigner les lecteurs , et c'est une disposition 
sujette à devenir réciproque. Ces doctes interprètes 
se tiennent , pour ainsi dire , retranchés derrière un 
triple rempart de notes explicatives, de lourds coœ- 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 271 

mentdires , d^obscurs éclaircissements , et le style 
^*ils emploient rendrait quelquefois toutes ces pré^ 
cautions superflues^ Les langues orientales s'appren- 
nent difficilement; le mérite de les savoir ne dcdt 
pas être perdu de vue« On a pris la peine de mettre 
en latin un recueil d ariettes arabes ; il faut qu'il eii 
reste un peu pour ceux qui le lisent. Les formes les 
plus austères, Torthographe la plus bizarre, l'emploi 
même de ces caractères étrangers, où les ignorants 
ne voient qu'un affreux grimoire, tout concourt à 
inspirer, pour ces érudites sornettes , un respect qui 
va jusqu'à l'effroi. Cette double impression tient lieu 
de la faveur d'un public frivole et superficiel, et l'on 
est dédommagé de tout par les applaudissements 
d'une douzaine d'initiés en Europe , qui sont tenus 
de lire à charge de revanche. Ce nombre s'est re- 
cruté assez exactement depuis deux cents ans, sans 
accroissement, ni diminution; et c'en est assez pour 
que ce cercle choisi d'amateurs célèbre l'état flo- 
rissant de la littérature orientale, et se félicite d'y 
avoir contribué. L'autre classe , qui s'est particulière- 
ment multipliée parmi nous, est celle des traduc- 
teurs qui ne trouvent pas les Asiatiques assez polis , 
et qui s'efforcent de leur faille prendre un air plus 
européen. Ils voudraient donner de l'agrément à 
Confucius et des grâces à Mahomet. Le style oriental , 
avec toutes ses pompes , ne leur semble pas encore 
assez fleuri, assez riche en métaphores; its passent un 



272 MELANGES D'HISTOIRE 

vernis grec sur les.teintes asiatiques : Kama affecte le 
sourire deCupidon, et les. neuf Gopi b^ayent le lan- 
gage des vieux habitants du Piiide et de THélicon. 
Ovide, TibuUe, Ânaoréon, toutes les ressources d un 
style imité des imitateurs du Télémaque, tout ce que 
la mythologie^ de Bemis et de Dumoustiec a de plus 
riant et de plus gracieux, est mis à contribution pour 
relever les pensées du grave Savi, du voluptueux 
Hafiz , du tendre et mélancolique Djami. La séche- 
resse des formes originales, les écarts d*une. imagina- 
tion déréglée , tout s*évanouit et se fond dans ces tra- 
ductions élégamment infidèles. Flore y reparaît aussi 
fraîche que jamais, TÂurore retrouve ses antiques 
doigts de rose, et le Zéphyre agite mollement les 
airs. On s'attend à des images neuves et hardies , à 
des comparaisons étranges et énergiques; mais le 
prudent interprète a pris à tâche d*effacer tous les 
traits natifs, tout ce que les expressions du texte ont 
de caractéristique. Le style oriental devrait, à ce qu*il 
semble , être étincelant de tous les feux du tropique , 
animé par tout ce que la nature équatoriaie a de plus 
majestueux et de plus gigantesque. Mais où Ton 
cherche le pesant éléphant , et Tinforrae rhinocéros , 
et Taridité du désert, et l'odeur exotique des aro- 
mates , on voit , avec surprise , la blanche génisse , la 
colombe plaintive, nos prairies émaiUées, nos bos- 
quets toujours verts, et la rose avec son parfum cos- 
mopolite. A* peine une jeune houri conserver^i-t-elle 



ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 273 

ses yeux de gazelle , et sa taille qui se balance comme 
un palmier. Si une figure parait trop hardie , on la 
supprime ; si une métaphore s*écarte de nos idées , 
on en substitue une autre avec laquelle nous sommes 
déjà familiarisés. Un poète persan prétend que chaque 
atome qui approdie d'une belle et qui la touche, 
devient une graine féconde, qui donne naissance au 
jasmin , à la tulipe et à la tubéreuse : on dira que les 
fleurs naissent sous ses pas. Que , pour exprimer fem- 
pressement d'entendre parler un homme éloquent, 
un écrivain dise que quand le rabis de ses lèvres gardait 
le silence, Voreille se tenait à la fenêtre da secret, il suffira 
de traduire : on écoutait avec avidité ses moindres dis- 
cours. Pour peindre la terreur d'une troupe de fuyards, 
un poète arabe dit que chacim de leurs membres se 
hâtait à f envi de devancer le reste du corps , et que 
leur tête roidant sur la poussière se heurtait contre 
leurs pieds. Ces expressions singulières seront im- 
parfaitement rendues par ces mots : L'épouvante hâte 
feor fuite et rend leurs pieds plus légers. Qu'en par- 
lant des yeux d'une jeune fille, le même auteur dise : 
Ses paupières dégainent un poignard qui perce les âmes ; 
sa langueur même le rend plus acéré, et donne plus de 
force aux coups quïl leur porte : c'est une tournure 
forcée et de mauvais goût; mais sera-t-il permis de 
mettre à la place : Une douce langueur animait ses re- 
gards? Si l'on rend de cette manière tout ce qui blesse , 
tout ce qui choque, tout ce qu'on ne sait comment 

18 



274 -' t MÉLANGES DHISTOIRE 

exprimer» toui ce que peut-être on i»* entend pas bien , 
tout ce qui présente un sens louche , tout ce qui «a 
pas de sens du toui , l'es aspécitës de itoriginal »adfo»- 
eûront, sans AobAb^ mais les eoiuieut's qui le distif^' 
guaient seflaceront en même temps. Un amteup aiwi 
travesti n*esA plus un Turc ou «n indien; e*est vm 
bonimn qm n-a plus les manières d'avicun pays , donf 
les aUsaires sont gênées , la déniardie équivoque et 
le lainage insignifiant. H dit moins ^e^tparagance^ , 
inai& des choses que tout ie inonde connaît^ ^avimee» 
et dont personne ne se soueie. 

Quelque élégance qu^on mette àces'iniftati^i9bèr- 
inaphrodites , quelques artiUce» de styic qu^cm em^ 
ploie , ce qui leur eût donné de la vie et de Fîntérèf 
n y est pfais^ Les lecteurs* to triaient dn- piquant, de 
{extraordinaire ; po«r dis commun et duf re&attn , ils 
auraient pria ce qui était sous tenr maim, il n^éfiaif 
pas besoin d'en apporter du bout du monde. 

Votttà , si je ne me trompe , la prmcipade raison 
pcmr laquelle si peu d*ouvrages de poésie ou de lifté- 
rature orientale ont été goûtés paimi nous^ He ont 
été, à peu d'exceptions près, traités de l'une 9it de 
l'autre de ces deux manières. On n a presque jamais^ 
voulu les traduire exactement, avec candeur et ^o»- 
{^cité* On a craint de les montrer t^ qu'ils étaûm; 
on a toi^ours cru devoir les» paraphraser^ les emfrefr- 
lir, et par là même on les a dénaturés. UexevB^pHe 
de Galland, traducteur modeste e| naïf, écrivain^ 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 275 

facile et sans prétention , n*a trouvé que peu d'imi- 
tateurs. Il est vrai que sa simplicité même est un 
écueil pour ceux qui voudraient marcher mir ses 
traces, et je crains d'avoir moi-même k en fournir 
la preuve avant la fin de ces discours. Toutefois , si 
l'on se fût borné , comme lui , à présenter les produc- 
tions du génie oriental sous leur forme native , quel- 
ques-unes , sans doute /auraient été repoussées comme 
trop étrangères à nos mœurs , et trop contraires au 
goût européen ; mais d'autres auraient pu être goûtées, 
et qui sait même si elles n'eussent pas produit de 
nombreuses et intéressantes imitations. La direction 
actuelle des esprits permet de le supposer. Tant de 
personnes trouvent notre littérature vieillie et épui- 
se, tant d'écrivains essayent de s'ouvrir des sentiers 
nouveaux, loin des chemins tracés par Corneille, 
Pascal et Fénélon , de ces chemins foulés par Racine , 
Bossuet et Voltaire. Assurément la route du Noi*d est 
la plus courte pour s'écarter de leurs traces; mais 
celle de l'Orient conduirait plus loin encore , et il y 
aurait bien du malheur si l'on restait classique , après 
avoir quelques années fréquenté les mœurs chinoises, 
tartares , arabes ou hindoues. Bien des gens ont déjà 
pris les devants , et pourtant on n'a qu'à peine en- 
trevu ces nouveaux modèles. S'ils étaient une fois 
substitués à ceux du siècle de Louis XIV, ce que la 
langue aurait à gagner en expressions trouvées, en 

associations inconnues, en expressions absolument 

18. 



276 MÉLANGES D'HISTOIRE 

neuves, est impossible à calculer, même en considé- 
rant les auteurs qui, en vers ou en prose, ont le plus 
approché du style oriental depuis un petit nombre 
d'années: c'est un genre particulier d'importation 
qui pourrait élever bien des fortunes littéraires. 
Quelques réflexions à ce sujet ne seront donc pas en- 
tièrement superflues, et je me réserve de les exposer 
dans un second discours. 



SECOND DISCOURS 

SUR LA LITT]£râTURE ORIENTALE. 

J'ai indiqué , dans un premier discours , le point de 
vue sous lequel la littérature et la poésie des Orien- 
taux se recommandaient le plus fortement à l'attention 
des Européens. J'ai parlé des ressources quelles pou- 
vaient oflrir pour accroître un fonds d'idées et d'images 
devenu insuflBsant , renouveler des doctrines surannées 
et caduques, multiplier les trésors dont se glorifie 
notre littérature , et ajouter peut-être un nouveau de- 
gré de perfection à cette langue qui a déjà produit tant 
de chefs-d'œuvre. S'il en était des belles-lettres comme 
des finances, où les emprunts , dit-on, sont le plus sûr 
moyen d'augmenter son opulence , plus nous sommes 
riches , et plus nous devrions nous empresser de mettre 
à contribution la Germanie et l'Hindoustan, les Or-. 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 277 

cades et les Iles de la Sonde , le Japon et la Calédonie. 
Peut-être tant de sources nouvelles, où nous pour- 
rions puiser, étancheraîent-elles cette soif de nou- 
veautés qui nous dévore. Peut-être tant d'idées jetées 
à la fois dans la circulation seraient-elles en harmo- 
nie avec les exigences du siècle, comme disent les per- 
sonnes qui connaissent le plus particulièrement le 
siècle et ses exigences. , 

C*est là sans doute une séduisante perspective, et 
l'aperçu qui la découvre ne pourrait s'offrir plus à 
propos. Parler de réformes et de changements à nos 
contemporains, c'est d'avance être assuré de leur in- 
térêt. Qui ne sait ce qu'on peut produire avec ces pa- 
roles magiques : perfectionnement, amélioration, progrès 
des connaissances, développement intellectuel.... , termes 
sonores, phrases harmonieuses pour des oreilles du 
xix' siècle, et qui, comme les formules des enchante- 
ments dans les temps d'ignorance, changent la face 
des objets et fascinent les yeux les plus clairvoyants. 
Partout ailleurs, je ne croirais pas avoir besoin de 
recommandation, mais, dans cette enceinte, je ne 
voudrais pas trop compter sur leur effet mystérieux. 
On pourrait me demander si les réformes dont il 
s'agit corrigeraient quelque chose , si l'on se trouverait 
bien de ces améliorations , et si la littérature , épurée et 
rajeunie , brillerait d'un éclat aussi vif qu'avant sa 
régénération. Privé de ce degré de conviction intime 
qui dicterait une réponse facile à ces questions , j'aime 



278 MÉLANGES D'HISTOIRE 

mieux vous inviter à les examiner vous-mêmes avec 
moi, et ce sera Tobjet des réflexions que j aurai rbon- 
neur do vous soumettre aujourd'hui. 

Il y a un premier point , dont je ne suis nullement 
juge , et dont pourtant il faut partir dans cette dis* 
cussion. Je prends pour autant de faits les assertions 
d*une certaine classe d'auteurs. Notre littérature est 
en effet vieillie, épuisée, prête à tomber de caducité; 
elle a cessé d'être Texpression d'une société brillante 
de jeunesse et de santé. Les règles léguées par lanti- 
quité, les exemples tracés par les plus illustres mo- 
dernes , sont désormais insuffisants pour ranimer un 
reste de vie et de vigueur. Plus d'espoir, sans les 
secours qui peuvent nous venir du dehors, sans les 
ressources que nous assure le commerce des étran- 
gers. Tant d'écrivains proclament notre dénument, 
tant d'autres se chargent d'en foiu'nir la preuve par 
leurs ouvrages , qu'il est bien temps de chercher h ce 
mal un remède efficace , radical , universel. Car il ne 
suffit pas de tirer nos romans d'Ecosse, nos drames 
id'au delà du Rhin , de multiplier les ateliers de traduc « 
tions , et d'avoir un entrepôt général de sentiments exo- 
tiques et de pensées septentrionales dans les Galeries 
d« bois^ Il feut qu'un tel trafic se fasse en grand; que 

^ Â Vépoque où M. Aboi-Rémusat composait ce discours, il exis- 
tait encore au Palais-Royai des galeries de bois, et dans ces galeries 
s'étaient établis plusieurs libraires qui avaient la vogue pour la piid^li- 
cation et la vente de» romans. 



ET DE LITTSRATURE ORIENTALES. 379 

l'univer» entier y soit ouvert , et que la plu» iioUe 
partie du monde , la plus riche , la plus civilisée , soit 
appelée k y verser les produits d'un sol AOlur^knient 
fertâe, aecumutës durant ireBtesiàcles de culture* 

Cherchons donc, iàt<x k l^eiLtrémité de TÂsie, une 
siàDe abondante et vierge , une littérature libre de cet 
esprit d'imitation servile qui entrava , chez nous , ie 
géni^ de Bossuet et de Corneille, et servons-nous en 
pour agrandir le cercle de Téloi^ence et de la poésie ; 
ou bien, faisant mieux encore, tâchons d'être admis 
à gjianM* dans le vasifce okaonp des^ imaginaftkms er ien- 
ttde^, de pvendre tout ce ^i paraîtra à notre compve- 
nance^ de lais^r tout ce qui sera jugé peu raison- 
nabie , et sortout ce qui semblera Tétre trop ; de 
siolLs apjMX)pner les plans des tragédies indiennes, 
les imagea des élégies arabes, ks croyances de^ uns , 
les mœu^ des autres , et les tableaux de la nature de 
tousv Par lÀ ) il y aura satisfactiofi ceosiplète : on vo- 
guera à faines v^ette» sur Tocéan du rommitisme ; on 
aéra garanti potir ^aonais du reproche de monotonie 
et d'uniformité; oo aoira du neuf, d« hai?di, de 1 ex- 
traordinaire ; et il est impossible -que , du mi^iange êe 
tant de trâites diverses , il ne résulte pas une abon- 
dance de £»ts piquants, de contrs^es inattendus; de 
cesailiaoces de vcuots incousuis les tins aux autres, 
de ces associations d'idées qui semblaient faites poàr 
jamais «e se troutvr ensen»ble. 

Je ne vois à tout cela qu'on seul inconvénient. 



280 MÉLANGES D HISTOIRE 

Quelque romantiques que soient les Orientaux (et 
Ton est bien en droit de supposer qu'ils ne sont pas 
classiques dans le sens qu'on attache à présent à ce 
mot) , ils ne se sont jamais avisés d'aller chercher hors 
de chez eux les sujets de leurs chants et la matière de 
leurs inspirations. Hs n'ont point songé à isoler leur 
littérature de leiu* croyance, de leurs habitudes et de 
la nature de leur pays. Les formes de l'éléphant ne se 
présentent pointa la pensée d'un poète mongol, ni la 
vélocité du renne à l'imagination d'un romancier de 
Ceylan ou de Sumatra. L'habitant des fertiles cam- 
pagnes de Nanking ne prendra pas les modèles de ses 
peintures au milieu des scènes arides du désert, et le 
Bédouin ne puisera pas l'idée de ses métaphores dans 
les riantes cultures des bords du fleuve Jaune. Les 
Européens seuls veulent mettre le globe terrestre à 
contribution. Ils se plaisent à brouUler toutes les cou- 
leurs , et à chanter à la fois sm^ tous les tons. Rien ne 
les intéresse moins que ce qui frappe habituellement 
leur vue. Ils aiment bien mieux parier de dattiers, de 
lataniers, de cocotiers, de casuarinas, de sterculinas, 
de dracanas , que des arbres de nos contrées. Hs dé- 
daignent nos loups, nos ours; et toutes leurs préfé- 
rences sont pour les panthères , les rhinocéros et les 
crocodiles. Les lions, exilés de nos climats, ont trouvé 
un refuge assuré dans la poésie descriptive, et nos 
vers renferment heureusement, mille fois plus d'ani- 
maux sauvages que nos forêts. C'est là, peut-être. 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 281 

Tespèce de richesses que nos auteurs souhaiteraient 
de partager, et le fond d'images sur lequel porte- 
raient leurs emprunts. En cela même , ils s éloignent 
de ceux qu'ils prétendent imiter, et plus ils s'attachent 
à les copier , moins ils leur ressemblent. Chaque peu- 
ple aime à parler de ce qui le touche, à décrire ce 
qu'il a sous les yeux , à célébrer ce qui occupe ses 
souvenirs. C'est même là ce qui assure à ses concep- 
tions un caractère particidier et un mérite inaliénable; 
et l'on prendrait moins d'intérêt aux compositions des 
Asiatiques, si Ton n'y trouvait à chaque instant, dans 
les trésors d'une riche et brillante imagination , l'em- 
preinte d'une civilisation indigène , d'une nature spé- 
ciale, de mœurs, de religions, d'habitudes, qui leur 
appartiennent en propre, et qu'ils n'ont empruntées 
à personne. 

H arrive aussi de là que ce qui est vif, sincère et 
naturel dans les originaux, est le plus souvent froid , 
affecté et insignifiant dans les imitations. Il en est des 
peuples comme des écrivains , et de la littérature 
comme des manières; le plus sûr moyen de n'être ja- 
mais copié est de copier toujours. Les modes françaises 
n'ont jamais si bien donné le ton en Europe que quand 
il ne s'y mêlait rien d'étranger; et il y a trois choses sur 
lesquelles une nation ne doit de compte à personne, 
et dont il est bon qu'elle cherche la règle unique en 
elle- même , son goût littéraire , la coupe de ses vê- 
tements et les principes de son gouvernement. 



282 MELANGES DHISTOIRE 

Je ne veux pas dire quil ny ait, en littérature, 
des autorités irrécusables et des modèles qu'il est 
toujours beau d'imiter, précisément parce qu'on est 
obligé d'avouer qu'ils sont inimitables. De œ nombre 
sont ceux qui s'offrent à nous dans là branche la plus 
cdèbre et la plus anciennement cultivée de la litté- 
rature orientale , dans ces livres hébreux dont la su- 
blimité serait un si étonnant phénomène, s'il était 
possible de méconnaître leur divine origine. Ceux-là 
ne sont nulle part étrangers en Europe; partout la 
religion qui les dicta les a naturdisés ; et , dès les pre^ 
miars âges du monde, la lyre sainte avait rendu des 
accords qui devaient retentir chez tous les peuples 
chrétiens. Aucun livre au monde ne contient un 
aussi grand nombre de pensées mâles et énergiques, 
des sentiments si conformes à la véritable dignité de 
l'homme, des notions si relevées sur la création et 
le Créateur. La Bible est comme un vaste trésor 
d'images simples et grandes, d'expressions fortes et 
hardies , de comparaisons naïves et pittoresques^ Les 
bons esprits y trouvent une nourriture abondante 
et solide; et l'on sait comment le génie de Bossuet, 
de J. B« Rousseau , de l'auteur des Martyra » a puisé 
dans cette source intarissable d'idées majestueuses et 
de beautés du premier ordre. Mais les imitations des 
livres saints doivent être graves , imposantes , solen- 
nelles) et j'oserais ajouter qu'elles ne dmvent pas être 
prodiguées. Les habitudes patriarcales , les mœurs 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 283 

d'un peuple pasteur, la législation de Moïse, des tra- 
ditions qui remontent sans interruption jusqu'au ber- 
ceau do monde , tout cela contrasterait souvent avec 
la légèreté européenne et le caractère frivole de notre 
époque. £n un mot, dans ce livre même où tout est 
admirable , tout ne doit pas être imité , et la couleur 
antique qui fait le charme du lévite d'Épbraïm et 
d'Atak souffrirait du mélange des teintes vagues de la 
mélancolie moderne et des ti^ts incertains de la vie 
idéale. B ne faut pas faire comme les méthodistes 
d* Angleterre , qui bégayent le langage des enfants de 
Sem au milieu des aisances d'une civilisation ra£finée ; 
qui parlent de déserts, de tentes et de chameaux, 
dans les palais de Westminster et parmi les équipages 
du parc Saint-James, et qui comparent la vénalité 
d'un homme en place à la lèpre de Giezi, et les opé- 
rations d'un capitaliste à la conduite des Israélites 
emportant les vases des Égyptiens. 

Les Arabes , peuple issu de la même famille que 
les Hébreux , longtemps adonné comme eux à la vie 
pastorale, offrent, dans leurs compositions primitives, 
un genre de mérite sévère , analogue à celui des livres 
saints. Mais diverses causes morales et politiques ont 
modifié leur caractère , et fait prendre des couleurs 
nouvelles à leurs productions littéraires. L'étude de la 
philosophie les a rendus pointilleux, et les conquêtes 
lesontgfttés. L'exagération, l'emphase , une prodiga- 
lité d'images et de métaphores qui va jusqu'à l'excès , 



284 MELANGES D'HISTOIRE 

une recherche de pensées qui tombe souvent dans 
TafTectation , voilà les vices principaux qui ont infecté 
la littérature arabe , et , comme il est beaucoup plus 
aisé de prendre des défauts que des qualités esti- 
mables, voilà tout justement par où elle a trouvé des 
imitateurs. 

Dans rOrient même , plusieurs grandes nations 
ont embrassé, avec la religion des Arabes, quelques- 
unes de leurs hérésies littéraires. Les Persans ont pris 
d'eux le caractère d'enflure et de subtilité qui dépare 
leurs plus agréables compositions , et c'est à l'exemple 
des enfants de Mahomet que les Turcs sont devenus 
doucereux, fades et afiFectés dans leur poésie. Les 
Maures d'Occident ont introduit en Espagne les ro- 
domontades extravagantes des capitans , ainsi que ce 
jargon de galanterie métaphysique qui avait pénétré 
jusque dans nos salons, et qui s'y soutenait encore 
dans les premières années du règne de Louis XIV. 
On ne les croit pas étrangers à la naissance de ces 
froids concetti, de ces pensées alambiquées et de ces 
puérils jeux d'esprit où s'égara l'imagination des trou- 
badours, et qui n'occupent que trop de place dans la 
poésie itatienne. Enfin (car il faut épuiser tout d'un 
coup les reproches qu'on peut adresser aux Arabes)» 
le peu d'imitations qu'on s'est avisé d'en faire , en 
ces derniers temps, vaudraient à elles seules les sub-- 
tilités de mademoiselle de Scudéry, les concetti des 
troubadours et les exagérations des matamores. Elles 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 285 

se font remarquer dans un langage rempli de figure 
insolites, de métaphores étranges et d*expressions re- 
cherchées , et surchargé de pensées gigantesques et d'al- 
légories énigmatiqùes. Quand on ne sait plus quel nom 
donner à toutes ces belles choses , on dit que c'est du 
style oriental , terme qui devient , dans ce cas , à peu 
près synonyme de galimatias. Mais bien des phrases 
de cette espèce ne tiennent pas plus du génie asiatique 
que les compliments sur la prudence des lions et Isl force 
des serpents f dans le Boui^eois Gentilhomme. C'est l'i- 
diome du fils du grand Turc , ou plutôt c'est l'idiome 
des Précieuses renouvelé sous les auspices de deux 
ou trois sectes , qui semblent rivadiser entre elles à qui 
s'éloignera davantage de la langue que tout le monde 
peut comprendre et parler, et qui, chaque jour, ob- 
tiennent , en ce genre, des succès merveilleux. Or , de 
même que le père de la scène comique distinguait les 
véritables Précieuses, quû honorât in&niment y des ri- 
dicules qui les imitent mal , et dont il prenait la li- 
berté de se moquer, de même on doit distinguer le vé- 
ritable style oriental, fruit naturel du climat et de 
l'imagination asiatique, de celui que l'on contrefait 
en Europe, et qui, comme ces fruits du Tropique 
qu'on force à mûrir dans nos serres chaudes , ou ces 
vins généreux qu'on fabrique dans nos manufactures , 
sent toujours un peu l'effort , et manque des qualités 
les plus précieuses aux yeux des gens de goût. 

Le style oriental est excellent dans l'Orient ; là , 



286 MELANGES D'HISTOIRE 

comme je l'ai dit , il est en rapport av«; le Biyet, avec 
le génie des lecteurs , avec la langue qu'ils parlent , 
avec les idées qui leur sont familières. Mille dioses 
peuvent y être dites clairement , quoiqu'à demi*mot. 
Les comparaisons y produisent leur effiet , parce qu'on 
a sous les yeux les objets auxquels elles s'appliquent. 
Des expressions qui nous semblent embarrassées sont 
claires pour ceux qui en ont contracté l'use^e, et des 
tours qui répugnent à notre langue peuvent avoir une 
grâce toute particulière en arabe ou en persan. Mais 
quand tout cela est transporté en français, dans un 
idiome délicat et pointilleux , et qui s'est trouvé asses 
bien des règles qui le régissent, pour qu'on ne puisse 
lui proposer d'en changer et de se refondre, alors le 
fond des idées paraît obscur, et la forme, hétéroctite 
et entortillée; on serait tenté de penser qu'elles 
avaient peu de sens dans l'original , et qu'elles ont 
achevé de le perdre en passant d'une langue dans 
une autre. Il y a ainsi beaucoup de phrases orientales 
qui pèchent contre la première de toutes les r^es, 
qui est de signifier quelque chose; et quelque mérite 
qu'elles aient d'ailleurs, il n'en est aucim qui puisse 
tenir lieu de celui-là. 

Les Asiatiques , avides de comparaisons et de mé- 
taphores, ont multiplié à l'infini^ les formes que la 
pensée peut revêtir dans le discours. Un des premiers 
soins de leurs poètes a été de ménager les moyens, 
d'éviter toujours le mot propre , et de passer à côté 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 287 

de Fexpression juste , ou du véritable nom de la chose 
dont ils parlent. Dans cette vue, ils se sont créé par- 
tout une sorte de vocabulaire énigmatique , où chaque 
obyet trouve une ou plusieurs dénominations diffé- 
rentes de celle quil a dans lusage habituel. Elles 
tienneot à des observations particulières, à des idées 
iocales » à des allusions qui les font varier d*un pays à 
Fautre* Un poète chinois donnera au tigre le nom de 
roi des montagnes, et à Thirondelle celui deJiUe du Ciel. 
Dans ses vers, f aurore est la blanche coarrière, et la 
ÊMirmi le coursier noir. Il appelle le vin un ami 'ver- 
meil, et la reine-marguerite le compugnon des génies. U 
dira d'un bcHi versificateur, que c est un léopard en 
matière de poésie, et d'une jolie femme que c'est une 
fiefoar ^ parle. Pour ce genre de métonymie , les Arabes 
affectionnent les termes qui désignent des rapports 
de parenté. Che^ eux, le chakal, dont les rugisse- 
ments font retentir les déserts, est le père de la voix, 
et le coq ceiui de h vigilance. Les paroles sont les filles 
des lèvres, et le sucre le père de la santé. Toutes ces 
expressions donnent sans doute de Tagrément à la 
langue où elles sont nées. Elles y servent du moins 
d'embeUiasement au style poétique , comme chez noua 
le dieu du jour, et la voûte azurée , et Fastre au disque 
argenté , et le cristal des eaux, et les tapis de verdure , 
et tant d'autres phrases élégantes, dont plusieurs corn- 
mencent à passer de mode , quoiqu'elles aient bien 
eoGOre leur utilité, quand il s'agit de compléter un 



288 MELANGES D'HISTOIRE 

hémistiche. Pour remplacer celles qui avaient vieilli, 
on en a récemment introduit de toutes nouvelles dans 
le langage romantique ; et quelque riche , ou si Ton 
veut , quelque vagabonde que soit en ce genre l*ima- 
gination des Orientaux , je ne sais s*il reste quelque 
xîhose à leur envier, et si nous n avons pas, dans cer^ 
taines productions récentes , les matériaux d'un idiome 
plus brillant et plus fleuri que celui des poètes arabes 
ou persans les moins intelligibles. Ce serait, au reste, 
une vaine et puérile imitation que celle qui s'attache- 
rait, dans les écrits des Orientaux, à des ornements 
de cette espèce. Un excellent prosateur prétendait que 
les ](k>ëtes s'étaient fait un jargon de fatal laurier, de 
hel astre , et que c était ce qu'on était convenu d'ap- 
peler beauté poétùiue. Mais c'est une erreur de géo- 
mètre , et ceux qui ambitionnent le titre d'écrivains 
créateurs ne doivent pas la partager. Il faut qu'ils se 
rappellent que la véritable poésie n est pas dans les 
mots , et qu'on peut être fort peu poétique avec un 
grand nombre de ces beautés-là. 

Nous avons certaines règles que le goût et la raison 
nous ont dictées , et qui président chez nous à l'em-^ 
ploi des métaphores. Les Orientaux ne lisent pas 
nos poétiques et ne connaissent pas nos règles , autre- 
ment on pourrait croire qu'ils ont pris plaisir à les en- 
freindre toutes , afin de voir, comme quelques-uns de 
nos auteiu's , si , du seul mépris des règles , le hasard ne 
faisait pas naître quelqu'œuvre de génie, quelque 



ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 289 

beauté grande et inattendue. Nous. aimons que chaque 
image s'ofiGre à nous isolément , et laisse en notre es- 
prit une trace nette et distincte. Les Orientaux se 
plaisent dans la variété , on pourrait dire dans la 
confusion. Ce passage perpétuel dune idée à une 
autre, qui nous éblouit et nous fatigue, intéresse leur 
curiosité, et soutient leur attention. On a blâmé ce 
vers de Malherbe : 

Prends ta foudre, Louis, et va comme un lion. 

Rien nest plus commun, dans les poésies asia- 
tiques, que Taccumulation de trois ou quatre méta- 
phores Tune sur Tautre. Le héros, éléphant ou lion 
au commencement de la phrase, lance des flammes 
vers, le milieu, déracine les arbres, s entrouvre, en- 
gloutit les villes et les montagnes, et finit par enve- 
lopper son ennemi dans les replis de son corps tor- 
tueux. On demande chez nous que chaque métaphore 
puisse être le sujet d'un petit tableau. Ce seraient 
d'étranges tableaux que ceux qu'on voudrait tracer 
des conceptions dlbn-Faredh ou de Motennébi. Les 
caricatures les plus fantastiques ne sauraient en appro- 
cher. Ils laisseraient bien loin les chimères des an- 
ciens, et les êtres triformes, et les figures allégoriques 
des Hindous, ces monstres à huit têtes et à seize bras 
qu'on voit dans les temples de Jagrenat et d'Élé- 
phaota , et que la naïveté de nos premiers voyageurs 
a pris pour des portraits du diable. Quon se figure, 

19 



290 MÉLANGES DHISTOIAE 

s'il est possible, une beauté soqs les traits dun pal- 
mier, qui a des yeux de gaaelle, une baigne de rose, 
des cils perçants et noirs comme de petites flècbes 
dé muisc , et qui traîne k longs replis une lumière 
parfumée. 

11 faut que chè* nous il existe une nefesembtettcfe 
réelle fet facile k saisir ent^e la fchose comparée et 
Tobjet de la comparaison. Les Orientaux , himii^ sét'U- 
puleux, se contentent, à cet égard, du rapport le 
plus éloigné , le plus léger, le plus fugitif. Nous vou- 
lons qtfuue image agrandîî<se à nos yeux ia ehose que 
nous en rapprochons ; l'effet contrttit*e , où la compa- 
tàison des chosi&s grandes aux petites , a son mérile 
aux yeux des Arabes. Ils se représentort les étoile» 
(ftd étînè^tent au fimiamêiit , eromme à^ paillettes 
de la rbbe d'une femme; et rutt de leurîs toefllettk^ 
hîstorifebis, décrivant la marche d'Uue armée pat Ûh 
bcfau jWfr d'été , dît ^mpefeemetit que fe Soleil bt^Bait 
djirmve Ufte plêint ieme. Enfin, r^xa^ératibn nuit pour 
nous -d la ju^esse de l'expression , et c est surtout eU 
rhétorii^é <^'il est vrai dte dire que tjtii pMii)e trtJp, 
Tvé ptouxfê rien. Mafïs il n^ à pas Uhe exagération capable 
dé révolter une hnagînalîbn airiatique. Dans tous les 
itiadiigâux chinois , un joli pied est eompafé à ces 
bâtunnets d'ivoire qui tiennent fieu de fourchettes. 
Pour un po&te arabe , une teîïle tf est pas nstsez 6iiè 
si dix doigts peuvent Tentourer : il faiaft ^'ellè ne 
dépasse pas TépaîsseuT d'un cheveu. L'exagération 'est 



ET DE LITTÉBATUBE ORIENTALES. 201 

surtout prodiguée dans le^ rapports de politesse. Les 
Chinois • si renommés pour leur eiuictitudje à observer 
las rites , et les Persws , qu'on a surnommés les Fran-^ 
çais de l'Asie, en font un usage continuel. Un parti- 
culier de cette dernière nation, qui se trouvait à 
Paris il y a dix ans . reçut iuie inyiiation k l0quelle 
il s*empr^sa de répondre : a Qu ayant eu Tavântage 
a et rbonne^r de voir arriver dans le temps le plus 
d fortuné, et h la plus propice de toutes les heures, le 
ii messager marqué des signes dfi Tamitié , les gouttes 
« de la nuée des &veurs de 1 être élevé qui habite ie 
«jardin de Tespéranoe avaient tellement arrosé un 
i(ami sincère, qu au milieu de Tautomne, ie frais bou- 
H ton du sourire s'était épanoui sur le rosier de ses 
«pansées.)) Ce qui signifiait qull aurait Thonneur de 
se rendre à Tûaivitation. 

Un prince qui commande à deux ou itrois provinoes 
est constamment la terreur de k t&cre et le souverain 
de Tunivers; et il ny a pas de padha ou de sous^pqciia 
qui n'ait la satisfaction , pendant la durée de son ad- 
ministration , d'être traité, en vers, de héros victo- 
rieuK et de conquérant du monde , plus puissant que 
Roustaim et qii Alexandre aux deux cornes. Cent le glo^ 
rieux surnom que les Orientaux donnent toujours à 
Alexandre le Grand. Hafiz reproche à deux beaux yeux 
d'avoir renversé l'empire du Cataî et de Khptan, etil 
assure qu^e Tlnde et la Chine, assujetties , ont reconnu , 
par des tributs , la puissance des anneaux d'une blonde 

^9- 



292 MELANGES D'HISTOIUE 

chevelure. Or, remarquez que c'est la désignation de 
certains pays en particulier qui fait la singularité de 
cette hyperbole; car on dira bien , en style de com- 
pliment, quune aimable personne a droit aux hom- 
mages du monde entier; mais on n'ira pas ajouter 
géographiquement quelle a conquis le Portugal, le 
Danemark, et subjugué la Confédération germanique. 
Certaines connaissances un peu techniques , cer- 
taines branches un peu trop arides de Tarbre de la 
science, doivent, au goût des Européens, être exclues 
du champ où l'éloquence et la poésie vont recueillir 
des métaphores et des comparaisons. Les Arabes , 
grammairiens gsdants et versificateurs scolastiques , 
mettent à profit les agréments de la syntaxe et les 
grâces du rudiment. L'union qui lie deux êtres ipsoués 
l'un à l'autre , rappelle à leur imagination l'accord de 
l'adjectif et du substantif; et la passion tyrannique 
qui nous tient attachés à l'objet qui l'a fait naître , le 
rapport qui existe entre un verbe actif et son régime 
direct. Il n'est pas jusqu'à la forme des signes de leur 
alphabet qui ne deviennent la matière d'aimables rap- 
prochements et d'allusions flatteuses. Je ne pourrais 
en donner d'exemple ici sans tracer sur un tableau 
les figures de ces lettres. Mais il suffira de dire que 
c'est à peu près comme si Ton comparait, chez nous, 
la noble prestance d'une belle h un I majuscule , ses 
lèvres à un trait d'union , et ses sourcils à des accents 
circonflexes. 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 293 

On se dispense rarement , danis les langues euro- 
péennes , d'employer ces formiJes qui annoncent la 
comparaison , et y préparent la pensée : Tel un tigre 
altéré de carnage,... Comme on voit un lion,,,. De même 
un généreux coursier,,,. Mais ces préliminaires entrave- 
raient la vivacité asiatique , empressée de multiplier et 

m 

d'accumuler les figures, les similitudes, les rapproche- 
ments d'images et d'idées. La tournure la plus courte et 
la plus rapide est la meilleure pour ces esprits avides de 
traits brillants et insatiables de métaphores. Un seul 
mot suffit pour indiquer une comparaison : de là ces 
phrases qu'on rencontre si souvent dans les ouvrages 
traduits des langues orientales et qui produisent, dans 
nos idiomes, un effet bizarre, que quelques écrivains 
ont pris pour une beauté : La ceinture de V obéissance , 
Ntrier du pouvoir, V angle de la séparation , la boule de la 
bonté, le cuivre du vice, la prune de la sincérité, le jujube 
de la sollicitude, la casse du libre arbitre. L'habitude 
où sont les Arabes d'employer ces sortes de phi'ases , 
fait qu'ils y reconnaissent des formes abrégées de 
comparaison. L'esprit supplée à ce que les paroles ne 
disent pas , la rapidité du discours y gagne , et l'on 
peut, grâce à cet artifice, entasser, en peu de lignes., 
une foule djidées hétérogènes , qui sembleraient par 
trop décousues , si Ton donnait au lecteur le temps 
de se reconnaître ; par exemple : La patience est la 
clef de la porte du désir , et la souveraine du royaume 
des souhaits ; ou bien , pour décrire les soins super- 



29Û MÉLANGES D HISTOIRE 

flus d'un amant qiii brûlé de rejoindre sa maîtresse : 
Il eut heau frapper ai^eo le marteau de Vunion , la porte 
de la rêndontre ne s'ouvrit point; animé du désir de 
prendre ce paon du jardin de la beauté, il mit autour de 
ses reins h, ceinturé de l'espérance ; mais il eut beau faire 
voler le faucon de la pensée dans Vair de Vunion ^ il ne 
put trouver le chemin du nid de Vobjet déêiré, etc. 

Je suis persuadé que cei façons de parler sont iû- 
tdligibles dans les originaux \ 3 faut tnéme qu'elles y 
jproduiéent un efiFet agréable puisqu'on les y voit repa- 
rtit!^ si fréquemment. Mais elles deviennent TÎcieusés 
et intolérables quand on prétend leur consen^er cette 
forme dans les traductions. Et cependant ces tnèmés 
écrivains si empressés de déguiser ce que le fond des 
idées peut aVoir de contraire au goût européen , se 
iliontl'ent tout d'un coup scrupuleuit à l'excès pour 
conserver ce que la construction des langues orien- 
tales il de plus opposé àu génie de la nôtre< Mais ce 
n'est pas être exact , que de rendre littéi^alement de 
pareilles choses , c^est simplement être incorrect et 
barbâire \ c'est devenir infidèle au setis pour rester 
mal à propos fidèle à l'expression. Ces phrases ne 
disent pas en arabe ce qu'on leur fait dire » et quand 
n9lled le diraient^ il n'est pas permis de parler arabe 
en français. Lorsqu'on introduit chez nous un auteur 
Hsiatique , c'est à la condition qu'il emploiera notre 
langue^ et non pas la sienne. Je ne dis pas qu'il faille 
altérer ses pensées; mais il est indispensable d*y 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 295 

doiuier un tour avoué par notre idiome, ainsi qu'on 
ie fait ou qu*on doit }e faire toutes les fois qu'on 
interprète un auteur anglais ou allemajpd , et même 
grec ou latin. Que deviendrait Iç charme de Virgile 
si Ton se contentait ainsi de mettre un mot français 
sous chacun des mots latins du te^te , en renonçant 
aux conseils du bon sens pour ne reconnaître que 
lautorité despotique du dictionnaire? Delille et même 
fabbé Desfontaines se sont bien gardés de dire que 
Didon buvait un long amour ^ et que la flotte troyenne 
poussait avec l'airain les écumes da seL C'est cependant 
la traduction la plus exacte qu'on puisse faire du lon- 
gum bibdfat amorem , et du spumas salis œre ruantes. 
Gomment peut-on , sans aucune de ces précautions 
que le ga6t exige , et que la grammaire impose , com- 
ment peut-on accoler ensemble des idées aussi dispa- 
rates que le sont un nom de métal et un terme abstrait; 
le nom dun fruit et une expressipn de morale ascé- 
tique? Je rougis d'en faire la remarque. Mais le 
pouvoir n a pas A'étriers ni l'espérçince de ceinture ; et 
ridée des Orientaux n est pas , comme dans les allé- 
gories, de personnifier ces êtres de raison , et de leur 
assigner des attributs , mais seulement d'éveiller en 
courant le souvenir d'une similitude éloignée. Ces 
locutions ne sont donc pas copiées sur celles de 
1 original-, elles sonl travesties et défigurées, et quand 
on les transporte ainsi dans une langue qui les re- 
pousse, on rend les Orientaux mille fois plus ridi- 



296 MELANGES D'HISTOIRE 

cules qu ils ne le sont en réalité. Cest un soin qu on 
n'attendrait pas d*hommes si ardents à les célébrer, et 
si intéressés à les défendre. 

Si Ton est en droit d'adresser de tels reproches aux 
interprètes des livres asiatiques , que dire de ces lit- 
térateurs qui, libres de tout joug, et maîtres de choisir 
à leur gré parmi les formes variées d'une langue que 
deux siècles de travaux ont perfectionnée , et que cent 
chefs-d'œuvre ont assouplie , vont tomber justement 
sur ce qu'il y a de répréhensible dans quelques faibles 
traductions de poésies orientales, choisies peut-être 
parmi celles qui sont le moins châtiées, et qui ont 
moins de mérite véritable. L'expédition d'Egypte a vu 
naître les premières phrases de cette espèce , et elles 
avaient alors l'avantage de l'à-'propos. Quelques-unes 
ayant réussi parce qu'elles olTraient un sens clair et 
énergique, et qu'elles avaient été bien amenées et 
enchâssées avec art, le troupeau des imitateurs enfila 
cette route qui devait conduiFc à des régions in- 
connues , et le néologisme y gagna de nouvelles con- 
quêtes. C'est ainsi que, d'une manière indirecte, Haftz, 
Sadi et quelques autres écrivains moins connus , ou 
plutôt leurs traducteurs plus inconnus encore , ont 
exercé de l'influence sur la langue de Racine et, de 
Fénélon. Ainsi sont nées successivement, et sous des 
formes variées ces expressions hardies où le génie 
romantique se dévoile avec tant d'éclat, et qui vien- 
nent chaque jour enriclûr l'idiome du mélodramç. 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 297 

De là sortent originairement et le solitaire des siècles; 
et les palais du temps y et lejleave orageax de la vie , et 
le désert populeux du monde civilisé y h, proscrite des val- 
lées, la colombe du monastère, t homme de l'adversité, 
llwmme du destin , Vhomme du crime , Vh)mm£ du néant, 
et tant d autres hommes encore qui, sans parler 
dune foule de vierges, d'orphelines, de religieux, de 
pèlerins, d*êtres indéfmissables et de coupables re- 
pentis, tous caractérisés par quelque épithète vague et 
mystérieuse, peuvent passer pour des individus de la 
même famille, alliée à ce qu'il y a de plus distingué 
dans le moyen âge et de plus brillant dans les climats 
du nord. Au reste , quand je viens revendiquer pour 
les Orientaux la part qu'ils ont eue à ces heureuses 
innovations, on ne m'accusera pas, j'espère, d'être 
animé d'une très-grande partialité à leur égard. Car, 
quelque gloire qui puisse leur en revenir, j'aime à 
croire, pour leur honneur, qu'ils auraient pu fournir 
sujet. à des imitations encore plus judicieuses. 



TROISIEME DISCOURS 

SUR LA LITTÉRATURE ORIENTALE. 

11 ne m'a pas été possible d'épuiser en deux dis- 
cours la liste des obligations que nous avons , ou que 
nous pouvons avoir un jour aux Asiatiques. J'ai parlé 



298 MÉLANGES D HISTOIRE 

des emprunts par lesquels la littérature , réloqueace 
et la poésie pouvaient s*enrichir des pensées et des 
figures, qui, nées dans les climats orientaux, pou- 
valent être naturalisées sur le sol de notre patrie. H 
me reste à vous entretenir des mots nouveaux que le 
commerce des étrangers a introduits à différentes fois. 
dans notre idiome, et qui, entre autres avantages, 
offrent un moyen précieux de ne dire que des choses 
rebattues, et de les faire prendre pour des idées nou- 
velles. Mais ici, les nations savantes de l'Asie ne sont 
pas les seules auxquelles on ait eu recours; on a re- 
cruté des expressions étrangères jusquau fond de 
r Afrique et dans les îles de TOcéanie, et mis à con- 
tribution les Samoyèdes et les Iroquois. Vous me 
permettrez de sortir pour quelques instants du cerde 
où je me suis renfermé jusqu'à présent, et d'étendre 
aux locutions des Hottentots et des Topinambous les 
réflexions nées à l'occasion des mots que la Perse, 
l'Inde et la Chine nous ont fournis. 

Je n'ai pas Tespoir de donner à une matière aride 
l'intérêt qu'un plus habile aurait su faire naître en 
traitant de ce qu'il y a de plus piquant dans la litté- 
rature asiatique. Là du moins quelques fleurs cueillies 
dans le jardin des imaginations orientales pourraient 
fixer vos regards, et solliciter votre attention. Mais il 
ne vous reste que des landes stériles à parcourir , et 
ce n*est qu'en les traversant rapidement que je puis 
mériter la continuation de votre indulgence. 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 299 

L'introduction des mots nouveaux est comme tout 
ce qui tient aux langues , une chose qu*il est impossible 
de soumettre à des règles précises, et d'assujettir à des 
principes rigoureux. L*usage rend , à cet égard , des 
arrêts devant lesquels le goût même de la raison est 
forcé de fléchir; le besoin, la nécessité, la conve- 
nance « quelquefois le caprice ou le hasard président 
à ces acquisitions : rarement elles sont le produit d'un 
calcul, ou le fruit dun raisonnement. Le plus souvent 
elles ont lieu furtivement, insensiblement, parlefTet 
de cet entraînement naturel et de cette influence 
inaperçue qui s étendent à tant d'autres objets, et dont 
quelques personnes croient suffisamment avoir rendu 
raison en disant qu'ils sont le résultat de la force des 
choses y terme commode , phrase sans réplique , à l'aide 
de laquelle tous les scrupules se lèvent, tous les mal- 
heurs s'expliquent, et tout ce qui n'esl pas bien se 
justifie. Mais en fait de langues, la force des choses, 
c'est l'emploi qu'en font en toute occasion , en tout 
temps , une foule d'individus de tout âge et de tout 
sexe , sans distinction de rangs , de professions et de 
lumières. On a quelquefois désiré, dans l'intérêt du 
bon ordre et du bon sens , que certaines détermina- 
tions graves fussent prises à la minorité des voix. Ce 
genre de scrutin conviendrait surtoutpour conserver la 
pureté du langage; et toutefois la majorité en dispose 
arbitrairement, réglant tout, n'écoutant rien , décidant 
sans examen, prononçant sur ce qu*elle i^ore. On 



300 MELANGES D HISTOIRE 

ne faisait pas mieux dans ces assemblées où la multi- 
tude venait raisonner de tout ce qui était hors de sa 
portée, et donner son avis sur tout ce qui surpassait 
son intelligence. Dans les langues la loi se trouve 
faite , sans qu on ait la consolation de savoir par qui ni 
pourquoi, et les bons esprits dont on devrait prendre 
opinion , sont les derniers que Ton consulte et les pre- 
miers qu on oblige à se soumettre. 

Cependant, quelle que soit, sous ce rapport, la 
tyrannie de l'usage, il n*y a pas d'avantage à y céder 
sans réserve et sans protestation. On a beau dire ; 
en style moderne, que les langues ont une tendance, 
et que cest une folie que de prétendre s'y sous- 
traire: ce sont là des arguments qu'on a fait valoir 
pour des révolutions bien autrement graves , et qui 
n'en sont pas meilleurs , pour avoir été souvent mis 
en usage. Ils sont pris d'une sorte de fatalisme qui 
consiste à considérer tout ce qui arrive comma devant 
arriver nécessairement ; à voir dans ce qui se passe 
l'effet inévitable de ce qui s'est passé et le résultat 
d'une marche que rien ne peut arrêter ni retarder. 
Les hommes qui emploient en politique cette ma- 
nière de raisonner , souffrent patiemment le imal d'au- 
trui, en songeant qu'il est partie intégrante d'un sys- 
tème général d'amélioration. Ceux qui l'appliquent à 
la littérature verraient avec résignation périr la langue 
de Bossuet, comme la monarchie de Louis XIV, par 
l'action mcsistible du temps cl le progrès naturel des 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 301 

idées. Ils ont même des métaphores toutes prêtes, et 
qui passent à leurs yeux pour des raisonnements : 
«On ne discute pas avec une avalanche ^ » disent* ils; 
« on ne murmure pas contre un torrent. » A cela il y 
a pareillement une réponse préparée : « L'avalfinche 
«et le torrent se contentent de renvei^ser et de dé- 
« truire ; ils n'excusent pas leurs ravages par des 
a sophismes , au lieu que le torrent des mauvaises doc- 
«trines est communément enflé par un déluge de 
« mauvaises raisons. C'est à cette source qu'il faut re- 
« monter si Ton veut en arrêter le cours. » 

Ce moyen a souvent réussi contre l'esprit novateur 
qui ébranle les bases mêmes de la société. Il doit avoir 
encore plus d'eflicacité quand il ne s'agit que de dé- 
fendre , contre les atteintes du néologisme , l'intégrité 
de la langue et les principes de la bonne littérature. 
L'abus des termes nouveaux est un vieux mal qui 
s'est reproduit à bien des époques , et qui a revêtu 
mille formes variées. L'examen des causes qui le pro- 
duisent et des circonstances qui le développent nous 
entraînerait trop loin du sujet auquel nous avons 
consacré ces discours. Pour nous en tenir rapproché, 
nous nous bornerons aux effets de l'introduction 
des mots exotiques dans la langue française ; nous 
apprécierons , comme nous l'avons fait précédem- 
ment", les richesses dont cette langue est redevable 
aux étrangers, à leurs interprètes et à leurs imitateurs. 

Il y a eu une époque où notre littérature*, à peine 



302 MÉLANGES D'HISTOIRE 

«ortie de TeoÊiwce , «e modelait exclu^ivemeat sur ies 
exemples de^ancieas. L'imitaticm $orvile« pai^e qu'elle 
était peu éclairée, m 3 arrêtait pa$ au fond dei^ pensées, 
mm sétendait awt formel mêmes du langage. De» 
^utewr* qui n avaient pas eoeore reconnu le véritable 
caractère de notre idiome , croyaient ^enrichir par 
des emprunt3 aux langues d Homère et de Virgile. 
Tout mot grec ou latin était bien venu sous la plume 
de ces écrivains rigoureusement elaswques. Ils m bor- 
nèrent à 7 attacher une terminaison moderne , à peu 
près comme TécoUer Umoain qui contre&isait le ion** 
^ag^ frunçoy^ en de^pumont la verboçinaiion latiale, ou 
comme œ poète d une malheureuse célébrité , 

Dont la muse, en français, parlant grec et latin, 

regrettait de oe poavoir convenablement célébrer h 
aaog de6 Valois , 

• Ocymore, dyspotme, ojygochrpnien. 

Plus tard un système plus judicieux prévalut »ur 
notre Parnasse : non-se^ement dee hommes de génie 
surent créer parmi nous une littérature toute natio- 
nale, et immortelle comme leurs chefe'd'oeuvre ; des 
écrivains dua mérite plus humble ne se crurent pas 
trop à rétroit dans le champ qui leur était livré , ni 
trop gênés par Ibbligation de parler français. Je 
n invoque pas ici les grands exemples de Pascal, de 
Corneille ou de Lafontaine; il me suffit de ceiuc de 



ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 303 

Vangélas , de Perft>t d'Ablancourt et de M"' Dacicr. 
Sous Louis XIV , les auteurs qui se dévouaient à fiiire 
passer dans notre langue les productions littéraires 
des autres peuples, semblaient croire que ia tâche 
qui leur était imposée consistait à rendre parfai*^ 
tement inteiligibies pour ceux qui ne connaissai^it 
que leur idiome maternel , ce qui a été imaginé , dit , 
éerit dans les idiomes étrangers , en conseryant, autant 
que cela était possible , Tarrangement des pensées 
les nuances de Texpreseion , les mouvements du style 
et le genre particulier de la diction. Pour atteindre 
ce but, ils pouvaient, selon le besoin, suivre Tordre 
des id^ de Torigitial, ou le renverser pour y jeter 
plus de clarté; remplacer plusieurs mots par un seid, 
J3U nn terme simple par une périphrase ; user enfin 
de toutes les richesses de noti e langue , «comme d'^u-^ 
tant de ressources pour y transporter des acquisitions 

n^uv^Ues. 

« 

Ainsi toute facilité i^ur -était accordée ; une seule 
côïidition leur était prescrite : c était de respecter 
leur prt^re langue , «de n'em^âoyer que les tours , les 
loci^ofis, les mcte^d'oin usag^ général, universel ;^ou» 
si le soin d'uiie mhiutieuse exactitude obligeant d'in*- 
t^odink*e un terme inusité, de ne recourir à oetite 
rèssociroe <qu'à la'demièpe extrémité, d'en «ser sobre- 
¥nent^^vec précaution; timides restrictions, im puis- 
santés barrières que le bras vigoureux des disciples de 
Mêwifer (Tautetir du Ta'blea» ide Paris) devait ébvmiler 



304 MELANGES D'HISTOIRE 

un jour , en attendant que ses successeurs plus hardis 
vinssent les renverser. Car lorsque le génie peut se 
' faire une langue à lui, on ne voit pas pourquoi il se 
contenterait d'une langue toute faite. La nécessité de 
s exprimer correctement est encore une de ces règles 
gothiques qu'il doit secouer comme les autres pour se 
livrer à son essor; et comme ce n'est pas de toutes 
la moins incommode , elle n'est pas des dernières dont 
on ait songé à se débarrasser. 

C'est pourtant à ce vieux système qu'il faut attri- 
buer en partie le caractère distînctif de la prose du 
siècle de Louis XIV, caractère qu'on regrette souvent, 
et qu'on n'imite guère, mais que l'on sent dans tout 
ce que les auteurs de ce temps ont écrit au sujet des 
peuples anciens et des. nations éloignées. Car, lorsqu'il 
s'agit d'exprimer des idées étrangères, il doit être 
permis d'assimiler ceux qui sont séparés de nous par 
la distance des lieux et par celle des temps. Je ne 
sais quoi de simple et de facile se laisse apercevoir 
dans tout ce que l'on empruntait alors à d'autres lit- 
tératures , dans les traductions du grec ou du latin , 
de l'allemand ou de l'espagnol, ou des langues orien- 
tales. On cherche en quoi les écrivains de ce siècle 
différaient des nôtres : en bien des choses , sans con- 
tredit; mais c'est surtout par leur attention à parler, 
non la langue des autres, mais la leur propre, à 
ne s'écarter , sous aucun prétexte, des con^tructions 
qu'elle autorise, et à n'admettre de mots étranger* que 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 305 

quand ils ne pouvaient pas s'en dispenser, c est-à-dire 
bien rarement; on est bien plus savant maintenant. 

Il n'y a pas de chétive production où 1 on ne ren- 
contre des réminiscences de Schiller ou de lord 
Byron , des hardiesses imitées des écrivains du Nord 
ou de rOrient. Mais on ne peut tout avoir à ia fois , 
et cet avantage en compense un autre. Rien n'est plus 
rare , il faut en convenir , qu'un style franc , original 
et naturel , où nulle influence exotique ne se fasse 
sentir, où nul terme inusité ne soit admis. Ce sont 
même ces derniers qu'on recherche aujom*d'hui. On 
s'attache à rajeunir la langue à force de vieux mots , 
et le progrès des idées nous ramène à ia langue de 
nos aïeux. Nous avons de nos joiu*s un littérateur 
qui avait assez bien appris le gaulois du temps de 
Henri IV, et qui composait des romans et même des 
pamphlets dans le langage d'Amiot et de la satire Mé- 
nippée. D'autres font effort pour gravir au niveau de 
Froissart et de Monstrelet, et parviennent avec un peu 
d'étude à écrire fort agréablement la langue des bons 
auteurs du xiv* siècle. Il y aurait pour se singulariser 
une voie plus courte encore; ce serait d'imiter, sans 
affectation, la noble ingénuité du xvii* siècle. Le moyen 
est infaillible; on est surpris qu'aucun novateur ne l'ait 
encore tenté. 

Peu à peu, cependant, on s'était familiarisé avec 
les langues étrangères; et, le nombre des personnes 
qui les apprenaient continuant à s'accroître, on s'ac- 



ao 



306 MÉLANGES D'HISTOIRE 

coutumait à entendre ddns la éonversation , et Toii ^e 
rendait inoin^ difficile à admettre dans les livres cer- 
taines expressions qui précédemment auraient été 
rendues par des périphrases, quand elles n'avaient 
pas chea nous de véritables équivalents. 

On se résigna à voir les seigneurs anglais paraître 
avec le titre de fonb, leurs femmes avec celui de Idi/s, 
les nobles Castillans sous le nom d'hidalgos i les marquis 
d'Allemagne furent appelés ntùrgrûMi ; le Grand Turè 
fut reconnu sûUati , et son premier miài^tre eut ie titre 
devidir. Une fois engagé dans cette route, ôh ne s'arrêta 
plus. On avait une source qui ne pouvait plus s'épù&èr 
que quand toutes les langues du monde seraient fon- 
dues dans la nôtre, et auraient renouvelé la coufusiôti 
de Babel. Les compositions historiques , les ôbmpôsi- 
tions romanesques, et les relations dé >^0}agès, qui 
participent de la nature des unes et des autres, répan- 
dirent les mots étrangers par centaine^; et l'usage eu 
ayant naturalisé plusieurs , il devînt superflu de réda- 
mer contrêvleut adoption. Alors s'avancèrent sucôès- 
sivement les dêmchêi , les califê$ , les calenders , les 
mirza, leâ imàtriÉ,\èÈ sùheikh et le& fakirs de la Perse et 
de l'Arabie ; le^ icoglMs , les hbàtàtidjls et lés kùpi^i-hà- 
éhis de Constat! tinôplé ; les tadjahs, les kùhatriàs, \éÈ 
soufras et les fanas de FHindoustan. Aucutt terme ttt- 
tional ne parut plus propre à rendre aùeuue idée venue 
du dehors , nulle expression ne sembla représenter as- 
sez fidèlement les sujets étràhgers , et il n'y eut {mIIs 



ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 507 

une seule notion que Ton crût asset exactement repro« 
duite à notre esprit, si Ton ne frappait en même temps 
notre oreille pat le son insolite du nom qui Tôxprime 
au Tibet, en Turquie, ou dans les Grandes Indes. 
DifiPérentes circonstances sont venues tout récemment 
favoriser ce système d*emprunts qui nous rend tribu-* 
taires du monde entier : Tang^omanie au milieu du 
siècle dernier^ maladie mal guérie, et qui, de la poli« 
tique où elle avait pris naissance , s*est r^etée sur la 
littérature ; les guerres lointaines , l'extension du com^* 
nlercCt et, jdus encore, ce goût généralement répandu 
pour les récits des voyageurs , et ce besoin si univer- 
sellement senti d'étudier les usages civils, les céré«- 
monies religieuses et les institutions politiques de 
tous les peuples du globe. Un idiome qu'on avait lieu 
de croire si riche, si parfait, s'est tfouvé tout d'un 
coup insuffisant quand il s'^t agi de décrire les habi*- 
tudes et tout ce qui tient au génie des diverses fa- 
milles du genre humain , et la pureté de la langue s'es- 
altérée en proportion des progrès de la géographie. 

Sont ensuite venus les écrivains romanciers ou 
romantiques, prosateurs et poètes, toujours avides de 
faire effet et d'éveiller des sensations inconnues « et 
pour qui, dans cette intention , des sons peuvent tenir 
lieu d'idées^ parce qu'il est plus facile de faire con^ 
traster des syllabes que des sentiments. Rien ne leur 
a paru plus propre à frapper l'imagination , à la sur-* 

prendre, à lui préparer des illusions, que 4e faire 

ao. 



308 MÉLANGES D'HISTOIRE 

résonner aux oreilles du lecteur les termes mêmes 
qui servent de signes aux objets dans la contrée où 
on veut le transporter. Il est si agréable , pour remplir 
un vers , ou faire ronfler une phrase , de pouvoir au 
besoin y glisser une expression madécasse, ou un mot 
de la langue galibi. Un terme welsche, galic, ou nor- 
végien, rend«i bien, si vivement, avec tant d'énergie 
et de fidélité, le vague des impressions ossianiques 
ou la bouillante ardeur des conceptions Scandinaves. 
Dans remploi d'un si ingénieux artifice , les traducteurs 
de livres orientaux ne pouvaient rester en arrière ; le 
zèle dont ils sont dévorés pour la gloire de leurs au- 
tem*s, la vénération dont ils sont pénétrés pour les 
objets de leurs études, que sait-on ? peut-être aussi le 
désir de faire partager ces sentiments respectueux à 
leurs lecteurs, et d'en profiter pour eux-mêmes, tout les 
induit à conserver dans Jeurs versions ce qui fait en 
partie le charme des originaux, les noms propres si 
harmonieux, les titres honorifiques que rien ne saurait 
rendre exactement , une foule de termes relatifs aux 
usages ainsi quaux productions locales, et qu'on ne 
pourrait traduire sans les désenchanter .^De là , ces 
phrases mi-partie européennes et asiatiques dont ils 
font un si fréquent usage, et dont, au grand regret de 
ceux qui ne savent pas le turc, l'arabe, le persan, le 
sanscrit, le chinois et huit ou dix autres langues en- 
core, tout le sel reste caché dans un ou plusieurs mots 
qu'on n'entend pas : l'un nous parle d'un insensé qui 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 309 

a déraciné un âmra pour le remplacer par un palasa; 
lautre peint un yoghi , disciple des mounis , les plus 
versés dans la connaissance des Védas ; un troisième, 
décrivant la flèche à cinq pointes de lamour indien , 
y place le tchampa pénétrant , semblable à de Tor par- 
fumé; le brûlant amza nourri dans un terrain céleste , 
le desséchant nagkeser aux feuilles argentées , le kiticam, 
qui jette le trouble dans les sens, et Téclatant bêla qui 
verse dans les veines une ardeur dévorante. Il y a des 
pièces entières écrites de cette manière ; et le hasard 
fait tomber sous mes yeux ce passage traduit, ou 
plutôt extrait d un historien de f Hindoustan : « Quand 
Choudja a ed doulah succéda à son père dans les 

I ^^ 

Ssoubahdaris d'Aoude et d'Allah abad, Bellavent Singh 
possédait déjà , en qualité de zemyndar, un domaine 
très-étendu, comprenant quatre serkars. Pendant la 
guerre que Choudjâ 'a ed dpulah fit aux Anglais pour 
le rétablissement de Qacem aly Khan, le zemyndar de 
Benarès se joignit à ceux-ci. ÂTépoque de la paix, 
son zemyndari fut extrait du Ssoubah d'Aoude et réuni 
à celui de Bahar afin de le soustraire au ressentiment 
de ChovL^â* a ed doalah , son premier ssoubahdâr, » 
Il y a des personnes qui trouveront qu'on a laissé trop 
de mots persans dans ces phases; d'autres penseront, 
au contraire, qu'on y a fait entrer trop de mots 
finançais. S'il y a quelque mérite d'exactitude à les tra- 
duire de cette manière , il y en aurait encore davantage 
à ne pas les traduire du toul . 



310 MÉLANGES D HISTOIRE 

On sent bien que ce n'est plus remploi de tel ou 
tel terme plus ou moins expressif, plus ou moins in- 
dispensable , qu il s agit de discuter et d'autoriser, mais 
un système entier qui ne va rien moins qu'au boule- 
versement de la langue. Car le motif qu'on met en 
avant est de ceux qu'on peut étendre indéfiniment ; ce 
qu'on a dit d'une chose , on pourra le dire d'une autre 
avec ay tant et aussi peu de fondement. Si , dès qu'il s'a- 
git d'im objet étranger à nos idées actuelles ou à nos 
moeurs européennes , il ne suffît plus de le rapprocher 
de ce qui chez nous y ressemble le plus, et qu il faille 
adopter le mot même du pays pour le désigna, il n'est 
rien dans l'ordre physique ou dans l'ordre moral qui 
ne soit »oumii à cette loi générale. Ce qui |se retrouve 
en tou3 les lieux du monde n'est nulle part complète- 
ment identique. Q n'est paiS jusqu'aux passions les plus 
naturelles et aux sentiments les plus universels qui , 
si l'on poussait les choses à la rigueur, n'exigeassent un 
langage à part. Car enfin les Asiatiques attachent quel- 
ques nuai^kces particulières aux idées d'honneur « de 
gloire et d'wiour même, et quand un Persan jure à 
sa maîtresse une éternelle fidélité , il n'entend pas pour 
cela qu'il sera tenu de renoncer à son sérail. Faudra-t-il 
trouver, des mots spéciaux pour exprimer ces légères 
différences? Cette source aboridante.de néologismes 
verserait plus de mots dans notre idiome que toutes 
les autres ensemble; tou3 les mots de toutes les lan- 
gués pourraient se présenter successivement sous notre 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 3U 

plume; ce serait une nouvelle luvaçion de$ barbare^; 
et nos cours de langues étrangères acquerraient une 
utilité toute particulière , celle de préparer à Tlutelli- 
gence des livres français. Loin que le Dictionnaire de 
r Académie pût y servir désormais, le Glossaire de Boiste 
deviendrait insuffisant , et il faudrait le remplacer par 
une polyglotte ; ou bien il faudrait , à chaque production 
nouvelle, un commentaire particulier avec un catalogue 
des mots les plus difficiles. Ceci n est pas une exagéra- 
tion ou une supposition gi^tuite : le secours dont je 
parle a déjà été jugé indispensable pour un de ces ou* 
vrages dans le goût moderne , qui tiennent à la fois du 
madrigal et du pamphlet, de Téiégie et de la gaa^ette; 
qui ne sont pas moins bien placés dans un boudoir que 
dans le cabinet dun ministre , parce qu on a su y conci- 
lier une politique attendrissante avec une galanterie pa- 
triotique ; et ringénieux auteur qui avait désiré rendre 
son roman généralement intelligible , 1 avait fait pré- 
céder d'ui^ petit vocabulaire espagnol-français, qui n'en 
était pas la partie la moins exacte ni la moins intéres- 
sante. Il faudra bientôt des appendices du même genre 
à ces livres d'étrennes o^ Ton voit figurer tour à tour 
le J^iglandsr couvert de soxxplaid, le laird armé de sa 
clapmre, le maadmn dans sa jonqu^e, le d^ogauji ja- 
ponais revêtu de son nosime, et le tahpoia de Siam 
porté sur un palanqain, ^t le rougging ou le heksa- 
kembang de Java dansant au son du ijender ou du 
tchelempang , et les arraoy de TOcéanie traversant les 



312 MÉLANGES D'HISTOIRE 

hippah de la Nouvelle-Zélande, les morais et les ta- 
papous d'Otahiti, ou iesjiatouka de Tongatabou. 

Que le génie protecteur de notre belle langue nous 
préserve du débordement de tant de mots sauvages , 
d'expressions mal sonnantes et de syllabes cacopho- 
niques. L'orgueilleux solécisme a précédemment fixé 
notre attention. C'est contre le pompeux barbarisme 
que nous nous élevons ici. Nous devons de la re- 
connaissance à tant d'auteurs pour le soin qu'ils 
prennent de nous instruire. Mais on est tenté de leur 
demander, comme Despréaux à un méchant orateur: 
« Que vous ont fait nos oreilles pour les traiter si dure- 
(( ment? » Je sais quelle réponse on fait à ces reproches : 
l'emploi des termes exotiques a, dit-on, l'avantage de 
conserver la teinte locale. Par teinte locale on entend, 
si je ne me trompe, l'exacte et naïve observation des 
mœurs, la peinture fidèle des habitudes, des manières 
de voir et de toutes les circonstances naturelles qui 
peuvent y concourir. Ceux qui pensent' que , pour at- 
teindre ce but, il est indispensable d'employer des sons 
étrangers, loin de se plaindre d'en trouver un trop 
grand nombre, devraient regretter d'en rencontrer si 
peu ; car, si la teinte locale ne subsiste qu'à l'égard 
des objets dont on a conservé les noms originaux, que 
devient-elle pour les noms qui ont été traduits ? et 
au contraire , si les effets qui s'adressent à l'imagina- 
tion peuvent être produits avec des mots français, 
quelle nécessité d'employer des termes barbares? On 



ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 313 

en fait trop , ce me semble , ou bien on en fait trop 
peu : ce nest pas assez d un petit nombre de mots, il 
faudrait les admettre tous. Pourquoi quelques traits 
épars là où on cherche un tableau entier? Les partisans 
de la couleur locale ne devraient pas s arrêter en si 
beau chemin. Encore une fois , le vrai moyen de les 
contenter serait de ne rien traduire. L'imagination serait 
alors complètement satisfaite , et Tesprit parfaitement 
en repos. On n entendrait rien, on admirerait tout; 
car il n'arrive que trop souvent aux traducteurs de ne 
pas parvenir à faire admirer c*e qu ils parviennent à 
faire comprendre. Tout ceci repose sur une erreur 
qu'il est bon de relever en passant. Tout objet nou- 
veau, toute idée étrangère qui se présente à nous , 
fixe notre attention de deux manières, et parce qui y 
est analogue avec les objets que nous connaissons, 
et par ce qui s'en éloigne. Ce double aspect est d'un 
intérêt égal dans la représentation des mœurs étran- 
gères; car nous ne sonunes pas moins curieux d'y dé- 
mêler ce qui tient au fond de notre manière d'être , 
et à la nature même du cœur humain, que de recon- 
naître et d'apprécier les effets variables des circons- 
tances et des institutions. 

Toute observation qui ne part pas de ce double 
point de vue est superficielle et incomplète. Si l'on 
néglige les différences singulières et les traits caracté- 
ristiques des diverses races d'hommes, on ne présente 
que des peintures communes et des tableaux sans 



314 MÉLANGES D'HISTOIRE 

intérêt. Si Ton s attache exclusivement à des variétés 
accidentelles , on trace des portraits de fantaisie et des 
esquisses indignes des regads des connaisseurs. 

Des deux inconvénients, ce dernier est le plus grave; 
car il dénature la réalité des choses , quand l'autre n'en 
déguise que les apparences. C'est notre caractère, nos 
passions, nos faiblesses, c'est nous que nous voulons 
surtout étudier chez les peuples étrangers, et l'on vou^ 
drait toujours y montrer autre chose. Nous cherchons 
l'homme physique et moral td que le Créateur l'a 
formé et que ses coutumes l'ont modifié , et l'on fait 
passer sous nos yeux des habitudes étranges et des 
costumes bizarres. On insiste sur ce qui est passager 
et secondaire, pour nous faire perdre de vue ce qui 
est essentiel et de tous les temps. J'ose dire que la 
plupart des écrits où ^ont dépeintes les moeurs des 
nations sont entachés de ce défaut. Le moraliste a 
moins sujet d'en être satisfait que l'observateur des 
modes , ou le décorateur d'opéras. Tout ce que beau- 
coup de gens savent des Musulmans, c'est qu'ils .sont 
coiffés d'un volumineux rouleau de linge blanc; et des 
Chinois, c'est qu'ils ont des têtes rases et des chapeaux 
pointus. Mon plaisir serait de voir un homme qui a 
un turban , ou une veste de soie à longues manches , 
agir et parler d'après les principes qui meuvent un 
Européen en habit français; d'observer les efforts de 
l'ambition et les détours de l'intérêt chez un mii^istre 
du roi de Perse , ou les inspirations de la coquetterie 



ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 315 

chez une belle Otabitienne; et Ton m*arrète pour me 
£adre remarquer que le kalpàk de Tun est une peau de 
mouton noire, retroussée de scball, et que les joues 
de Tautre sont marquetées d une suite de points bleus 
et jaunes qui viennent e|i spirale se joindre aux deux 
côtés du nez. 

On peut juger maintenant auquel des deux objets 
se rapporte f usage de ces termes étrangers qu on veut 
introduire dans la vue de ne pas affaiblir les impressions 
localejs. On craint, en traduisant, de ne pas donner 
des notions assez précises, et Ton s'arrange , en ne tra- 
dui^nt pa$ , de manière à faire naître les idées les plus 
fantastiques. Le terme français qu on eût employé eût 
peut-êti'e altéré légèrement la pensée en quelque cir- 
constance indifférente. Le mot barbare qu on y subs- 
titue laisse l'esprit en suspens sur l'idée principale ; 
ou bien, à l'occasion de la chose la plus vulgaire, il 
permet à l'imagination incertaine d'hésiter entre vingt 
objets inconnus ou bizarres. Qu'on me dise qu'ua Écos- 
sais marche enveloppé de son manteau , j'entends cela, 
et je n'ai pas même besoin d'être averti par une QOte 
que les manteaux des Écossais sont d'une autre étoffe 
et d'une autre coupe que ceux des élégants de Paris; 
mais l'on me décrit le même individu couvert d'un 
plûdd. Ne sachant pas l'écossais , je n'ai plus la moindre 
notion de la forme ou de la nature de ce vêtement , 
pa^même de son usage. Or, si l'on veut fuier mon 
attention sur un trait de passion ou de caractère , le 



316 MÉLANGES D'HISTOIRE 

plus pressé n est pas de m'informer que cette partie 
de rhabiiiement est faite d'une étoffe à carreaux rouges 
et verts , ce que désigne le terme écossais de plaid; 
mais qu il s'agit d'un surtout propre à garantir de Im- 
clémence des saisons, ce que le mot de manteau 
exprime fort bien. J'ai insisté quelque temps sur cet 
exemple un peu matériel , pour mieux explique^ ma 
pensée. On sent que je pourrais étendre la même 
observation à toutes les autres parties du costume des 
montagnards d'Ecosse, puis à toutes les parties des 
habitations, de l'ameublement et de tous les genres 
d'instruments , d'armes et d'outils en usage chez les 
peuples de tous les temps et de tous les lieux. Le ca- 
price seul pourrait faire adopter quelques noms de ce 
genre et faire rejeter les autres, et l'énormité de la 
conséquence doit mettre en garde contre le principe. 
Trente noms divers se trouveront accumulés pour 
désigner , suivant les pays , un seul et même objet* 
Car, qu'on parle d'une polie au Malabar, d'une caîque 
sur la mer Noire , d'une pirogue dans l'Océanie , d'une 
jonque dans la Chine , ou d'une champane au Japon , 
le fond de l'idée est qu'il s'agit toujours d'une barque 
ou d'un bateau , et l'on ne voit pas qu'il y ait rien à 
gagner à l'emploi de tous ces synonymes de contre- 
bande. Et si nous nous élevons à un autre ordre 
d'idées, que sont les makks d'Arabie, les khans Tar- 
tares, les rac^ahs de Vlnde^ les caciques américains, si 
ce ne sont des rois, des princes, des seigneurs, aux- 



ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 317 

quels on refuse un titre significatif et clair, pour leur 
en conserver qui sont équivoques et vagues, et dont 
le sens se dérobe au plus grand nombre des lecteurs ? 
Pourquoi des bonzes au Japon , des talapoins à Siam , 
des lamas au Tibet, des yoghis dans THindoustan, des 
fakirs , des imams , des derviches chez les musulmans , 
pendant que toutes ces nations ont également des 
prêtres, des pénitents et des religieux dont il s'agirait 
seulement de fixer la hiérarcjûe et d'indiquer le ca- 
ractère? Qu'ont de particulier les gens en place à la 
Qiine pour les appeler mandarins ? Ce mot , qui n'est 
même pas chinois, indique -t- il des fonctions spé- 
ciales, un degré particulier d'intégrité et de droi- 
ture, ou un genre d'intrigue ou de cupidité qui soit 
inconnu dans nos- contrées ? Les titres auxquels nous 
sommes accoutumés , appliqués aux charges de ces 
régions lointaines, auraient l'avantage d'en offrir une 
définition approximative, et l'on saurait bien apporter 
soi-même à l'idée les restrictions convenables , et faire 
la part de deux systèmes distincts de civilisation. Si, 
dans un livre sur la Chine, on me parle d'un tchifoa, 
je ne sais de quoi il est question; mais si l'on y subs- 
titue un préfet , je vois à l'instant qu'il s'agit d'un fonc- 
tionnaire civil , chargé de l'une des divisions de 
l'empilée, et je n'aurai garde d'aller m'imaginer qu'un 
tel préfet prend intérêt aux élections et donne des bals 
à ses administrés. Si ces mêmes Chinois offrent aux 
dieux des sacrifices dans les temples, pourquoi dire 



^ 



. 518 MÉLANGES D^HISTOIHE 

qu'ils vont honorer les esprits dans des miao oti pa*- 
godes? Pourquoi ôe langage nouveau pour chaque pays» 
quand il faut exprimer ce qui, dans chaque pays, se 
fait précisément comme chet nous? Quelque éloignée 
que soit la contrée que nous voulons décrire, effor^ 
çons-nous de paraître un peu moins érudits , pour être 
un peuplu^ intelligibles; de nous expliquer en français 
^i nous nous adressons à des lecteurs français , si ilous 
ne voulons pas les rebuter par une multitude de 
termes recherchés, bizarres, difficiles à prononcer et 
k comprendre, et qui nont pas même le mérite d'ètré 
plus justes, puisqu'ils font voir du mystère daos ce 
qui est simple , des raffinements particuliers danâ ce 
qui est habituel et commun , et qu ils vont ainsi don^ 
ner des idées erronées à beaucoup de lecteurs « sans 
parler de ceux à qui ils n'en donnent pas du tout. 

Bannissons donc du domaine de la littérature , de 
Téloquence et de la poésie , et reléguons dans ces rék* 
tions de voyages dont on ne coupe que les vingt pre» 
mîers feuillets, dans ces recueils dont on ne voit que les 
estampes , toute cette foule d'expressions hétéroclites 
dont on vient chaque jour surcharger notre idiome na- 
tional; et s'il n'est plus possible de le débarrasser dé 
tous ceux qu'un usage prolongé y a introduits, ganlond-» 
nous au moins d'en accroître le nombre , en accordant 
trop légèrement le droit de bourgeoisie à des incon^ 
nus. Garacalla déclara citoyens romains tous les habi- 
tants de l'empire , et dès lors il n'y eut plus d'empire. 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 319 

Toute langue où Ton admettrait san^ distinètion les 
mots étrangers , deviendrait un jargon et tomberait 
bientôt dans la barbarie. Les dominateurs de ilnde 
commencent à employer indifféremment des mots pris 
à tous les peuples quils ont Subjugués ^ et déjà leur 
langue se ressent de cette influence. Addison et Pope 
s'étonneraient en lisant Lallàh-Poukh , ôt Jobnson lui- 
mêlhe n entendrait plus les récits de leurs voyageurs ; 
car il n y a pas de poi^t datis FOcéan d*où ils n aient 
rapporté) avec les profits du négoôe, quelques expres- 
sions dont s enfle leur vocabulaire; mais ce n*est pas 
l'espèce de gain qu'il faut leur envier; et si le carac- 
tère de leur langue s'altère à proportion des bénéfices 
de leurs commerçants , nous devons d'autaM moins 
les imiter, que notre perte serait plus sensible, et que 
nous n'en serions pas si richement dédommagés. Et 
qu'on ne croie pas, par cette exclusion « s'interdire 
l'emploi de ressources précieuses et de moyens utiles 
à l'expression et au développement de là pensée; 
assez d'exceptions se feront, comme d'elles-mêmes, à 
la règle générale. Qu'une découverte politique ou fi- 
nancière ait lieu sur les bords de la Tamise , le nom 
qu'elle aura prié nous Viendra tout aussi natttrellement 
que la chose , comme nous sont venus les chxhs , les rè- 
pùfis, les amendement et les budgets. Qu'un homme de 
génie , àptès avoir vu les m^nrs de beaucoup d'hjommes 
et de villes, évite les longueurs de la circonlocution , 
en hasardant un terme nouveau , mais harmonieux et 



320 MELANGES D HISTOIRE 

expressif, dont le son Ta firappé dans les régions loin- 
taines, nul nira s'aviser d'en contester la légîtinoité; 
on accueillera volontiers cette preuve de plus de la 
vivacité de ses impressions et de la fidélité de ses sou- 
venirs> Ce qu'il ne faut pas , c'est qu'un modeste tra- 
ducteur , ou un romancier obscur s'arrogent, au fond 
de leur cabinet, les privilèges qu'on acquiert en ex- 
plorant les cimes du Ghimborazo , ou en méditant 
dans les solitudes de l'Ohio. Le droit d'enrichir les 
langues n'appartient pas aux prolétaires de la littéra- 
ture. Quand les grands écrivains en usent, ils ne font 
que disposer de leur bien, et c'est plus souvent à leur 
détriment qu'à leur avantage. 

Quant aux idées nouvelles , qui sont le grand argu- 
ment des partisans du néologisme , on peut se rassurer 
3ur leur nombre et s'en rapporter d'ailleurs aux sug- 
gestions de la nécessité. Il y a des hommes qui s'agitent 
beaucoup à ce sujet ; il semble qu'ils aient des mil- 
liers d'utiles nouveautés à nous apprendre , et qu'il ne 
leur faudrait que des mots pour les exprimer ; et 
quand on leur permet d'en fabriquer, il se trouve qu'ils 
n'ont plus rien h dire, et que ce sont les idées qui 
leur manquent. Rien, sans doute, n'est plus ordinaire 
que de voir des vérités inconnues s'introduire dans 
la physique , dans les arts , dans les diverses branches 
"^ du commerce et de l'industrie , par un effet des tra- 
vaux répétés, de l'observation journalière et de l'ex- 
périence acquise. Mais la même chose ne se montre 



ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 321 

pas, à beaucoup près , en morale ni même en politique ; 
dans ces sciences, Taffluence des vérités na encore 
rien d'inquiétant. Pour tout ce qui concerne les be- 
soins généraux des hommes et les accroissements 
effectifs de leur domaine intellectuel, il est permis 
d'adresser aux enthousiastes des lumières du siècle 
ces vers d'un poêle ennemi de la néologie : 

La langue que parlaient Racine et Fénélon 
Nous suffirait encor, si vous le trouviez bon. 

C'est qu'en conscience il faut rabattre un peu de 
tout «ce qu'on a cru découvrir depuis cinquante ans; 
c'est qu'on peut répéter , en présence de tant d'inven- 
tions sublimes, ce que disait je ne sais quel ouvrage 
philosophique: «Il y a, sans contredit, beaucoup de 
« choses nouvelles et de choses vraies; seulement celles 
«qui sont vraies ne sont pas nouvelles, et celles qui 
«sont nouvelles ne sont pas vraies.» 



21 



à 



322 MÉLANGES D'HISTOIRE 



Sf^^ 



LETTRES 

SUR LE REGIME DES LETTRES DE LA CHINE, ET SDR 
L'INFLUENCE QU'ILS ONT DANS LE GOUVERNEMENT DE 
L'ÉTAT. 



PREMIERE LETTRE. 
Monsieur, 

Vous désirez que je vous fasse part àes idées que 
je me su» formées des lettrés de h. Chine , du carac- 
tère de cette grande corporation , et deieur influence 
fliur la constitution politique de leur pays. Vous ne trou- 
vez, dites-vous, dans les relations ordinaires que des 
notions insuffisantes ou contradietodres.Degrand^iiocns 
vous font hésite]^ sur les opinions ies plus opposées , 
et de graves autorités vous tiennent en suspens : Vol- 
taire fait du gouvernement patriarcal de la Chine un 
magnifique tableau; Montesquieu peint des couleurs 
les plus noires le despotisme qui opprime ce malheu- 
reux empire. Vous osez croire quil pourrait y avoir de 
part et d*autre un peu d'exagération , et que la vérité 
pourrait, en cette circonstance comme en plusieurs 
autres, se trouver dans une sorte de moyen terme, 
à une égale distance des opinions philosophiques. 

Une chose m'enhardit à vous proposer mes idées 
sur cette matière : quand deux hommes supérieurs 



ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 323 

émettent sur le même sujet des avis entièrement 
contraires, il est permis d'examiner de nouveau ce 
qu'ils ont laissé indécis; peut-être même aurions-nous 
ici, pour suppléer à leurs lumières, quelques avan- 
tages qui ont manqué aux auteurs de TEsprit des lois 
et de TEssai sur les mœurs. 

La lecture des annales de la Chine, en original, 
est un de ces avantages : ni Voltaire ni Montesquieu 
ne connaissaient Thistoire du peuple qu'ils ont jugé. 
C'est trop souvent un des privilèges du génie de ^e 
créer à lui-même le sujet de ses méditations, et de 
s'exercer ensuite à plaisir sur des &its de son inven- 
tion. C'est là ce qu'on peut appeler les préjugés de la 
philosophie, et les deux grands hommes dont nous 
parlons n'en ont pas été entièrement exempts. L'an 
cherchant partout une antiquité qui contrariât les 
traditions chrétiennes, et un peuple sans religion qui 
pût nous être ofiFert pour modèle , avait cru rencon- 
trer l'un et l'autre à la Chine; et c'était là, nous n'en 
doutons pas, le principal motif de son admiration : 
l'autre voulant à tctit prix confirmer par des exemples 
ses idées sur le principe du gouvernement despotique, 
n'avait vu que le bâton qui pût être le mobile dé la 
législation chinoise. Au fond, ces idées opposées ne 
sont pas inconcevables; car si les Chinois avaient été 
tels que les supposait Voltaire, quels autres moyens 
que les châtiments corporels les législateurs auraient- 
ils pu employer pour les gouverner? Qui oserait a^sur 

ai. 



324 MELANGES D'HISTOIRE 

rer que, sans le bâton, un peuple d'athées pourrait 
subsister? 

Heureusement, s'il y a beaucoup à rabattre des 
éloges qu on a donnés à la sagesse du gouvernement 
chinois, il ny a guère moins à réformer des idées 
quon s'est faites de son despotisme. Là, comme ail- 
leurs, on obseiTe un mélange de biens et de maux 
qui se balancent et qui constituent une manière d être 
tolérable , une sorte de bonhem' relatif, qui est Je seul 
état auquel les hommes puissent raisonnablement pré- 
tendre sur la terre. Selon qu'on se plaira à envisa- 
ger les choses de l'un ou de l'autre côté , on pourra y 
prendre le texte d'une satire , ou les matériaux d'une 
utopie. Vous pensez bien que je n'ai pas ici cette 
double intention; je ne veux que vous présenter quel- 
ques traits du caractère des lettrés chinois , et vous 
tracer une légère esquisse du régime auquel ils sont 
assujettis par les lois, les coutumes et les mœurs na- 
tionsdes. Ces lettrés , comme j'espère vous le faire voir, 
forment une association perpétuelle , gens œtema in 
qua nemo nascitur, qui se recrute indistinctement dans 
tous les rangs de la nation, et c'est entre les mains de 
cette association que résident proprement la force 
publique et le gouvernement de l'état. C'est au moyen 
de cette institution si singulière et si peu connue, 
qu'on a résolu le problème d'une monarchie sans 
aristocratie héréditaire, offrant des distinctions sans 
privilèges, où toutes les places et tous les honneurs 



ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 325 

sont, en quelque sorte, donnés au concours, et où 
chacun peut prétendre à tout, sans que, pour cela, 
l'intrigue et Tambition y causent plus de troubles ou 
de malheurs qu'en aucun autre lieu du monde. 

C'est sans doute un pays assez singulier que celui 
où l'on est parvenu à concilier les intérêts de l'ordre 
et de la stabilité avec ce que les talents et le mérite 
personnel sont en droit d'exiger pour chaque indi- 
vidu; où la noblesse, acquise par des services rendus 
à l'état, ou par des actes de vertu, n'est pas seulement 
viagère, mais ascendante, c'est-à-dire reportée sur les 
parents et les ancêtres de celui qui l'a méritée ; où la 
piété filiale exaltée , devenue pour ainsi dire une pas- 
sion , et revêtant toutes sortes de formes , se mêle à 
toutes les actions, et sert de base à la morale publique; 
où l'on ne s'est pas borné à punir le crime , mais où 
l'on tâche, par des distinctions honorables, d'encou- 
rager les actions louables , et de récompenser la vertu; 
où l'on a su concilier le respect , la vénération , je dirais 
presque le culte qu'on accorde au chef suprême de 
l'empire, avec la liberté des représentations sur tous 
les objets d'intérêt général ou particulier; où l'histoire 
est une affaire d'état; et où les souverains, objets de 
tant d'hommages pendant leur vie , sont soumis , à 
leur mort, comme on le raconte des anciens rois de 
l'Egypte , à un jugement dont le résultat reste attaché 
à leur nom. Tant d'idées généreuses, qui ont dicté 
ces usages et ces rites que des esprits superficiels ont 



326 MÉLANGES D'HISTOIRE 

tournés en ridicule, constituent, sans doute, un mode 
de civilisation digne d*être examiné, et doivent être 
comptés au nombre des causes qui expliquent la 
longue durée des institutions chinoises; mais Tadmi- 
nistration de l'état n'en reçoit qu'une influence indi- 
recte : elle dépend tout entière de cette oligarchie lit- 
téraire qu'on a su établir sur une base solide. Mettre 
de l'ordre dans le gouvernement d'un grand empire , 
en y appelant des gens de lettres, est sans donite le 
chef-d'œuvre de la politique ; je le propose comme un 
sujet d'admiration, et non pas comme un modèle à 
imiter. Le genre de littérature auquel les Chinois sont 
attachés , la nature de leur langue et le génie de leur 
écriture, étaient des conditions indispensables du suc- 
cès de ce système. Cette assertion, que je crains de 
ne pouvoir développer assez pour lui ôter l'apparence 
du paradoxe, réclame une explication particulière. 

La langue des Chinois diflère de celle des autres 
peuples , et leur écriture est fondée sur im principe 
tout particulier. On sait que , dans leurs caractères , 
on a cherché à peindre des idées et non à exprimer 
des sons. Les objets matériels ont été représentés par 
des traits qui rappellent leur forme , ou ce qu'ils ont 
de vraiment essentiel et de caractéristique. Les notions 
abstraites, les sentiments, les passions, les opérations 
de l'esprit ont été figurés par des symboles ou des 
combinaisons de symboles. Cette direction donnée -k 
l'art de l'écriture a influé sur les formes du langage , 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 327 

sur le caractère de la littérature , et peut-être sur le 
génie même de la nation. Chez aucime autre , l'écriture 
ne s'est tenue si près de la pensée; et, par une consé- 
quence nécessaire , nulle part on n a appris tant de 
choses en apprenant à lire. Quand nos enfants ont 
retenu la forme de ces éléments qui, chez nous, re- 

o 

présentent les articulations et les variations de la voix, 
ils sont en état de répéter les mots de nos idiomes 
sans y attacher aucun sens; ils savent ce que peut 
savoir un perroquet, parler sans penser, articuler un 
mot sans avoir dans l'esprit aucune idée. A la Chine, 
tout signe retenu par la mémoire indique une acqui- 
sition faite par l'intelligence. Si c'est le nom d'un être 
naturel, l'enfant qui l'a appris sait quelque chose de 
la figure extérieure de cet être, ou de ses habitudes, 
ou de ses propriétés; si c'est un objet d'art, il a quel- 
ques notions de son utilité ; si c'est un terme qui rap- 
pelle un sentiment, un devoir, un usage, son attention 
est reportée , par la composition même du signe , sur 
quelque point de doctrine morale, sur quelque prin- 
cipe social , sur quelque tradition antique. Si on lui 
explique le mot qui signifie enseignement , on lui fait 
remarquer que ce mot est formé de deux parties. 
L'une est un vieillai^d au-dessus d'un fils> pour signi- 
fier obéissance filiale ; l'autre veut dire animer, mettre 
en mouvement, donner de l'action : l'instruction ap- 
prend à mettre en pratique les inspirations de la piété . 
filiale. Si l'on rencontre le caractère qui exprime la 



328 MELANGES D'HISTOIRE 

colère , on fait observe à Télèver que le signe du cœur 
y est surmonté du mot esclave. Deux perles d'égale 
grosseur désigneront un ami. Il est si difl&cile de ren- 
contrer des perles qui soient parfaitement appareil- 
lées! Une femme tenant la main au-dessus d'un balai 
forme le titre des femmes mariées et les rappelle 
aux soins du ménage. Les prémices d'un champ pla- 
cées sous l'image d'un édifice représentent un temple. 
Une touffe de poils à l'extrémité d'un manche figure 
un pinceau; avec une bouche où la langue se montre, 
ce caractère désigne un livre , la parole peinte. Croit-oh 
qu'un enfant qui a appris deux ou trois mille signes 
de cette espèce , et à qui on a tâché d'en faire sentir 
la force et d'en inculquer l'étymologie, ait fait une 
étude stérile ?N'a-t-il pas, en les retenant, exercé son 
jugement autant que sa mémoire, et ne peut-on pas 
appliquer à ces premières études des jeunes lettrés 
ce qu'on a dit, avec tant de raison, en faveur des hu- 
manités de nos collèges, que ce qu'il y a de moins 
important dans ce qu'apprennent ces écoliers, c'est 
ce qu'on leur enseigne ? Leur raison se développe en 
même temps que leur esprit : ils semblent ne s'occu- 
per que de l'étuded'une langue, et ils se sont formés, 
sans s'en apercevoir , dans l'art de penser et de s'ex- 
pliquer, sans parler des notions de morale et d'his- 
toire qu'ils ont recueillies, et qui sont comme des 
premiers pas pour aborder des connaissances plus 
approfondies. 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 329 

On a dit et assuré que les* lettrés passaient ieur vie 
à apprendre à lire : c'est à penser et à juger qu'il eût 
fallu dire. Pour se trouver répétée en cent ouvrages , 
cette assertion n'en est pas moins une absurdité. Sans 
doute, les lettrés apprennent à lire toute leur vie , en 
ce sens qu'il peut leur arriver à tout âge de rencontrer 
un caractère qui leur est inconnu, c'est-à-dire une 
idée qui est nouvelle pour eux. Et quel est l'homme 
de lettres à qui la même chose n'arrive pas souvent 
parmi nous? Combien de noms et de mots, dont le 
sens ne nous est pas familier, n'apercevons -nous pas 
à l'ouverture d'un dictionnaire? Si le reproche qu'on 
fait aux lettrés de la Chine avait cjuelque fondement , 
il serait applicable aux lettrés de toutes les nations. 
A le prendre de cette manière , que de savants écri- 
vent en Europe qui auraient besoin d'apprendre en- 
core à lire ! 

De l'étude des caractères chinois, les jeunes gens 
passent à celle des livres ; mais notre manière d'étudier 
ne donnerait qu'une idée imparfaite de la méthode qui 
leur est imposée. Il ne s'agit pas pour eux de lire un 
choix de pensées, d'en retenir momentanément quel 
ques-unes, de les oublier ensuite pour toujours. Tout 
lettré qui aspire aux grades, c'est-à-dire aux emplois, 
doit prendre pour texte de ses travaux des ouvrages 
dont l'ensemble est environ six fois plus volumineux 
que notre Code civil. Il faut qu'il sache les lire cou- 
ramment , par conséquent qu'il en connaisse tous les 



330 MELANGES D*HIST01RË 

caractères; quil soit en état d'expliquer chaque mot, 
d^en assener la valeur, de remonter à son origine ; qu'il 
puisse indiquer les passages parallèles, comme disent 
les savants, c est-à-dire les différentes manières dont 
la même pensée a pu être exprimée; qu'il ne se montre 
pas moins au fait des choses que des mots ; qu'il ait 
des notions exactes eur les animaux, les plantes, les 
instruments, les meubles, les arts, les usages, les lois 
dont il est parlé dans ces livres anciens ; qu'il soit 
enfin capable de récrire en entier le texte de ces 
mêmes ouvrages, en tournant le dos au livre {c'est l'ex- 
pression consacrée), et de répondre par écrit et en 
bon style à toutes les difficultés qu'on peut proposer 
sur un endroit quelconque, pris au hasard. Voilà, en 
général, le sujet de ces compositions, dont on parle 
si souvent dans les relations, et qui occupent les let- 
trés toute leur vie. Je ne vous en dirai pas plus en 
ce moment, et je réserverai pour une autre lettre les 
détails que je croirai propres à vous intéresser. 

Maintenant ces livres, objets de tant de travaux, 
ne seraient assortis, il faut le dire, ni à notre ^oût ni 
à nos besoins. L'instruction qu'on y puise ne peut 
convenir qu'aux lettrés de la Ghine. On n'y trouve 
sur les sciences que des lumières imparfaites et quel- 
quefois trompeuses , et la vérité ne s'y montre sou- 
vent qu'accompagnée de graves erreurs. En ce qui 
concerne la politique et l'administration , tout ce qu'y 
verrait un Européen , c'est une foule de préceptes 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 331 

vagues, de maximes surannées et sans application 
pratique. Le principal eiFet de ces études doit être, il 
faut bien Favouer, d'imprimer aux jeunes esprits une 
direction morale, avec un profond respect pour lan- 
tiquité ; deux choses qui ne sont guère à Tusage des 
peuples éclairés. Mais il faut se mettre à la place des 
hommes qu'on veut juger. C'est beaucoup pour un 
Chinois que de remonter à la source des antiques 
usages, que de prendre une teinture des lois et de 
rhistoire , qui puisse lui servir de règle dans sa con- 
duite politique. Enfm, je ne sais comment cela se fait, 
avec des connaissances très-superficielles dans les ma- 
thématiques et les arts du génie , les anciens princes 
de la Chine ont tracé le cours de la rivière Jaune et 
du Grand Fleuve. Ils en ont contenu les déborde- 
ments par des digues, et favorisé le cours par des 
canaux qu'alimentent les eaux de cent rivières, et qui 
sont assujettis, parle nivellement, à des difficultés im- 
menses. Les politiques chinois ont fait plus encore et 
avec moins de moyens. Il ne leur a fallu qu un peu 
de morale et des livres qui nous semblent pleins d'un 
insignifiant verbiage, pour entretenir, en général, la 
paix et Tabondance dans un empire qui égale toute 
l'Europe en superficie et qui la surpasse en popu- 
lation. 

Au reste , je ne vous parle encore de tout ceci qu'en 
passant, et je reviendrai sur plusieurs de ces objets, si 
vous prenez quelque intérêt à cette discussion. Je n'ai 



332 MELANGES D HISTOIRE 

dans ce moment en vue qu une seule conclusion : c est 
que la nature de la langue chinoise et ses difficultés 
mêmes ont ifterveiileusement servi à rétablissement de 
ce système d*examens et de concours, qui forme la 
base de Tadministration de ce pays. Les progrès qu'un 
hoomie a faits dans ses études sont plus aisés à ap- 
précier avec exactitude, et il n est pas facile d'en 
imposer aux exaniinateurs , qui ont eux-mêmes par- 
couru la carrière. Ce qui arrive chez nous, par rap- 
port aux sciences exactes , où il ne faut que quelques 
mots pour juger de la portée dun homme, s'observe 
chez les Chinois pour la politique , dont ils ont fait 
une sorte de science exacte , à leur manière , en la 
soumettant à une méthode et à des principes bons 
ou mauvais, qui constituent une doctrine. L'art de 
lire n'étant pas , chez eux , séparé de celui d'entendre, 
il doit être un peu plus difficile de remplacer le juge- 
^ment par la mémoire, de suppléer à la connaissance 
des choses par celle des mots, de passer pour un 
maître mûri par l'expérience, quand on n'est qu'un 
écolier noiu*ri de la lecture de la gazette; enfin, de 
ne parler de rien mieux que de ce qu'on n'a jamais 
appris. Je ne finirai pas cette lettre sans vous faire 
observer que nous avons eu quelque chose de sem- 
blable au système chinois dans les conditions exigées 
des candidats à certaines fonctions , et qu'encore au- 
jourd'hui plusieurs professions y sont assujetties, du 
moins en apparence. On a même établi, pour la no- 



ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 333 

niination à quelques chaires , une sorte de concours 
qui produirait plus d'émulation encore si le résultat 
n en était jamais connu d'avance. Mais à la Chine , 
l'usage est universel , et jusqu'aux plus hautes charges 
de l'état, il n'y en a aucune pour laquelle on ne soit 
obligé de faire preuve de talents distingués. Il en ré- 
sulte, malgré les abus inséparables de toute institution 
humaine, que le mérite est plus sûrement mis en 
évidence , et que l'homme qui obtient un emploi n'est 
pas toujours celui qui a fait le plus de visites, ou fait 
valoii' les meilleures protections. Je ne puis m'empê- 
cher de songer un moment à l'effet que produirait ce 
système, si jamais il s'établissait en Europe. Tout le 
monde se trouvant obligé d'avoir au moins les pre- 
mières notions de son état, il faudrait connaître les 
lois existantes avant d'en proposer de nouvelles , étu- 
dier l'histoire de son pays avant de songer à en ré- 
former la constitution. Bien des critiques qui raison- 
nent sur les sciences se verraient contraints de les 
apprendre , et il y en a qui se trouveraient dans le 
cas de subir un examen sur l'encyclopédie. Que de 
gens parleraient, qui sont maintenant réduits à se 
taire ! Que d'autres se tairaient , qui sont en posses- 
sion de parler! Ce serait vraiment un bouleversement 
général. 

Dans ma prochaine lettre, monsieur, je vous sou- 
mettrai quelques développements sur ce système , qui 
a pour but de mettre chacun à sa place, et qui diffère 



334 MELANGES D'HISTOIRE 

tant de ce que nous voyons p^rmi nous , qu'il sera 
absolument nécessaire d'entrer dans quelques détails, 
pour vous mettre en état de l'apprécier. 
Agréez, monsieiur, etc. 



SECONDE LETTRE. 

Monsieur , 

A peine ai-je pu entrer en matière dans ma pre- 
mière lettre , et déjà je reconnais toutes les difficul- 
tés de la tâche que je me sais imposée. On a tant écrit 
sur les Chinois, que ce serait une merveille si 1* opi- 
nion qui s'est formée à leur égard n'était pas erro- 
née. Ce n'est pas une mauvaise règle que de calculer 
}e nombre des erreurs qui ont cours dans une ma- 
tière , par celui des livres qu'elle a fait naître. Je sais 
bien que beaucoup de préjugés établis relativement 
à celle que nous entreprenons de traiter ne méritent 
, pas les honneurs de la réfutation. Je ne saurais, toute- 
fois , m'empêcher de toucher , en passant , quelques- 

• 

mis des principaux. Il importe à mon objet que 
le génie des Chinois soit mis dans tout son jour, 
pour que l'influence des lettrés soit convenablemeûl 
appréciée. Que servirait de vanter des institutions 
dont les effets n'auraient rien de recommandable ? 
Si ces institutions n'aboutissaient qu'à maintenir sous 



ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 335 

un joug despotique, un peuple ignorant, crédule, 
cérémonieux et pusiUanime, leur stabilité, qu'on a 
tant icélébrée , et dont on a si mal connu les causes , 
ne serait qu'un mal de plus. Â dire vrai, les Chinois 
ne se jugent pas aussi malades que nous les faisons; 

I 

ils ont même l'excessive vanité de se croire mieux 
que nous : cette idée ridicule les rend très - atta- 
chés au système de leur gouvernement, tout vicieux 
qu'il est. Il semble que toute leur politique soit ren- 
fermée dans ce mot d'un de leurs sages, qui a dit : 
(( Malheureux les peuples qui ont de méchantes lois 
c( et qui ne les changent pas ; plus malheureux ceux 
9 qui en ont de supportables et qui ne savent pas les 
« garder ! » 

Les idées défavorables aux Chinois ne sont pas 
nouvelles, mais elles se sont répandues et accrédi- 
tées asâez nouvellement. Elles sont dues, en partie, 
aux auteurs qui ont écrit la relation de l'ambassade 
hollandaise et des deux ambassades anglaises. Les 
missionnaires avaient tant vanté les mœurs et la po* 
lice chinoise que, pour dire du neuf en ce genre, il 
fallait nécessairement prendre le contre-pied. Il y 
avait , d'ailleurs , beaucoup de gens disposés à croire 
que les religieux avaient cédé, en écrivant, aux pré- 
ji^;és de leur état et aux intérêts de leur entreprise. 
Des observateurs laïques sont bien moins suspects 
aux yeux de ceux pour qui des missionnaires sont à 
peine des voyageurs. Comment, en effet, un homme 



336 MELANGES D'HISTOIRE 

qui n'est ni jésuite, ni dominicain, pourrait-il man- 
quer d'être un modèle d'exactitude et d'impartialité? 
Cependant, si l'on veut y prendre garde , ces voya- 
geurs sur lesquels on fait tant de fond, n'ont pas à 
notre confiance autant de titres qu'on pourrait croire. 
Aucun d'eux n'a su la langue du pays , tandis que des 
jésuites ont écrit en chinois, de manière à égaler les 
meilleurs lettrés; aucun d'eux n'a vu les Chinois autre- 
ment qu'en cérémonie, dans des visites d'étiquette , 
ou des festins réglés par les rites ; tandis que les mis- 
sionnaires pénétraient et étaient répandus partout, 
depuis la cour impériale jusqu'aux derniers villages 
des provinces les plus éloignées. Ces voyageurs n'ont 
pas laissé de parler tous fort bien des productions 
du pays, des mœurs des habitants , du génie du gou- 
vernement; c'est qu'ils avaient tous sous les yeux, 
en faisant la relation de leurs voyages , la collection 
des Lettres édifiantes, la compilation de Duhalde et 
les mémoires des missionnaires. Aussi ne trouve-t-on 
pas , chez les uns , une notion de quelque importance 
qui ait échappé aux autres; ils ont copié fidèlement, 
et c'est ce qu'ils pouvaient faire de mieux. Qu'au- 
raient pu dire, à leur place, les hommes même les 
plus habiles? La situation des voyageurs n'est pas bril- 
lante à la Chine : on les emprisonne, à leur départ 
de Canton, dans des barques fermées; on les garde à 
vue dans toute leur route sur le grand canal ; on les 
met aux arrêts forcés aussitôt après leur arrivée à 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 337 

Péking ; on les renvoie en toute hâte , après quatre 
ou cinq interrogatoires et deux ou trois réceptions 
o£Bcieiles. Tenus en quelque sorte au secret pendant 
tout leur séjour, et sans communication avec l'ex- 
térieur, ils ne peuvent nous décrire, avec quelque 
connaissance de cause , que la haie de soldats qui 
les escorte, les chants des rameurs qui les accom- 
pagnent, les formalités employées parles inspecteurs 
qui les examinent, et ]es évolutions des grands qui se 
sont prosternés avec eux devant le fils du ciel. Un 
de ces voyageurs a tracé, avec autant de naïveté que 
de précision , Thistoire de tous en trois mots : « Ils 
(centrent à Péking comme des mendiants, y séjour- 
«nent comme des prisonniers, et en sont chassés 
a comme des voleurs ^ » 

Ce genre de réception , conforme aux lois de l'em- 
pire, explique assez bien les préventions que les 
faiseurs de relations ont laissées percer, pour la plu- 
part. Ils ont trouvé à la Chine peu d'agréments et de 
liberté, des usages gênants, des meubles peu com- 
modes, des mets qui n'étaient point de leur goût. 
Une mauvaise cuisine et un mauvais gîte laissent 
des souvenirs dans l'esprit le plus impartial. D'ail- 
leurs, quoi de plus révoltant pour des gens éclairés, 
pour des philosophes, pom* des Européens enfin-, que 
de voir vin peuple assez entêté dans ses usages pour 

* Relation de Tamhass<ide de lord Macariney, par Ànderson, trad. 
fîranç. t. II, p. 26. 

22 



330 MÉLANGES DHISTOIP 

qui ncsl ni jésuite, ni dominicaip ,sez aveugle 

quer cretre un modèle d'exactitv e suprémade 

Cependant , si l'on veut y y efiant pour ne 

geurs sur lesquels on fait ' »itéressement des 

notre confiance autant dr ^ ignorant pour mé- 

Aucun d eux n'a su la ' o^g^^^ ®" ^^^ laissant li- 

jésuites ont écrit er cirritoire? Que ce peuple vive 

meilleurs lettrés; .iHiites, qu'il subsiste depuis qua- 
ment qu'en ce ^ un état florissant, qu'il survive à la 
ou des festi»" j^^ttai se relève après chaque révolution 
sionnairefji^^'tfue jamais à l'ancien ordre de choses; 
depuis 'v'îJ^fl/ture soit en honneur chez lui, labon- 

des r > ^^éfi^^^^^ » ®* ^^ population toujours crois- 
pa ^^^ïmporte tout cela, si ce peuple persiste à 
f' 0^ j'entrée de ses ports aux vaisseaux européens, 
^jg5 admettre qu'en un certain lieu, à une cer- 
'ne époque et sous certaines conditions; à ne vou- 
^ recevoir d'eux en échange de ses soies , de ses 
^j«elaines et de son thé, ni les draps de Manchester, 
iij les aciers de Birmingham, ni les ouvrages d'horio- 
^erie de Genève, dont il s'obstine à n'avoir pas be- 
soin, et surtout s'il exige que ceux qui ont besoin des 
productions de son sol le reconnaissent en s'avouant 
sujets de Tempereur de la Chine, et en frappant neuf 
fois la terre du front, devant le monarque céleste? 

On ne saurait nier que tous ces désagréments ne 
puissent laisser un peu de mauvaise humeur aux voya- 
geurs qui reviennent de la Chine , et ne contribuent 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 33? 

à rembrunir le tableau qu'ils tracent de cet empire à 
leur retour. De là vient , sans doute , l'extrême diffé- 
rence de Topinio^ qVon puisa dan^ les relations , et 
de celle que Ton se forme eq lissant des livres cbinqis. 
Je sais tout ce qu'on peut dire contre ces derniers. 
Sans doute l'amour-propre national y (déguise la vé- 
rité; les lettrés de la Chine, qui savent avec quelle 
assiduité oq Ht leurs livres ep France et en Aqgle- 
terre , ne manquent jamais d'y g^er adroitement 
de longs morceaux pour exagérer la prospérité de 
leur patrie, et l'antiquité de leur empire; ce qui, 
comme on sait, a pour eux les résulta^ les plus avan- 
tageux : c'est , du moins , ce qu'ont iivanpé des écrir 
y^ips qui passent pour judicieux. Quaqt à icnoi, quand 
je çrpirais qu'on a cédé quelquefois à ce s^timenl 
de vanité dans les écrits officiels, je restier^is pourtant 
persuadé qu'il Baïut s'en tenir aux résultats positifs et 
9UX Ê^its jncoatestables que nous U*ou¥ons dans les 
livres des Chinois. Je ne nierai ni l'abondjatoee, ni la 
population de ha Chine, dont nous avons des tableaux 
statistiques fexaçts et authentiques. Une dbose d'ail- 
i^ar^ peut nous rassurer sur cette disposition des 
lettrés chinois à nous en imposer , c'est que , pour la 
plupart, ils ne savent pas si nous existons. QuanX 
aux mœurs, je m'en rapporterai, sinon aux mission- 
naires exclusivement, au moins à ces productions où 
le génie d'ime nation se montre sans affectation , aax 
romans^ pux pièces de théàlre , où l'on se peint sans y 

22. 



340 MELANGES D'HISTOIRE 

songer. Il y a un proverbe chinois qui dit : « Quand 
<^ies sabres sont rouilles et les bêches luisantes, les 
« prisons vides et les greniers pleins , les degrés des 
c( temples couverts de boue et les cours des tribunaux 
« remplies d'herbe , les médecins à pied et les boulan- 
«gers à cheval; qu'il y a beaucoup de vieillards et 
«beaucoup d'enfants, l'empire est bien gouverné.» 
Voilà un résumé bien trivial de l'administration chi- 
noise; mais j'aime à le croire exact, et je souhaiterais 
qu'il fut compatible avec les lumières européennes. 

Un des reproches qu'on fait le plus habituellement 
aux Chinois, et peut-être un des moins mal fondés, 
est celui qui a pour objet leur excessif attachement à 
l'étiquette et à toutes les minuties du cérémonial. Les 
Européens, qui ne les ont presque jamais vus dans le 
conunerce iiitime de la société , ont décrit les sima- 
grées de leurs visites , et les mouvements compassés de 
leurs repas, qui ressemblent aux exercices des soldats 
à la parade. On a été jusqu'à dire que les crocheteurs, 
dans les rues de Péking, se mettaient à genoux les 
uns devant les autres , et se demandaient très-humble- 
ment pardon des injures et des coups de poing qu'ils 
étaient obligés de s'adresser. En écartant toute exa- 
gération, il est certain que les manières de toutes 
les classes , à la Chine , se ressentent plus ou moins 
de cette politesse, qui tient an caractère national, fl 
n'y a pas d'hommes bien élevés, même parmi les 
gens dé lettres , qui n'aient contracté quelque chose 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 341 

de ces habitudes , et qui ne se témoignent des égards 
infinis en parlant ies uns des autres. On n émet ja- 
mais sa propre opinion sans avertir que c'est celle 
d un homme stupide et d'un esprit borné; on ne com- 
bat celle d'autrui qu'en la traitant de haute lumière et 
de vaste conception; quand on réfute un homme, on 
commence par lui accorder qu'il a complètement 
raison , pour lui montrer ensuite qu'il ne sait ce qu'il 
dit. Il y a une foule d'expressions métaphoriques, 
pleines de respect et d'humilité, qui ont passé dan^ 
la conversation et que les gens du peuple, répètent 
comme les autres; On s'attache surtout à éviter les 
pronoms qui ne sont pas du bel usage, on dit : vil, 
bas, méprisable , au lieu de je, moi, mon; et noble, 
respectable, illustre, en place de tu, vous, ton, votre. 
On ne croit jamais pouvoir s'abaisser assez en parlant , 
ni trop exalter ceux à qui l'on parle ; on appelle son 
pays natal, méprisable village; la maison où l'on de- 
meure, froid taudis; son propre fils, petit chien; au 
contraire , en parlant aux autres , on dit : noble amour, 
pour votre fdle; illustre maison, pour votre femme; 
et respectable maladie, pour votre indisposition. Le 
style de la civilité est une. langue à part, qu'il faut 
étudier lorsqu'on a appris la langue commune; on 
ne saurait se dispenser de connaître ces puérilités 
quand on veut être en état de soutenir la conversa- 
tion ou de lire les ronprans, qui en sont remplis. 
Je pourrais justifier les Chinois en faisant observer 



âaS MÉLANGES Û'HISTÔIRE 

qiie l'excès même delà politesse a ses avantages, et 
n*a qfiiè peu d'inconvénients; je pourrais dire, avec 
Coilfuciùs , que les cérémonies sont le type des vertus, 
et sont destinées à lès conserirer, à les rappeler, et 
même à y Suppléer. Mais Confucius lui-même, ce ri- 
^de observateur dei rites, dit quelque part : qu'en 
fait de cérémonies , il vaut mieux être avare que pro- 
digue, surtout si on n'a pas dans le cœur, en les pra- 
tiquant, ce sentiment intérieur qui seul en fait le 
mérite et leur donne de l'importance. 

H est certain qu'ati moins dans la vîé publique 
Tobservahcé des rites est devenue un abus, et que 
pour éviter, comme ils le dirent, de ressembler aux 
. Tartàres, aux Eui^opéeh's et aux autres barbai'és, ils 
sohi tombés dans Texcès opposé. On porte le deufl 
à Isl Chine , et même oà y pleure sarts être affligé; on 
croisé respectueusement les maîiis sur la poitrine 
devant les gens qu'on méprise; oh souhaite dix mille 
sortes de bofiheur à céui qii'ori déteâtë. ' Taitû il 
mohdo è fafto corne la nostta famiglia. 
' Mais cette gêiiè que les usages imposent dàûs 
les relations publiques et dans les occasions soleii- 
nelies, disparait tout à fait dans le commerce habi- 
tuel et dans là société intime : on quitte Tes mâïiièï^ès 
guindées et le ton complimenteur avec Thabit de 
vflle et le bonnet de cérémonie. C'est ce que nous 
apprenons dans les nombreux romans chinois que 
nous avons à Paris, et où des scènes de la vie 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. â43 

moyenne sont dépeintes avec beaucoup de naturel. 
 s*en rapporter à ces témoins, qui ne sauraient être 
suspects , on trouve è la Chine , comme en France , lai- 
sance et le ton de la bonne compagnie. Ces lettrés , 
si roides dans leurs attitudes et si mesurés dans 
leurs mouvements, deviennent, dès quils sont avec 
4es amis, des hommes pleins de gaieté , de raison et de 
bonhomie; on les voit se réunir entre eux, dans des 
salles ornées de fleurs, pour s'exciter, par ime con- 
versation piquante , à boire et à chanter les beautés 
de la nature ; on les voit , au premier printemps , se 
réunir en troupes, pour aller, hors des villes, jouir 
de ia floraison des amandiers et des pêchers, et 
lire les pièces de vers que les jeunes poètes ont sus- 
peAdues aux miu:ailles des pagodes; ou bien , dans des 
barques élégamment décorées, faire, sur les canaux 
et |es lacs , des courses où il ne manque que la pré- 
sence des feomies pour valoir ce que la France et 
ritalie connaissent de mieux en ce genre. Des sites 
pittoresques, des curiosités naturelles, des temples 
ou des monastères sont le but et le prétexte de ces 
excursions; le via, 1^ poésie et les fleufs en sont les 
embellissements obligés; la patrie d'Anaoréon, celle 
des troubadours, n ofirent pas de scènes plus riantes. 
Ce que les romans chinois m'ont appris à cet égard 
m'a été confirmé par un des Européens les plus 
éclairés qui aient visité la Chine. Sir G. S. a laissé à 
Canton des amis dont la société , également agréable 



344" MÉLANGES D'HISTOIRE 

et sûre, lui avait offert mille douceurs pendant son 
séjour. Il vante leur délicatesse, leur franchise, la fi- 
nesse et Texcellent ton de leurs entretiens. Ceux qui 
connaissent sir G. savent de quel poids son suflfrage 
peut être en pareille matière. 

On accuse encore les Chinois d'être lâches et pusil- 
lanimes; et ce reproche, on ne l'applique pas moins 
à leur conduite politique , qu a leurs dispositions mi- 
litaires. Comme ils se mettent souvent à genoux , et 
frappent la terre du front devant tout ce qui émane 
de Tempereur, on a jugé qu'ils doivent être basse- 
ment soumis aux moindres caprices du souverain. 
J'avoue que cet arrêt me paraîtra injuste jusqu'à ce 
qu'on ait démontré qu'il n'y a de courage que chez 
les hommes qui se tiennent dans ime position rigou- 
reusement verticale, et que la noblesse des sentiments 
est inséparable de la rectitude des vertèbres. Les gé- 
nuflexions, les prosternements , les salutations quel- 
conques sont des signes arbitraires, auxquels l'habi- 
tude seule donne une valeur; il n y a que la conduite 
des hommes qui jies emploient qui fasse voir le sens 
qu'ils y attachent. Au reste, l'histoire de la Chine 
n'est pas moins remplie de traits de courage que celle 
de la Grèce ou de Rome; elle présente aussi ses Épa- 
minondas et ses Catons. Il y a même , dans cet em- 
pire, un usage antique, qui a offert à plusieurs milliers 
de magistrats fidèles, l'occasion et le moyen de signa- 
ler leur zèle et leur amour du bien public : c'est celui 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 345 

des représentations que certaines classes d'officiers 
ont, de tout temps, eu le droit et le devoir d'adresser 
au prince sur tous les actes de sa puissance, quand, 
ces actes ne paraissent pas conformes aux lois, aux 
anciens principes du gouvernement, ou à l'intérêt de 
la patrie ; c'est une sorte de droit de pétition que les 
lettrés se sont réservé , et qu'ils exercent même sou- 
vent quand il y a du danger à le faire. Ces représen- 
tations sont imprimées dans la gazette officielle, avec 
la réponse que l'empereur ou les cours souveraines 
ont jugé à propos d'y faire. Ce qu'il y a de plus singu- 
lier, c'est que beaucoup de souverains, amis des 
lettres, ont fait publier des collections choisies des 
meilleures représentations qui aient été faites à leurs 
prédécesseurs. Il faut avoir lu l'histoire de la Chine 
pour savoir quelle force peut avoir une pareille ins- 
titution. Ce qui est certain , c'est que les éloges univer- 
sels récompensent le courage de ceux qui s'exposent 
à en adresser aux tyrans , et couronnent la mémoire 
de ceux à qui leur zèle a quelquefois coûté la vie ; 
on les célèbre comme des modèles, on les exalte 
comme des saints; il n'y a si petit lettré, dans le 
fond de la province , qui ne brûle de les imiter. 

Toutefois, je dois l'avouer, quelque vives, quelque 
hardies que soient ces représentations, leurs auteurs 
ont toujours soin de ne jamais s'écarter de la vénéra- 
tion due à la majesté souveraine. On prouve au 
prince qu'il a abusé de son pouvoir, on lui met sous 



346 MELANGES D'HISTOIRE 

les yeux Texemple des anciens rois, dont la bonté et 
la justice faisaient prospérer f état; on fait allusion au 
sort des mauvais princes qui Tout perdu ; mais jamais 
la moindre menace, jamais le moindre terme irrévé- 
rent ne viennent altérer le profond respect que les let- 
trés portent à celui qui est le père et la mère de l'em- 
pire. Les vérités se disent à genoux devant le saint 
maître; c*est en se prosternant au bas des degrés de 
son trône qu*on proteste contre sa sainte volonté. La 
moindre faute contre les rites, la plus petite marque 
d'irrévérence ne serait pas seulement punie de mort, 
elle serait encore généralement blâmée et couverte du 
mépris public. On voit qu'on s'est efiForcé de concilier 
l'intérêt des peuples avec cette espèce de culte dont 
on a, en vue du même intérêt, entouré le trône et 
tout ce qui en émane. On a cberché à procurer des 
organes à l'opinion publique. Un gouvernement igno- 
rant , une nation dans l'enfance , ne pouvaient guère 
imaginer de meilleurs moyens que ces représenta- 
tions : ils en chercheront d'autres , et sans doute ils 
en trouveront quelque jour, si la vive clarté qui illu- 
mine l'Occident peut pénétrer chez les Chinois, et s'ils 
font enfin quelques pas dans la route de la civilisation. 
Quant à ï'esprit guerrier, qu'on refuse entièrement 
aux Chinois, mon avis est qu'on leur fait une injus- 
tice criante. Je ne veux vanter ni leur discipline, ni 
leur stratégie tant admirées par les pères de la com- 
pagnie de Jésus , et célébrées aussi , ce qui est un peu 



ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 347 

plus concluant , par plusieurs officiers , partisans zâés 
de la tactique prussienne ; mais on les a déclarés im- 
propres k la guerre parc« qu'ils avaient été deux fois 
subjugués par les Tartares. Or, quel est le peuple 
qtti na pas quelque tache de ce genre dans ses an- 
nales? La première fois que la Chine fut conquise, ce 
fut par les généraux et les enfants de Tchinggis-Khan , 
dont les armées faisaient trembler l'ancien monde 
depuis la Corée jusqu'aux bords de l'Oder. La seconde 
fois, la Chine était en révolution ; un rebelle s'était sou- 
levé contre son souverain et l'avait réduit à se donner 
là mort. Dans une pareille situation, quelle ilatioh 
oserait répondre de conserver son indépendance ? 
Et pourtant quelle résistance héroïque ne lut pas op- 
posée aux Tartares ! Quels combats n'eurent -ils pas 
à livrer pour devenir maîtres de toute la Chine! 
D'ailleurs , qu'on y prenne bien garde , les Chinois 
ont été conquis, mais ce sont les Mandchous qui ont 
été mibjugués. Les Chinois sont restés en nombre 
égal, maîtres de toutes les places de l'administration 
civile. Leurs vainqueurs n'ont gardé pour eux que les 
places dé l'armée et le commandement des garnisons. 
 bien prendre les choses , les Tartares sont moins 
un peuple conquérant qu'une tribu auxiliaire qui a 
obtenu , par cent victoire^ , le privilège de venir mon- 
ter la garde dans tout l'empire. 

L'histoire nous montre sans cesse les Chinois occu- 
pés, contre l'opinion commune, dans des guerres 



348 MÉLANGES DHISTOIRE 

avec leurs voisins, les plus turbulents et les plus dan- 
gereux des ennemis. Nous leè voyons s'agrandir aux 
dépens des peuples qui habitaient leurs frontières 
jusqu'à ce que les déserts ou les montagnes opposent 
un obsta'cle insurmontable à Textension de leur em- 
pire. Â chaque instant, des expéditions lointaines vont, 
avec des succès divers, porter la guerre dans llnde, 
au delà du Gange , dans le Tibet , la Corée , au Japon , 
dans la Boukharie. Si les Chinois ont été soumis deux 
fois par les Tartares , quatre fois au moins ils avaient 
subjugué la Tartarie entière, cette Tartarie d'où par- 
taient les peuples qui ravageaient TEurope. Us of- 
raient leur appui aux Perses attaqués par les Arabes 
et abandonnés par les Grecs de Byzance. Déjà, pré- 
cédemment, ils étaient venus en conquérants jusque 
sur les bords de la mer Caspienne. Dans le premier 
siècle de notre ère, un général chinois, qui comman- 
dait dans ces contrées, examina, dans un conseil de 
guerre, s'il convenait d'envoyer un de ses lieutenants 
soumettre l'empire romain. 11 renonça à ce projet 
par la crainte de fatiguer ses troupes qui avaient fait 
pourtant plus des trois quarts du chemin. Ainsi, tan- 
dis qu'Horace et Properce promettaient aux Césars la 
soumission du pays des Sères, les Sères marchaient 
efiFectivement contre les Césars , et ne s'arrêtaient que 
fatigués de conquêtes, à douze cents lieues des fron- 
tières de la Chine. 

Ces faits prouvent suffisamment que les Chinois ne 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 349 

sont pas restés étrangers aux expéditions guerrières , 
et quils ont, comme d'autres, payé tribut à la ma- 
nie des conquêtes. Ils peuvent donc , comme tous les 
peuples du monde, revendiquer Thonneur d'avoir 
versé beaucoup de sang humain. Mais en les justifiant 
aux yeux du vulgaire, je les laisserais exposés aux re- 
proches des véritables philosophes, si je ne faisais 
voir, en même temps, que les guerres injustes ont été 
chez eux, comme chez nous , Tobjet des inutiles dé- 
clamations des gens de bien. Leurs livres d'histoire et 
de morale le prouvent suffisanunent ; mais aucun n'a 
réclamé avec autant de force qu'un sage qui vivait 
six siècles avant notre ère , et qu'on pourrait nommer 
le Pythagore de la Chine. Voici le passage de son livre 
traduit avec exactitude , quoique un peu librement : 
c( La paix la moins glorieuse est préférable aux plus 
« éclatants succès de la guerre. La victoire la plus bril- 
(dante n'est que la lueur d'un incendie. Qui se pare 
(( de ses lauriers , aime le sang et le carnage , et mé- 
« rite d'être efiFacé du nombre des hommes. Les an- 
ce ciens disaient : Ne rendez aux vainqueurs que des 
«honneurs funèbres; accueillez-les avec des pleurs et 
udes cris, en mémoire des homicides qu'ils ont com- 
te mis , et que les monuments de leurs victoires soient 
(( environnés de tombeaux. » 

Je m'aperçois, monsieur, quç si je voulais con- 
tinuer à parcoimr la liste des reproches adressés aux 
Chinois et répondre en forme sur chacun , je serais 



350 MELANGES DHISTOIRE 

entraîné trop loin de mon objet. «Taurai d'ailleurs , 
par la suite , en vous entretenant des lettrés et de leur 
influence , plus . d'une occasion de revenir sur ces 
questions; et j'espère que ^'ous ne m'interdirez pas 
des digressions qui tendront toujours au même but» 
celui de faire mieux connaître l'esprit de la nation 
chinoise , et de justifier , de plus en plus , l'attrait qqe 
m'offrent ses productions littéraires. 
Agréez, monsieur, etc. 



TROISIEME LETTRE. 

Monsieur, 

Parmi les causes qui nuisent chez nous aux pro- 
grès de la littérature des disciples de Gonfîicius, il 
en est une dont on ose à peine avouer l'existence, 
quoique son action soit très- réelle. Il est peu hono- 
rable d'avoir à compter pour quelque chose des cir- 
constances aussi frivoles; mais le nombre des per- 
sonnes dont le jugement n'est jsoumis qu'aux seules 
règles de la raison n'est peut-être pas assez considé- 
rable pour négliger tout à &it ces sortes d'impres- 
sions , qui n'ont rien de commun avec elle. Je ne 
puis me dispenser de vous indiquer celle-ci, quoique 
je dusse rougir de la combattre sérieusement. C'est , 
puisqu'il faut le dire, l'espèce de dé&veur qu*ttn 
usage bizarre et populaire a su attacher au nom 





nE LITTERATURE ORIENTALES. 351 

iple que j'ai entrepris de réhabiliter 

Nos voisins ne soupçonneraient pas 

'«îsse, vraiment digne des anciens 

et nos modèles, et qui nous 

mot , à Tarticulation d'une 

évenir pour ou contre 

*% acr dans notre imagi- 

>,iois ineffaçable. Les Aile- 
iraitent impunément dans leur 
unesische Literatar, des ckinese ira- 
. il me semble qu'il y a quelque risque en 
.d à parler de littérature chinoise , de tragédies 
.uioises, sans employer ime précaution oratoire. Ce 
mot de Chinois a quelque chose de si plaisant I Gom* 
ment ne pas être disposé à quelques impressions 
burlesques au sujet d'hommes qui s'appellent ainsi ? 
Cest vraiment bien pis que d'être Persan. B faut de 
la philosophie pour se persuader qu^un peuple de 
Chinois pourrait bien avoir de la raison et du sens 
coomiun. Il &ut du courage poiu* oser avouer qu'on 
étudie le chinois , l'histoire de la Chine , ou la littéra- 
ture chinoise. J'ai connu des hommes judicieux qui 
reculaient devant ce danger, et qui eussent trouvé 
mille <^armes dans les choses, s'il eût été possible de 
changer les noms. Par malheur la même tyrannie de 
Tasage qui a firappé ce nom de rk^icule s'oppose à ce 
qu'on lui en substitue un autre. Un auteur persuadé 
comme moi des risques auxquels on est exposé en 



350 MÉLANGES DHISTOIBE 

entraîné trop loin de mon objet. «Taurai d'ailleurs , 
par la suite , en vous entretenant des lettrés et de leur 
influence , plus . d une occasion de revenir sur ces 
questions ; et j'espère que ^^ous ne m'interdirez pas 
des digressions qui tendront toujours au même but» 
celui de faire mieux connaître l'esprit de la nation 
chinoise , et de justifier , de plus en plus , l'attrait que 
m'offrent ses productions littéraires. 
Agréez, monsieur, etc. 



TROISIÈME LETTRE. 

Monsieur, 

Parmi les causes qui nuisent chez nous aux pro- 
grès de la littérature des disciples de Gonfîicius, il 
en est une dont on ose à peine avouer l'existence, 
quoique son action soit très- réelle. Il est peu hono- 
rable d'avoir à compter pour quelque chose des cir- 
constances aussi frivoles; mais le nombre des per- 
sonnes dont le jugement n'est soumis qu'aux seules 
règles de la raison n'est peut-être pas assez considé- 
rable pour négliger tout à £aiit ces sortes d'impres- 
sions , qui n'ont rien de commun avec elle. Je ne 
puis me dispenser de vous indiquer celle-ci, quoique 
je dusse rougir de la combattre sérieusement. C'est, 
puisqu'il faut le dire, l'espèce de dé&veur qu'un 
usage bizarre et populaire a su attacher au nom 



ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 351 

même du peuple que j*ai entrepris de réhabiliter 
dans votre esprit. Nos voisins ne soupçonneraient pas 
cette extrême délicatesse, vraiment digne des anciens 
Athéniens , nos maîtres et nos modèles , et qui nous 
rend sensibles au son d'un mot , à l'articulation d une 
syllabe, au point de nous prévenir pour ou contre 
le fond des choses, et de laisser dans notre imagi- 
nation une trace quelquefois ineffaçable. Les Alle- 
mands et les Aurais traitent impunément dans leur 
langue de la chinesische Literatar, des ckinese tra- 
gédies; mais il me semble qu'il y a quelque risque en 
finançais à parler de littérature chinoise , de tragédies 
chinoises, sans employer ime précaution oratoire. Ce 
mot de Chinois a quelque chose de si plaisant I Gom* 
ment ne pas être disposé à quelques impressions 
burlesques au sujet d'hommes qui s'appellent ainsi ? 
C'est vraiment bien pis que d'être Persan. B faut de 
la philosophie pour se persuader qu un peuple de 
Chinois pourrait bien avoir de la raison et du sens 
commun. Il &ut du courage poiu* oser avouer qu'on 
étudie le chinois, l'histoire de la Chine, ou la littéra- 
ture chinoise. J'ai connu des hommes judicieux qui 
reculaient devant ce danger , et qui eussent trouvé 
mille <^armes dans les choses, s'il eût été possible de 
changer les noms. Par malheur la même tyrannie de 
l'usage qui a firappé ce nom de rk^icule s'oppose à ce 
qu'on lui en substitue un autre. Un auteur persuadé 
cooune moi des risques auxquels on est exposé en 



352 MELANGES D HISTOIRE 

employant le nom de Chine , a proposé , pour le rem- 
placer, celui de Caihai; mais j*ai peur que ce dernier 
ne soit jamais adopté, (quoiqu'il soit harmonieux et 
qu'il ait Tavantagé de rappeler le souvenir de la belle 
Angélique, parce qu*il n'est malheureusement das- 
sique que dans TArioste. 

Voyez quelle fatalité a poursuivi ces orgueilleux 
dominateurs de TÂsie orientale ! Ils se sont évertués à 
fabriquer pour eux et poiu* leur empire les noms les 
plus pompeux et les appellations les plus él^ntes. 
La vaste, étendue des terres qu ils habitent et tous les 
états qui en dépendent nont, suivant eux, d'autres 
bornes que le ciel , et ils les appellent par conséquent 
le monde f ou ce qui est sous le ciel , comptant à peine 
pour quelque chose ces contrées qui n'ont pas rhon- 
neur de faire partie de l'empire chinois , et qui ne 
sont habitées que par des barbares, comme la Tar- 
tane , l'Lide , la Perse et l'Europe. Aussi fiers et non 
moins éclaii^és que les habitants de Delphes et de 
Jérusalem, ils ont déclaré que le centre du monde 
était chez eux , ce qu'assurément on ne sera pas tenté 
de leur contester; et, par suite de cette idée , ils ont 
nommé leiu* empire Royaume du milieu ^ ou, plus poé- 
tiquement encore, Fleur du milieu. Non contents de 
retenir pour eux les noms de leurs dynasties les plus 
célèbres, et de rappeler, par les appellations de Han 
et de Thang , les époques où les exploits de leurs géné- 
raux leur avaient soumis autant et plus de royaumes 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 353 

• 

que n'en possédèrent Alexandre et les Romains, ils 
adoptent tour à tour les titres magnifiques imaginés 
par les diverses familles impériales, tels qae splen- 
deur, lumière, pureté; et, de tous ces noms que leur 
empire a reçus ou reçoit encore aujourd'hui , il faut 
que les Portugais aillent choisir le moins usité , celui 
que les nationaux connaissent à peine, qui n'a été re- 
tenu que par leurs voisins; il faut que ce nom s'altère 
dans toute l'Europe , prenne chez nous une prononcia- 
tion grotesque, et devienne, pour le bas peuple, une 
sorte d'injure comique. Si les habitants du Royaume 
du milieu savaient que nous les nommons Chinois , 
ils seraient sans doute bien humiliés, et bien confus ; 
peut-être Us s'^n vengeraient en créant pour nous , à 
leur tour, quelque dénomination burlesque, comme 
celle de Têtes rouges qu'ils appliquent aux Anglais et 
aux Hollandais. Belle matière à raillerie pour les 
mauvais plaisants des deux nations ! Risu inepto nihil 
ineptius. 

Je sais qu'on pourra dire que le ridicule dont je parle 
n'est pas venu du mot à la chose , mais au contraire 
de la chose au mot, et que le nom de Chinois serait 
resté indifférent s'il n'était pas devenu le synonyme du 
nom qu'on donne à ces petites figures qui faisaient, 
il y a cinquante ans, l'ornement de toutes les che- 
minées. Quelle idée , en effet , réveille-t-il dans Tesprit, 
si ce n'est celle d'hommes épais et trapus, camards 
et joufflus, embarrassés dans des vêtements de formes 

23 



354 MÉLANGES D'HISTOIRE 

• 

bizarres; d^hommes, en un mot, .qui.difGciiemçDt 
pourraient sentir et penser comme. nQU3,ob$erver et 
réfléchir aussi bien que nous, puii3qui}$,QDt une fi- 
gure si di£Gérente jde la nôtre? A dire vraût. cette ma- 
nière de. juger vaut bien Vautre; et^peu importa quç 
ce soit le nom quon leur a donné, ou la phy^ioaomie 
qu'on Leur. prête, qui prévienne les Européepsccontre 
les peuples de l'Asie orientale.. J'ose croire que tout 
bommfi sensé prendra garde à ne p9s,réglQr son jugcj 
ment sur l'air d'un. magot et les. peinture;» d'un. pa- 
ravents La forme des yeux, la saillie des JQues, Tan^e 
facial et même la longueur des oreilles ne sont pffs 
des ^nes assez certains de la .tournure d^esprit ou. du 
degré^ d'intelligence de ceux qui ont le malheur^de 
ne pas.ofifrir les traits caractéristiques de Ja race çau^ 
casienne. La tête de Socrate, jet celles, de quelqg$îs 
autres hommes célèbres , formeraient sevdes^ contre 
ce système, le sujet d'une grande et imposante, pro- 
testation. 

.. Toutefois, malheur au .conquérant tartare qui, 
par l'effet d'une. politique pusillanime, a vouiu.m&ttre 
les physionomies chinoises dans tout leur jour ! H 
craignit que le petit nombre des vainqueurs ne fut 
trop facilement remarqué dans la foule des vaincus , 
et que ceux-ci n'eussent à rougir de s'être soumis à une 
poignée d'hommes qu'ils auraient pu facilement écra- 
ser en se pressant autour d'eux. Pour obvier au danger 
de cette réflexion , il régla que ses Tartares s'habille- 



ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 355 

raient comme les Chinois, et que ceux-ci raseraient 
leurs têtes comme les Tartares. Quand Pierre I" exigea 
de ses sujets le sacrifice de leurs amples robes et de 
leurs longues barbes, il voulut effacer un des traits 
qui rapprochaient les Russes des Orientaux en les 
éloignant des Européens. S'il eut de la peine à être 
obéi, on pense bien que les Mandchous ne le furent 
non plus qu'à la dernière extrémité. Plusieurs Chinois 
moururent martyrs de leur attachement à leurs che- 
veliu*es; mais le gros de la nation céda; et voilà com- 
ment la coiffure pittoresque des anciens Chinois et 
leurs longues tresses noires, élégamment relevées par 
des aigumcs dor , ont fait place à ces têtes rases, sur- 
montées d'une touffe de cheveux ; à ces moustaches 
efiiiées , à cet ensemble de physionomie que rendent 
si naïvement les figures de porcelaine et les dessins 
des éventails, et qu'on n'a que trop présentes à la 
mémoire quand on discute les progrès des Chinois dans 
les arts, leurs opinions philosophiques et les institu- 
tions de leur gouvernement. 

Puisque j'ai commencé à vous entretenir de sujets 
d'une telle importance (car on doit même, avec les 
gens raisonnables, faire grande attention aux choses 
qui ne le sont pas), permettez-moi de vous signaler 
encore un des écueils contre lesquels peuvent venir 
échouer les efforts qu'on fait à présent pour répandre 
en Europe le goût de la littérature chinoise. Il s'agit 
des mots et surtout des noms propres, qu'on ne peut; 

23. 



356 MÉLANGES D'HISTOIRE 

pas toujours éviter en écrivant en français sur des 
sujets chinois. Je sais qu iiy a beaucoup d'auteurs ap- 
pliqués à rétude des langues de TAsie , qui ne craignent 
pas d'admettre dans leurs ouvrages un bon nombre 
de ces mots exotiques, dont l'orthographe hétéroclite 
et la prononciation bizarre effarouchent le commun 
des lecteurs. On dit même qu'il y en a qui recherchent 
ces sortes de mots, et qui se plaisent à les transcrire 
avec une docte affectation, en vue de l'effet qu'ils 
produisent. Je ne sais si l'on réussit par ce moyen à 
se faire admirer, mais je doute qu'on parvienne à se 
faire lire. Un petit nombre de termes arabes ont trouvé 
grâce en Occident, tels cfue sultan , calife, cadi, grâce 
aux Mille et une Nuits, et à leur traducteur Galland, 
le seul qui ait su populariser les récits qu'il emprun- 
tait aux Asiatiques. Chez tous les autres, sans excep- 
tion , les mots orientaux avec leurs h et leursffe multi- 
plies, ne sont bons qu'à faire reculer d'effroi. D y 
aurait de la puérilité à les éviter dans une matière sé- 
rieuse; mais il y a quelque chose de pis, c'est de les 
accumuler dans un sujet littéraire; car, à égale har- 
monie, on supporte plus difficilement les noms orien- 
laiïx que ceux qui viennent d'Allemagne, d'Ecosse ou 
(in pays de Galles. 3e ne puis expliquer autrement 
l :rijuste oubli où l'on a laissé le joli roman de Hao 
Uuiéou tchouan, ou V Histoire da couple bien assorti. îl 
cr.Me ici un autre roman chinois plus piquant encore 
^ue celui-là : c'est un tableau de mœurs que je ne 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 357 

saurais mieux comparer qu'à ceux où M"* Biu'ney et 
Waiter Scott ont cherché à peindre , dans les scènes 
de la vie moyenne, l'esprit et les habitudes de leurs 
compatriotes. J*ai traduit ce roman, mais je ne puis 
me résoudre à le publier. Quelque intérêt qu'il puisse 
offrir, me conseilleriez-vous de faire paraître un livre 
dont le titre serait la kiao li, et dont les deux hé- 
roïnes s'appelleraient Hoang in et Loa meng li? Je 
craindrais que de pareils noms n'effrayassent d'abord 
les lecteurs des récits du Maître d'école de Gandei*- 
cleugs, Jédédiah Cleishbotham , et du capitaine Cuth- 
bert Cluterbuck de Kennaquhair. 

Je dois avouer que les noms chinois ont quelque 
chose de particulier qui les rend difficiles à prononcer 
et à retenir. La langue est , en général , chuchotante et 
nasillarde; elle abonde en hiatus et en consonnances « 
qui sont pour nous de véritables cacophonies. On en 
a comparé les sons au tintement d'une clochette, 
et cette compai'aison rend assez bien l'effet des mots 
tels que ping, ting, king, tchéoa, tchao, chao, tsiao , 
piao, miao, etc. D'ailleurs, comme si la langue chi- 
noise n'avait pas assez de sa propre bizarrerie, les 
faiseurs de relations ont emprunté au patois des fac- 
teurs et des subrécargues de Canton une foule de 
mots qu'un usage vieux a fait admettre en Europe, 
où ils passent pour chinois. Il leur a plu d'appeler 
mandarins les magistrats de cet empire; bonzes, les 
religieux; jofi^tt^5, les barques et les vaisseaux; tael, 



358 MELANGES D'HISTOIRE 

i unité monétaire , ou l'once d'argent, etc. De tous ces 
mots inconnus aux Chinois, il est résulté une sorte 
de vocabulaire intermédiaire , qui a l'avantage de 
n'appartenir à aucune langue , et d'accroître ce fonds 
d'expressions insolites et de termes mal sonnants, 
qui sont devenus comme inévitables en parlant de la 
Chine. 

Toutes les petites remarques que je viens de faire, 
et que vous pourriez croire être autant de futilités , 
si vous ignoriez de quelle importance sont parfois 
les bagatelles, font voir de quelles difficultés incon- 
nues aux heureux interprètes d'Homère et de Virgile 
aurait à se garantir celui qui voudrait faire goûter 
en Europe les écrits deConfucius ou de Meng-Tseu, 
les drames de la dynastie dés Mongols , ou les ro- 
mans historiques de Tchin chi. Que de soins et de 
précautions pour suppléer à cet intérêt classique qui 
s'attache à tout ce que nous tenons des Grecs et des 
Romains, et qui manque à tout ce qu'ils n'ont ni 
connu ni décrit! Peut<)n douter, par exemple, que, 
si les anciens avaient recueilli sur les Chinois des no- 
tions plus étendues et plus précises , ils n'eussent mis 
à les présenter cet art indéfinissable qui nous fait 
trouver tant d'agrément aux fables mêmes qu'ils nous 
ont transmises? Supposons un instant qu'Hérodote , 
poussant un peu plus loin les renseignements qu'il 
donne sut les contrées orientales , eût entendu parier 
des Chinois, de leurs coutumes pleines de sagesse, 



ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 359 

de leurs lois et des productions de leur empire; sans 
doute il eût, dans son style brillant et animé, appelé 
lattention de ses compatriotes sur ce peuple de l'ex- 
trémité du monde, en revêtant les faits de ces formes 
antiques qui donnent un si grand charme à ses récits, 
et surtout en substituant, comme l'ont toujours fait 
les Grecs , les expressions et les idées qui leur étaient 
plus familières à celles des barbares. 

Permettez-moi de poursuivre ma pensée et de la 
rendre plus sensible , en supposant un passage du père 
de rhistoiïe , et cela , pour moins de témérité , dans ia 
vérsioii de M. Larcher. Voici à peu près comment je 
crois qu*il se fut peut-être exprimé : « Les Hypéréens , 
((OU peuples de Textrémité orientale de la terre, ha- 
((bitent au delà des Issédons et des Argipéens : leur 
((pays est Vaste et étendu; on assure qu*il touche à 
((Celui des Éthiopiens d'Asie ; ils sont les plus sages 
«des hônimes, et parlent une langue différente de 
«celle dés Scythes. Leurs rois se disent descendus 
(('d'un fils de Jtipiter , et c est poiu* cela qu'ils portent 
« tôiis le norii'de Diogène. Ils commandent à plusieurs 
« rois trèîS-puisiSants. Ces peuples: croient qu'Apollon et 
«Triptoième ont autrefois régné chez eux; que le pre- 
«tnîer leur a enseigné la science des astres; et le se- 
« cond, l'art de cultiver les champs et dé leur faire 3)or- 
(( tôf d^dbondantes moissons. Ils montrent encore leurà 
(('tombeaux, et, chaque année, ils leur offrent des sa- 
«crifices en mémoire des bienfaits qu'ils en ont reçus. 



360 MELANGES D'HISTOIRE 

«lis «léiisent pas leurs magistrats par le sort; mais, 
«quand ils veulent en choisir quelques-uns, les vieil- 
^ « lards s'assemblent et appellent devant eux ceux qui 
« prétendent aux emplois. Ils leur adressent plusieurs 
« questions sur les lois et les coutumes des anciens , 
« sur les rè^es de la justice et les honnem's qu'on doit 
«rendre aux immortels. Celui qui satisfait le mieux 
« à ces questions , au jugement des vieillards, obtient 
« la préférence. C'est de cette manière que les Hypé- 
« réens choisissent leurs magistrats. H y a dans leur 
« pays des arbres qui portent des touffes de lys d'une 
«blancheur éclatante, et une espèce de mûrier qui 
« produit une laine très-fine et de couleur d*or ; les ha- 
« bitants la recueillent pour la filer , et ils en font des 
«étoffes, qu'ils peignent des plus riches couleurs. 
« Voilà de quoi ils composent leurs vêtements , etc. » 
n ne serait pas difficile d'étendre et d'embellir ce 
tableau : qu'on juge avec quelle avide curiosité tous 
les traits en seraient recueillis , discutés et comparés 
avec ce que les voyageurs nous apprendraient au su- 
jet des Hypéréens; mais substituez aux dénomina- 
tions classiques les noms de Chine et de Chinois; réta- 
blissez Chin noang et Yao à la place de Triplolème et 
d'Apollon , et Thian tseu ou le fils du ciel au lieu de Dio- 
gène, qui en est l'équivalent, tout charme est détruit, 
toute illusion cesse, les magots reparaissent dans toute 
leur laideur, et les préventions des lecteurs dans toute 
leur injustice; tant est grande l'influence des noms» la 



ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 361 

puissance des idées accessoires et la tyrannie des 
souvenirs. 

Agréez, monsieur, etc. 



QUATRIEME LETTRE. 

Monsieur , 
Il y a quelques années que les officiers d'une am- 
bassade eiu'opéenne , de retour de la Chine , où ils 
n'avaient pas eu trop sujet de se louer du succès de 
leurs opérations, s avisèrent d'offrir aux lecteurs de 
gazette la description d'un repas qui leur avait été 
donné, disaient-ils, par les mandarins de je ne sais 
quelle ville frontière. Jamais gens , à les entendre , 
n'avaient été mieux régalés ; la qualité des mets , le 
nombre des services , la comédie dans l'intervalle , 
tout était soigneusement décrit et formait un assez 
bel exemple. Ceux qui, comme vous, monsieur, lisent 
les vieux livres, se souvenaient bien d'avoir vu ce 
festin-là quelque part; plus de cent ans avant les offi- 
ciers dont nous parlons, certains missionnaires jésuites 
avaient eu précisément le même repas, composé des 
mêmes sortes de mets , et servis de la même manière. 
Mais il y a beaucoup de gens pour qui tout est nou- 
veau; et quoiqu'il soit certain 

Qu*un dîner réchauffé ne valut jamais rien , 
celui-là , du moins , fut trouvé fort bon ; et le pu- 



362 MELANGES D'HISTOIRE 

blic , toujours avide de particularités de mœurs , et 
même de détails de cuisine, ne s'embarrassa pas de 
savoir quels avaient été les véritables dîneurs. Il prit 
plaisir aux singularités du service chinois, ainsi qu'à 
la gravité avec laquelle les convives exécutent , en 
mangeant le riz , des manœuvres et des évolutions qui 
feraient honneur au régiment d'infanterie le mieux 
instruit. 

Comme je ne voudrais pas qu'on pût dire des dé- 
tails que je vais vous donner sur les visités chinoises, 
comme du dîner dont je viens de parler, je m'em- 
presse de vous déclarer, monsieur, qu'ils sont em- 
pruntés d'un manuscrit de la Bibliothèque du roi ; et 
je suis d'autant plus disposé à faire hautement cet aveu, 
qu'une copie de ce même manuscrit a déjà fourni à 
un savant étranger la matière d'un petit iivi*e qui a 
beaucoup ajouté à sa grande réputation, c'est- à-difé 
qu'il l'a copié ; comme cela ^e pratique , en oubliant 
de le citer. La littérature asiatique est plus sujette que 
les autres à ces petits larcins innocenta; maisi quanll 
un livre utile est composé, qu'importe soùs quel nom 
,bri lé donne au public? Ces sortes d'emprunts se font 
à des morts par des hommes pleins de vie-, ainsi, ils 
ne coûtent rien à personne, et font toujours plaisir à 
qfaeiqu'un: 

On parle souvent de la dvilité chinoise, des for- 
malités qu'on impose à chaque instant, et des formules 
qu'elle prescrit dans les moindres occasions. On a dit, 



ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 363 

et la chose est vraie jusqu'à un certain point, quil 
y avait une langue qui lui était consacrée , et qu'une 
conversation entre hommes qui ne sont pas liés d'a- 
mitié, n'était qu'un dialogue convenu, dont chacun 
répétait par cœur sa partie ; mais les échantillons de 
ce style de politesse, qu'on a insérés dans quelques 
relations , sont peu exacts ou mal expliqués. Ce que 
Fourmont en a donné, d'après le P. Varo , est rempli 
d'erreurs. Quoiqu'on sache bien, en général, ce que 
sont ces façons de parler exagérées , qui , chez les vieux 
peuples, semblent le produit d'un long usage de la 
vie sociale, il est encore curieux de voir, dans les 
détails, jusqu'où peuvent conduire ces raffinements 
d'urbanité, par lesquels chacun cherche à faire briller 
son savoir-vivre. Pour juger les Chinois sous ce rap- 
port, il faut que les expressions dont ils font usage 
soient traduites littéralement, et c'est ce qui n'a pas 
encore été tenté. 11 poiu'ra donc être agréable à ceux 
qui aiment à comparer le génie des peuples, d'avoir 
l'interprétation exacte d'une conversation chinoise. Je 
crois utile de parler auparavant de quelques principes 
généraux sur les visites. Une matière de cette impor- 
tance mérite bien d'être traitée méthodiquement. 

On se fait celer à la Chine comme en Europe, 
monsieur, c'est-à-dire qu'on se dérobé à la foule des 
visiteurs en leur envoyant dire qu'on n'est pas chez 
soi, sans se soucier de le leur faire croire. On ne craint 
pas même de se dire indisposé, accablé de travail , 



36(1 MELANGES D'HISTOIRE 

hors d'état de recevoir; les domestiques sont chargés, 
dans ce cas, de prendre les bUlets de visite qu'on ap- 
porte et de demander les adresses, pour que leur 
maître puisse , dans l'espace de quelques jours, rendre 
les visites qu il n a pas reçues. Dans un roman que 
nous avons sous les yeux, trois lettrés sont ensemble 
à se divertir en buvant du vin chaud et en compo- 
sant des vers : on annonce im vieux mandarin intri- 
gant, et dun commerce ennuyeux et désagréable. 
«Imbécile, dit le maître à son domestique, pour- 
<( quoi ne lui avez-vous pas dit que je n'y étais pas? 
« — Monsieur, répond le don^estique, je le lui ai 
((assiu*é; mais il a vu les chaises de ces deux mes- 
« sieurs devant la porte , et il a connu par là que vous 
« étiez ici. » Le maître se lève , prend son bonnet de 
cérémonie , court avec im empressement forcé au- 
devant de cet hôte importun , et le comble de poli- 
tesses affectueuses , sur lesquelles les deux autres let- 
trés, qui le détestent, enchérissent encore. On croirait 
à peine que la. scène, qui est peinte assez naïvement, 
se passe à i34 degrés du méridien de Paris. 

Celui qui veut rendre une visite doit, quelques 
heures auparavant, envoyer par son domestiqué un 
billet à la personne qu'il a dessein de voir , tant pour 
s 'infonner si elle est chez elle , que pour l'inviter à ne 
pas sortir, si elle a le loisir d'accepter la visite. C'est 
une marque de déférence et de respect pour ceux que 
l'on veut aller voir chez eux. Le billet est une feuille 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 365 

de papier rouge , plus ou moins grande suivant le rang 
et la dignité des personnes , et le degré de respect 
qu'on désire leur témoigner. Ce papier est aussi plié 
en plus ou moins de doubles, et Ton n écrit que quel- 
ques mots sur la seconde page , par exemple : « Votre 
« disciple , ou votre frère cadet, un tel, est venu pour 
«baisser la tête jusqu'à terre, et vous ofifrir ses res- 
« pects. » Cette phrase est écrite en gros caractères 
quand on veut mêler à l'expression de sa poîitesse un 
certain air de grandeur; mais les caractères diminuent 
et deviennent petits à proportion de l'intérêt qu'on 
peut avoir à se montrer véritablement humble et 
respectueux. 

Ce billet étant remis au portier, si le maître accepte 
la visite , il répondra verbalement : « Il me fait plaisir, 
«je le prie de venir. » S'il est occupé, ou s'il a quel- 
que raison pour ne pas recevoir la visite , la réponse 
est : « Je lui suis fort obligé , je le remercie de la peine 
« qu'il veut prendre. » Mais si , par hasard , le visiteur 
est un supérieur , alors on ne manque pas de dire : 
«Monseigneur me fait un honneur que je n'eusse pas 
« osé espérer. » A la Chine, on n'a pas coutume de re- 
fuser ces sortes de visites. 

Si on n'a pas reçu de billet qui annonce la visite , 
ce qui ne peut avoir lieu qu'à l'égard des inférieurs , 
ou des gens du commun , ou dans le cas d'affaires 
pressées , on peut prier le visiteur d'attendre , en lui 
rendant compte de l'occupation qui vous retient un 



366 MÉLANGES D'HISTOIRE 

moment. Par exemple , le domestique qui reçoit 
l'étranger , lui dira : « Monsieur vous prie de vous 
«asseoir un moment, il achève de se peigner et de 
«faire sa toilette. » Mais si l'on a été prévenu par bil- 
let, on doit prendre de beaux habits , et se tenir prêt 
à recevoir son hôte à la porte de la maison, ou à la 
descente de sa chaise , et lui dire d'abord : a Je vous 
u prie d'entrer. » On a soin d'ouvrir les deux battants 
de la porte du milieu. Car il y aurait de l'impolitesse 
à laisser entrer ou sortir par les portes latérales. Les 
grands se font porter dans leurs chaises , ou entrent 
à cheval jusqu'au pied de l'escalier qui conduit à la 
salle des hôtes. Le maître de la maison les reçoit en 
se mettant à leur droite» puis il passe à leur gauche 
en leur disant : « Je vous prie d'aller devant , » et il 
les accompagne en se tenant un peu en arrière. 

Dans la salle des hôtes , des sièges doivent être 
préparés et rangés sur deux lignes parallèles, l'un 
devant l'autre. En y entrant, on commence, dès le 
bas de la salle, à faire la révérence, c'est-à-dire qu'on 
s'incline à côté de son hôte , et un pas en arrière , 
jusqu'à ce que les mains, qu'on tient l'une dans 
l'autre , touchent à terre. Dans les provinces du midi 
de la Chine, le côté du sud est le plus honorable : c'est 
le contraire dans celles du nord. On pense bien qu'il 
faut, suivant la province, céder le côté le plus hono- 
rable à son hôte : celui-ci, par une ingénieuse cour- 
toisie, peut, en deux mots, changer l'état des choses. 



ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 367 

et dire , si on l'a placé du côté du midi : « Pe li, c'est 
(( ici. la cérémonie du pays du nord ; » ce qui signifie : 
Xespère qu'en me mettant au midi vous m'assignez la 
place la moins distinguée; mais le maître de la maison 
s'empressera de rétablir la situation convenable en 
disant : uNan ii, point du tout, seigneur, c'est la cé- 
«.rémonie du midi, et vous êtes à la place où vous 
a devez être.» 

- Souvent le visiteur afiecte de prendre le côté le 
moins honorable; alors le maître de la maison s'excuse 
en disant : uJe n'oserais | »et passant devant son hôte 
en le regardant toujours, et ayant bien soin de ne pas 
lui. tourner le dos, il va se mettre à la place conve- 
nable, et un peu en arrière; c'est alors que tous deux 
font, en même temps, la révérence. Si plusieurs per- 
sonnes font une visite ensemble , ou si le maître a 
quelque parent qui demeure avec lui, on répète la 
révérence autant de fois qu'il y a de personnes à sa- 
luer. Ce manège dure alors. assez longtemps; et tant 
qu'il dure, on ne se dit autre chose que pbu kan , pou 
kan, je n'oserais* . 

Une politesse que. l'on doit aux grands , et qui ne 
déplaît pas aux personnes d'une condition moyenne, 
quand on en use avec elles, c'est de couvrir les 
chaises de petits tapis faits exprès. Alors on se fait 
réciproquement de nouvelles façons. On refuse de 
prendre le premier fauteuil, pendant que le maître 
insiste pour qu'on l'accepte. Celui-ci teint de l'essuyer 



368 MELANGES DHISTOIRE 

avec le pan de sa robe , et Tétranger fait le même hon- 
neur au fauteuil qui doit être occupé par le maître. 
Enfin , on fait la révérence à la chaise avant de s'as- 
seoir, et l'on ne prend sa place qu'après avoir épuisé 
toutes les ressources de la civilité et de la bonne 
éducation. 

 peine est-on assis, que les domestiques apportent 
le thé; les tasses de porcelaine sont rangées sur un 
plateau de bois verni. Chez les gens riches on ne se 
sert pas de théyère , mais la quantité de thé nécessaire 
est mise au fond de la tasse , et l'eau 1^ ouillante versée 
par-dessus. L'infusion est très-parfumée , mais on la 
prend sans sucre. Le maître de la maison s'approche 
des plus considérables de ses hôtes, et leur dit en tou- 
chant le plateau: a Tsing tchha, je vous invite à pren- 
«dre du thé.» Mors tout le monde s'avance pour 
prendre chacun sa tasse. Le maître en prend une avec 
les deux mains , et la présente au premier de la com- 
pagnie , qui la reçoit de même avec les deux mains. 
Les autres affectent de ne prendre les tasses, et de ne 
boire qu'ensemble, quoiqu'on s'invite par signes, les 
uns les autres , à commencer. Quand tout le monde 
est servi de cette manière, celui ou ceux qui sont 
venus en visite , tenant leur tasse avec les deux mains, 
et demeurant assis , se courbent en la portant jusqu'à 
terre. Il faut bien prendre garde alors de ne pas ré- 
pandre la moindre goutte de thé : cela serait fort 
incivil; et, pour empêcher que. cela n'arrive, on a 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 369 

aoin de ne remplir les tasses qu*à moitié. La manière 
la plus honnête de servir le thé est de joindre à la 
tasse un petit morceau de confiture sèche et une pe- 
tite cuiller» qui n est qu'à cet usage. Les invités boivent 
le thé à plusieurs reprises, et fort lentement, quoique 
tous ensemble , pour être prêts à reposer la tasse sur 
le plateau tous à la fois. Quelque chaude qu*eUe soit, 
on doit plutôt souffrir de se brûler les doigts que de 
faire ou de dire rien qui puisse troubler la bienséance 
et f ordre des civilités. Dans les grandes chaleurs , le 
maître prend son éventail après que le thé est bu; et, 
le tenant. avec les deux mains, il fait une inclination 
à.la comjpagnie, en disant : « Thsing chen,je vous in- 
u vite à vous servir de vos éventails. » Chacun alors 
prend son éventail, et s en sert avec beaucoup de mo- 
destie et de gravité. U serait impoli de ne pas en avoir 
avec soi , parce qu'on serait cause qu aucmi ne voudrait 
en faire -usagQ.. 

La conversation doit toujours commencer par des 
choses indifférentes,, ou même insignifiantes; et ce 
n'est pas là, sans doute, la condition du cérémonial 
la plus difficile à remplir. Communément les Chinois 
sont deux heures, à dire des riens; et, vers la fin de 
la) visite, ils exposent, en trois mots, l'affaire qui les 
amène. On ne doit parler ni trop vite , ni trop haut , 
et surtout on ne doit faire aucun geste. Le visiteur se 
lève le premier , et dit quelquefois : « U y a longtemps 
« que ije vous ennuie* )> De tous les compliments que 

24 



370 liÉLANGES D'HISTOIRE 

• 

se font les Chinois, cehii4à, sans doute, est celui qui 
approcke le plus souvent de la yérité. 

Avant de sortir de la salle, on fait une révérenee 
de la même manière qu'en arrivmt. Le maître recon* 
duit sop bote en se tenant à sa gauche, et «m peu en 
arrière, et le suit jusqu'à sa chais«, ou à son cheval. 
Avant de monter, rétrang^ sup(^ le msy^re de le 
laisser, et de ne pas assister à une action qui n'est 
pas asse» respectueuse ; mais f autre se contente de se 
retourner à demi , comme pour ne pas le voir. Quand 
Tétrangeir est remonté à cheval , ou que les porteurs 
OAt aodievé les bâtons de sa chaise, il dit adieu 
( tksing Ka») , et on lui rend cette courtoisie , qui est 
la dernière de toutes. 

Tel est ïc»rdre invariable usité dans ks visites entrf 
gens dune . condition presque égtàt. C^ sent bien 
qu'il doit se modifier suivant une fqule de eircon»» 
tances particulières, telles que le rang, les emqplois, 
l'âge, Tillustration personnelle, eto. Op pouirait ûdre 
un volume de tout cela, et l'on pense bien que les 
Chinois n'y ont pas manqué. Au reste , il doit êtrs 
idns aisé d'être poli à h Chine qu'ailleurs , précisée 
ment parce que la politesse j est mieux détemiitbée, 
cpie le^ règles en sont phis constantes,, et que chacun 
$ait toi^onrs , dans ime position donnée ,. ce qu'il doôt 
faire et dire. C'est une grande gêne, saoïa doute binais 
cette gêne a bien sa compio4ité. Quant à la couver^ 
sation , eUe p'a pa&, il e«t vrai , l'agrément et la liberté 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 371 

dt celle de France ; mais il n*est pas sûr qu'eUe vaifle 
beaucœip moins. Pour en donner une idée, nous 
serions obligés de supposer un cas particulier auquel 
nous ^apporterions les formes les plus usitées du dia- 
logue entre personnes qui discourent familièrement 
ensemble. On observerait alors que la familiarité des 
Chinois n* est jamais au degré de celle que nous voyons 
chez nous , et qu'on n'en trouve pas dans le sens où 
nous l'entendons , entre les amis , ni même entre les 
proches parents , si ce n'est dans le commerce le plus 
intime. 

Les Chinois sont toujours graves et compassés , 
même en famille; mais ils ne s'aperçoivent pas de 
l'esclavage que le cérémonial leur impose dès l'en- 
fance; la force de l'habitude est grande; et, depuis 
quatre mille ans , les Chinois n'ont pas encore senti le 
besoin de créer, dans leur langue , un mot qui signifie 
liberté. 

Débarrassé, par ce que je viens de vous dire, de 
quelques scrupules qui m'arrêtaient en vous parlant 
des Chinois, j'aurai maintenant, monsieur, à vous 
entretenir de choses moins indignes de votre attention. 
L'objet de ma première lettre sera vraisemblablement 
de disculper les Chinois sur deux points qui pourraient 
être, dans notre temps, la matière de reproches bien 
graves, leur respect pour l'antiquité et leur haine 
pour l'innovation; matière délicate, où l'avocat doit 
craindre d'être enveloppé avec ses clients dans une 



372 MÉLANGES D'HISTOIRE 

commune censm*e. Je braverai ce danger pour ne pas 
manquer à rengagement que j'ai pris avec vous ^ 
Agréez, monsieur, etc. 

* Chacun regrettera vivement avec nous que l*auteur ait été surpris 
par la mort avant d'avoir achevé de rempKr cet engagement. — F. Lw 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 373 



ANALYSE 

DE L'HISTOIRE DES MONGOLS 

DE SANANG SETSEN. 

Le haut intérêt qui s'attache aux événements dont 
Tchingkis-khakan et ses successeurs ont été les héros,' 
dont le xin* siècle est 1 époque, et auxquels l'Asie 
presque entière et une partie de l'Europe ont servi 
de théâtre , fait rechercher avec empressement toutes 
les traditions qui se rapportent à la nation mongole 
et qui peuvent éclairer son origine. On a jusqu'ici 
puisé principalement à trois sources pour remplir 
cette grande lacune que l'absence des chroniques tar- 
tares laissait dans les annsdes du moyen âge. Les voya- 
geurs que la politique des princes chrétiens envoya 
dans le fond de l'Orient à cette époque, rédigèrent 
des relations qui ont été longtemps les seuls matériaux 
qu'on pût consulter, et d'après lesquels plusieurs éru- 
dits tentèrent d'esquisser l'histoire des révolutions de 
la haute Asie. Les écrivains musulmans, consultés plus 
tard, ont fourni, en ces derniers temps, des rensei- 
gnements authentiques, et tellement nombreux, qu'on 
a pu les rédiger pour en former comme un corps 
d'histoire. Enfin les auteurs chinois, vivant dans un 
pays plus rapproché du centre primitif des émigra- 



374 MELANGES D'HISTOIRE 

tions mongoles , et riches de traditions sur les temps 
voisins des grandes invasions tartares , peuvent servir 
h étendre, à compléter, à rectifier les deux autres 
classes de documents. C'est ainsi qu'André Miiller et 
Mosheim Ont rassemblé leâ faits épats dans les ré- 
cits d'Hay thon , de Rubruquis et de Marc-Pol; que le 
même MùUer, Pétis de la Croix, Messerschmidt, et 
tout récemment M. Mouradja d'Ohsson et un savant 
académicien français, ont mis à profit les écrits 
d'Aboutghazi, d'Ebn^athii, d'Ata-mélik et de Ra^ 
schid-eddin, et qu'enfin Gaubil, VisdeloU) Mailla, 
Deguignes et d'autres auteurs actuellement vivants 
oût dépouillé les gratides annales de la Chine, le 
Thoung kian kang mou, et certains ouvrages spé^ 
cââux^ pour débrouiller les souvenirs confiis qui se 
rapportent à l'origine de la grandeur mongole* 

Ainsi, jusqu'à présent, on avait été contraint de 
diiercher les annales des Tartares dans des compila^ 
tions étrangères. Le genre de documents le plus né- 
cessaire pour bien approfondir l'histoire d'un peuple 
manquait à l'égard des Mongols , puisqu'on ne possé- 
dait en Europe aucune composition appartenant à un 
auteur national; on avait même quelque raison de 
penser qu'il n'en existait aucune. Les Mongols avaient 
commencé asses tard à écrire des chroniques dans 
leur langue maternelle ; tous les livres de ce genre qui 
existaient à la Chine et dans la Perse doivent avoir 
péri dans ces contrées lorsque les dynasties tartares 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 575 

y ont été éteintes. Depuis que les Mongols sont i^D- 
tréâ dans les déserts d'où Tchingkis-khakan et ses s\jêc^ 
oesseurs les avaient fait sortir, ils ont repris des habi* 
tudes nomades qui sont peu favorables à la culture 
des lettres. On supposait pourtant que, dans les mo^ 
nastères du Tibet et de la Tartari^, où de riches bi- 
bliothèques ont quelquefois été rassemblées , quelque 
d^ronique mongole pouvait avoir été conservée; mais 
U y avait peu d'apparence que 1 Europe savante put 
être mise en jouissance de ces débris précieux. On 
accueillit donc avec beaucoup d'intérêt, en 18^0, la 
nouvelle, annoncée par M. Schmidt, qu'il possédait 
un exemplaire de l'histoire des princes mongols , écrite 
en mongol par Sanang Setsen. On eut lieu d'espérer 
qu'un auteur, mieux instruit que ne le pouvait être un 
étranger des antiquités de sa nation , allait éclaîrcir 
tout ce qu'elles présentaient encore d'obscur dans les 
écrits des Musulmans et des Chinois» et remplir les 
lacunes que ceux-ci avaient laissées dans le récit des 
faits , depuis que les Tar tares avaient été livrés à eux^ 
mêmes dans le centre de l'Asie; aussi la publication 
de cette histoire, promise par le traducteur, était-elle 
attendue avec beaucoup d'impatience. Je me propose 
de faire voir, dans l'analyse suivante, jusqu'à quel 
point le volume de M. Schmidt répond à l'attente 
qu'on en avait conçue. 

L'auteur lui-même a considérablement varié dans 
l'appréciation du livre qu'il avait entrepris de traduire. 



376 MELANGES D'HISTOIRE 

B lavait d*abord cru fort supérieur aux annales chi- 
noises, qui, disait-il, étaient extrêmement incertaines 
en toutjlce qui ne concerne pas la Chine elle-même K 
Il avoue maintenant qu on se tromperait beaucoup; 
si Ton s'attendait à trouver dans cette histoire un livre 
qui contint tous les secours, qui rendît superflus les 
ouvrages des historiens chinois et musulmans sur les 
Mongols; et il prévient qu'on ne doit pas se scanda- 
liser de voir 'qu'une multitude de faits appartenant à 
l'histoire des Mongols , ou ayant avec elle une étroite 
liaison , sont, chez son auteur, ou complètement omis, 
ou exposés d'une manière erronée ^. Je ne cite pas ces 
deux jugements opposés pour en relever la contradic- 
tion. Il y a du mérite à l'auteur à être revenu sur une 
opinion hasardée, non-seulement parce qu'on est gé- 
nérsdement enclin à s'exagérer l'importance des ma- 
tériaux dont on a fait la découverte , mais encore parce 
que les premières assertions de M. Schmidt ayant été 
vivement combattues , il a dû se défendre de cette dis- 
position trop commime à laquelle on cède en s'atta- 

^ « Die chinesischen Chroniken sind àusserst unzuveriâssig in allem 
« was nicht China selbst betrifPt. » [Mines de V Orient, tom. VI, p. 32 1 .) 

* Diejenigen die ein Werk erwarten, welches in seiner Art allen 
« Forderungen genûgt und die Werke der chinesischen und moham- 
«medischen Gesohicht'schreiber ûber die Mongolen ûberllûssig macht» 
(I wenden sich getàuscht finden , ja Manche môchten daran Ânstoss 
« nehmen dass eine Menge , zur Geschichte der Mongolen gehôrige und 
« mit denséiben eng verbundenc Thatsachen theils gânzlich ûbergan- 
« gen , theils fehlerhaT dargestellt sind. » [Gesch. u. s. w. Vorrede , S. x.)- 



ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 377 

chant à des paradoxes , uniquement parce qu'après les 
avoir avancés, on répugne à en reconnaître la futilité. 
Suivant M. Schnoiidt, il est notoire que le nom de 
Mongol était inconnu avant le xiii* siècle. Le peuple 
qui prit alors ce nom, et qui, par une subite et puis- 
sante irruption dans le monde , conquit une place du- 
rable dans l'histoire, avait atiparavant été formé d'une 
multitude de branches plus ou moins considérables', 
et dont chacune avait son nom et son chef particulier. 
Piusiem's de ces branches s accrurent temporairement 
par la soumission des plus faibles, et constituèrent, 
sous différents noms, des nations dont les princes 
prirent des titres élevés et surent acquérir la puissance 
la plus illimitée. La Chine , exposée à leurs incursions , 
se vit souvent arracher par eux des portions de terri- 
ritoire, où ils établirent de petites dynasties. Leur do- 
mination était généralement de peu de durée; des 
troubles intestins , ou laccroissement de quelque autre 
tribu, les affaiblissaient et les ramenaient bientôt à 
leur nullité primitive. Ils seraient demeurés tout à fait 
étrangers aux souvenirs de Thistoire, si les Chinois 
n'avaient pris soin de recueillir leurs traditions, aussi 
bien que leurs noms et ceux de leurs princes, quoique 
d'une manière qui les altère étrangement et les rend 
méconnaissables. Telle est l'idée que s'est formée 
l'auteur; et bien qu'avec une lecture assidue des au- 
teurs chinois, on puisse parvenir à reconnaître beau- 
coup des noms altérés dont il est ici question , et que 



376 MELANGES D HISTOIRE 

le nom même des Mongols, pour une époque an- 
térieure de plusieurs siècles à Tdhiogkis-khakon , en 
soit peut-être une preuve ^ , on ne peut ni^ que tel 
n*ait été en effet Tétat de la nation mongole avant le 
xin" siècle, Â cette époque, elle a*avait pas encore 
d'écriture , et , par conséquent , tes tradittons qui se knp* 
portaient aux temps anciens étaient transmises par une 
communication orale , ce qui faisait qu elles dégéné- 
raient en fabies et finissaient par se perdre. On satta* 
cbait avec plus de soin à conserver les giénéalogies; 
mais comme chaque fondateur d'une dynastie tioa« 
veUe voulait rapporter son origine à la divinité, il 
était difficile que cette généalogie ne se trouvât mê- 
lée de fables empruntées à des généalogies antérieu* 
res. Ce ne fut que plus de vingt ans après la mort de 
Tchingkis que les Mongols commencèrent à avoir une 
écriture en propre. Il se passa encore quelque temps 
avant queTusage en fût devenu général et qu'elle servit 
à la composition des livres. 11 ne manqua pas alors 
de chroniques nationales chez les Mongols; mais, plus 
tard , elles coururent le risque d'une destruction totale. 
L'expulsion des Mongols de la Chine, l'influence turque 
en Perse , avaient empêché qu'on ne conservât dans 
ces deux pays les monuments de l'histoire des Tar- 
tares sous leur forme originale. Le bouddhisme tomba 
en décadence chez les Mongols, ou ne les empêcha 

* Recherches sur les langues tartares, tom. f, pag. a4o. — Journal 
oftoft^ue, tom. Il, pag, an. 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. S7d 

pas de revenir, selon M* Schmidt^ à un état social qui 
ne différait guère de celui où ils avaient été original^ 
rement, que parce quils avaient conservé Tusage de 
l'écriture. Cet état dura l'espace d'environ deux cents 
ans, au milieu de guerres intestines perpétuelles, et 
sou$ des princes dont quelques«-uns eurent la sagesse 
d'introduire de nouveau la religion bouddhique che£ 
leurs sujets , et l'habileté de la répandre universelle- 
ment parmi eux* Ge fut peu après cette époque , et 
lorsque la domination des Mandchous eut prévalu, que 
vécut Sanang Setsen , prince de la race de Tchingkis , 
et chef de la tribu des Ordos» Il commença à écrire 
son histoire après que la plus grande partie des tribus 
mongoles eurent reconnu la souveraineté des em- 
pereurs mandchous. 

Par ces observations, M. Schmidt se propose de 
déterminer le point de vue sous lequel doivent être 
considérées les histoires mongoles écrites par des au- 
teurs de nations différentes , et qu'on ne peut que 
dans une petite partie regarder comme vraiment na- 
tionales. Ce qu'on en possède , à l'exception de l'his- 
toire de Sanang Setsen, est un précieux reste des 
collections rédigées sous les ordres des monarques 
les plus célèbres , au temps où florissait la puissance 
mongole; mais ces matériaux ont été élaborés par la 
main des étrangers, de sorte qu'il ne nous en a été 
conservé que ce qui nous a été tranmiis par cet inter- 
médiaire. Or, bien qu'on soit redevable à ces étrangers 



380 MELANGES D'HISTOIRE 

d'importants accroissements en ce qui rentrait dans 
le cercle de leurs moyens , nous sommes obligés de 
les recevoir , à défaut de documents authentiques et 
originaux, avec toutes les erreurs et les additions qui 
ont pu s y glisser par ïeSet de connaissances impar- 
faites , d'une orthographe et d'une explication fautives 
des noms, et aussi par l'effet des haines nationales 
ou des préjugés religieux. Malgré ces imperfections, 
M. Schmidt convient que les traditions historiques 
recueillies par les écrivains chinois et mrusulmans 
conservent une valeur réelle. Les unes et les autres 
se rectifient et se complètent réciproquement, et ce 
n'est pas un médiocre avantage : en effet, les événe- 
ments dont l'Asie orientale a été le théâtre sont ra- 
contés avec plus de méthode et d'exactitude par les 
peuples qui étaient plus à portée de les connaître; et, 
d'un autre côté, les Persans et les Arabes ont été 
mieux informés de ce qui concernait les dynasties de 
l'Occident , avec lesquelles ils s'étaient trouvés en con- 
tact. Il n'y a que la dynastie du Tchakhatai et des 
enfants de Djoutchi qu'il nous reste peu d'espoir de 
connaître, parce que, autant que nous pouvons le 
savoir, elles n'ont pas eu d'historien particulier, et 
que les traditions qui les regardent en sont devenues 
plus décharnées et sujettes à plus de lacunes. 

M. Schmidt ne se dissimule pas les désavantages que 
son auteur Sanapg Setsen peut présenter quand on 
le considère comme historien. On conçoit qu'il n'ait 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 381 

presque rien dit des actions des Mongols occidentaux 
ni des dynasties qu*i]s ont fondées; cela peut prove- 
nir en partie de ce que ces circonstances étaient déjà, 
de son temps, tombées dans Toubli chez sa nation, et 
de ce qaii ne savait que peu de chose ou rien du 
tout sur ces branches alliées, séparées des autres sous 
tous les rapports: mais on ne peut excuser aussi faci- 
lement les fâcheux anachronismes et les au^es graves 
inexactitudes qu*il a commis dans le récit de la vie et 
des actions de Tchingkis, non plus que la légèreté 
atec laquelle il traite Thistoire de la dynastie des Mon- 
gols de la Chine. 

Si Ton a quelquefois à se plaindre de la prolixité de 
certains écrivains orientaux, et des détails qu'ils pro- 
diguent sur des sujets insignifiants, on doit relever la 
brièveté exclusive qui rend souvent celui-ci obscur, 
ou qui le fait sauter par-dessus des objets nécessaires 
et dignes d'être connus. Ajoutez à cela qu'en boud- 
dhiste zélé, il s arrête avec complaisance sur ce qui 
est relatif à la religion : c'est ce qu'il a principalement 
en vue, et c'est à quoi il ramène tout, tellement, que 
le reste des circonstances historiques se trouve rejeté 
dans l'ombre , ou traité à peu près comme des acces- 
soires. On verra, quand nous en viendrons à l'analyse 
de l'ouvrage de Sanang Setsen , que cette disposition 
d'esprit a contribué, plus encore que ne le fait en- 
tendre ici le traducteur, à jeter de l'obscurité et de 
laconfusion sur une des parties les plus curieuses de 



3^ MÉLANGES D.HISTOIRË 

$on biitoire, celle qui se rapiporte aux temps anté- 
rieurs à Tching^s » et que telle est en particulier b 
câ^e qui lui a fait substituer, en beaucoup d'endroits, 
des légendes bouddhiques aux anciennes traditioDS 
tartare^, et dénaturer, pour ainsi dire, toutes leurs 
antiquités. Cela n'empêche pas que les récits de f au* 
t0ur mongol, quelque peu satis&isants qu'ils parais* 
sent è cet. égard, soit par l'effet des erreurs et des 
omissions qu'on y remarque, ou par le$ vues partiales 
qu'on peut lui reprocher , ne eonti^inent , sous d'au- 
tres rapports, beaucoup de choses neuves et d^une 
véritable utilité. Telle est, par exemple, toiite la partie 
qui ooneerne les temps n^odernes^ depuis la fin de la 
dynastie Youan et l'expulsion des Mongols de la Chine, 
jusque l'établissement de la dynastie des Mandobous, 
partie qui, sans l'ouvrage de Sanang Setsen, formera 
comme une grande lacune cp'on essayerait vainement 
de combler à l'aide des secours étrangers. Ce n>st pas 
que, comme le suppose M« Schmidt, les années da- 
noises soient, pour le temps de la dynastie des Ming, 
complètement dépourvues de détails sur les pays véi^ 
sina de la Chine ; une seide collection ohmoise pour- 
rait aisément fournir, sur les Mongols de cette contrée 
et pour l'époque dont il s'agit, des matériaux bislo* 
riques qui rempliraient un volume aussi gros que 
toute la chronique de Sanaz^ Setsejp.: mais ces docu. 
ments ne seraient, il faut l'avouer, ni ausi^ authen- 
tiques, ni aussi bien liés, que le sont les rens^^ne- 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 3*3 

menu qui remplissent les sixième « septième, huitième 
et neuvième sections de l'ouvrage mongol. Il leiu* man- 
quera,it toujours le caractère d'originalité qui distingue 
une chronique nationale , et qui donne une véritable 
valeur à celle de Sanang Setsen. 

M. Sebmidt expose les f ffets que Tintroduction du 
houddbisme a eus chez les Mongols , dont cette reli- 
gion a considérablement adouci les mœurs et presque 
entièrement changé le caractère. Au nombre de ces 
effets , il compte avec raison l'introduction de la litté- 
rature de THindoustan et du Tibet, naturalisées au 
milieu des steppes sauvages de la Mongolie. Quant k 
la littérature du Tibet, elle n'avait que peu de chose 
à perdre à cette transmigration ? et les vallées de f Hi- 
malaya, non plus que les plaines de l'Asie centrale, 
n'avaient rien à s envier sous le point de vue litté- 
•faire. Lee Tibétains seulement avaient , plus tôt c[ue les 
Tartares, commencé à traduire du sanscrit des livres 
de rel^on. L^s Mongols , à leur tour, se sont appli- 
qués, avec u?ne étonnante assiduité , à faire passer dans 
leur langue les ouvrages bouddhiques de Tlnde et àk 
Tibet; les princes, les grands et les prêtres ont pris 
desi noms indiens ou tibétains. Les Mongods se sont 
.donné la dernière place dans les trois divisions du 
fijambou dwipa, dont les prinoipauic peuples sont, 
suivant eux, Heuàhek, Tœbet, Mongol. Les familles de 
leurs princes ont rattaché leurs généalogies à la raoe 
des anciens rois de l'Inde et du Tibet , et il est arrivé 



384 MÉLANGES D'HISTOIRE 

de là infaillibleinent que leur histoire a pris la couleur 
de leiu* religion; et, comme ils comptaient pour rien 
toutes ces affaires humaines qui ne servaient plus à 
rehausser leur éclat, ils- n'ont jugé digne d'être con- 
servé que ce qui avait de l'importance pour la reli- 
gion. Ils ne relèvent la vie que de ceux de leurs princes 
qui ont favorisé l'agrandissement de cette religion, et 
qui, pour ce motif, sont regardés comme étant d'une 
naissance signalée ou comme des émanations des in- 
ielligeïices bouddhiques. C'est dans cet esprit que 
notre auteur a écrit la vie des princes mongols. Aussi 
peut-^n avancer que son ouvrage est infiniment plus 
intéressant comme recueil de traditions bouddhiques 
que comme une véritable histoire des peuples tartares; 
et c'est ce que le traducteur semble avouer, qugnd il 
dit que le désavantage qu'a son original de ne pas cour 
tenir un simple récit de. faits historiques , est bien ra- 
cheté par l'avantage de renfermer une multitude, de 
choses sur le Tibet et les annales de ce pays, lesquelles 
ont été ignorées jusqu'ici, parce que la. littérature ti- 
bétaine est encore sons le sceau. Nous allons voir, en 
effet, que l'Histoire des Mongols orientaux est, à pro- 
prement parler, un composé de légendes bouddhiques 
et de traditions tibétaines, auxquelles on a rattaché, 
comme on a pu, les généalogies de la famille de 
Tchingkis, et les chroniques de quelques-uns des états 
qu'elle a fondés dans la paîtie orientale de l'Asie. 
Le preniier des dix chapitres dont se compose 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 385 

Touvrage de Sanang Setsen s'étend depuis le com- 
mencement du monde jusqu'à la mort de Shâkya 
mouni, époque de rétablissement du bouddhisme, 
qui est, comme on le sait, Tère en usage chez tous 
les peuples ou cette religion est dominante, et que 
les Mongols font remonter à Tan iiili avant J. G. 
Ce n'est pas ici le lieu de discuter cette date , qui 
s'éloigne beaucoup de celle qu'assignent au même 
événement les bouddhistes des contrées méridio- 
nales, et qui est même de plus de mille ans antérieure 
au calcul chinois le plus exagéré. Sanang Setsen com- 
mence, à la manière indienne, par une invocation 
qu'il adresse d'abord à Mandjougosha, le même que 
Mandjousri , ici surnommé VHarmoniettx. Le traduc- 
teur, dans ses notes ^ cite rautoritëi de M. Wilson f^, 
qui appelle ce personnage un des saints des Djaïnas. 
Mais M. Hodgson a déterminé plus récemment la 
place qu'il devait occuper dans la hiérarchie théolo- 
gique, où il joue le rôle de demiourgos du monde 
actuel ^. L'autem* dirige ensuite sa formule d'adora- 
tion sur les trois êtres inestimables, sublimes, et base de 
toute confiance, et rend hommage aux trois êtres pré- 
cieux, aux trois corps sublimes du triomphateur des trois 
temps, au 6* Vadjra dhara des trois royaumes, aux trois 

^ Page 3oo. 

* Sanscrit DicUonary» pag. 638, voc. Mandjousri. 
^ Transactions ofihe Asiat. Society, tom. II, p. a33. — Cf. Asiat, Res, 
t. XVI, pag. 44a-47o. 

25 



386 MELANGES D'HISTOIRE 

parfaits^ aux trois Lamas bienfaisants. Le traducteur, 
dans ses notes sur ce passage, détermine fort bien les 
deux premières dénominations en les appliquant aux 
trois mots sanscrits Boaddha, Dharma, Sanga, et les tra- 
duit exactement par les mots de Boaddha, la doctrine 
et l'union des prêtres ^ ; mais il n'ajoute aucune expli- 
cation qui puisse faire 'apprécier le rôle théologique 
assigné à ces trois êtres. C'est qu'on ne possédait pas 
encore, quand l'ouvrage a été composé, les précieux 
mémoires de M. Hodgson , où le dogme fondamental 
du bouddhisme a, pour ainsi dire, été révélé^, et 
que, vraisemblablement, les nombreux ouvrages tibé- 
tains et mongols que M. Schmidt a eus à sa disposition 
ne contiennent pas, sur la doctrine ésotérique, tous 
les éclaircissements que présentent, même à défaut 
des. originaux sanscrits, plusieurs textes traduits en 
chinois. On le jugerait encore à la réserve avec laquelle 
le traducteur explique (note 5) le 6' V<yra dhara, pro- 
bablement, dit-il, le 6' Dalaï-lama^ vivant au temps 
où l'auteur écrivait. Il est étonnant que l'on conserve 
encore des sujets de doute sur un point si simple, 
quand on possède, dans une nombreuse collection 
d'ouvrages tartares et tibétains , les moyens d'en tran- 
cher péremptoirement de beaucoup plus difficiles. 

Après ces invocations , Sanang Setsen annonce qu il 
va raconter lliistoire des trois peuples enetkek (in- 

^ « Buddha , die Lehre and der Verein des Geistlichkeît. » 

2 Asiai. Res. t. XVI. — Tmnsact qf the royal Asiatic Sociêt^j t. II. 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 387 

dien), tibétain et mongol, telle qu'il Ta tirée de plu- 
sieurs anciens livres, depuis le plus antique monar- 
que , Mabâ Samati (Mahà Sammata) , jusqu'à nos jours. 
n remonte même au temps oii les trois amas de ma- 
tière première, c'est-à-dire d'air, d'eau et de terre, 
donnèrent la naissance à l'atmosphère, à l'Océan et 
au mont Sou mérou , ainsi qif aux quatre grandes par- 
ties du monde et aux huit petites. Cette cosmogonie 
toute matérielle, exposée en peu de mots par l'auteur, 
est reproduite avec un peu plus de développement 
dans les notes de M. Schmidt, qui- a cru que jus- 
qu'ici elle n'avait été connue des savants européens 
quç d'une manière tout à fait superficielle. Cependant 
Pallas^ et B. Bergmann^ avaient déjà donné, siu* 
cette matière, des détails qui ofiraient avec ceux-ci 
beaucoup d'analogie, parce qu'ils étaient puisés aux 
mêmes sources. M. Schmidt n'aurait peut-être pas 
dû les passer entièrement sous silence, non plus que 
l'esquisse tracée par Deshauterayes ^^ et qui ne mérite 
nullement l'épithète de superficielle, bien que l'auteur 
ait su la renfermer dans un petit nombre de pages. 

L'auteur mongol continue à raconter comment des 
dieux du monde des formes s étant soumis à naître 
dans le royaume des hommes , peuplèrent cette région 
de l'univers d'êtres qui d'abord jouissaient de toute 

* Sammhingen » u. s. w. t. II, pag. 18 et suiv. 
' NomadUche Streifereien» tom. III, pag. 27-187. 
^ Journal asiatique de 1826, p« 4o, 181 ^ etc. 

2 5. 



388 MÉLANGES D'HISTOIRE 

sorte de facultés, marchaient d^ansFair sans le secours 
de leurs pieds, faisaient usage, non d'aliments impurs, 
mais de la nourriture appelée samâdi (contemplation 
produite par une piété profonde), et se propageaient 
par voie d'émanation. Il vint un temps où ils man- 
gèrent des aliments plus grossiers , et furent en consé- 
quence privés d'abord de la plupart de leurs facultés 
divines , et réduits par degrés à la condition d'hommes 
et de femmes. Ils s'aimèrent entre eux, et les fils des 
uns s'unirent aux filles des autres. Ainsi commença le 
mal de l'amour •criminel. Le riz devint la nourriture 
généralement en usage , l'avidité se montra ^ les que- 
relles s'élevèrent , la colère commença à exercer son 
empire , l'avarice naquit ; enfin un de ces êtres , su- 
périeur aux autres en beauté , en courage et en intel- 
ligence, fut choisi pour le chef, et, par ce choix una- 
nime , fut nommé , en langue indienne , maliâ samati 
radja (mahâ sammata), et en mongol oulana ergouk- 
deksen khagan ( le souverain élu de tous) ; il est célèbre 
comme celui qui a fait rouler la roue d'or dans les 
quatre parties du monde , et a reçu par cela le titre 
de roi tchakravart. On sait que le mot sanscrit tchakra- 
varti désigne les princes qui, à différentes époques de 
l'humanité, doivent exercer une domination univer- 

^ M.^Schmidt dit la négligence ou l'insouciance (Sorglosigkeit) ; mais 
il s'agit des provisions que Ton commença à former, et ce soin ne peut 
s'appeler négligence. 11 y a dans le texte \3 n i T ij t à ^^^ i >;^ , ardenterpe- 
tere» Jlagitare. 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 389 

selle. Cette période est appelée raccomplissement du 
premier de tous les kalpas ou âges du inonde. Alors 
parurent le soleil , la lune et les étoiles qui éclairent 
les quatre parties de 1 univers. Cinq générations de 
rois issus de Mahâsamati jouirent comme lui d un pou^ 
voir sans bornes , et on les regarde , avec leur père , 
comme les six premiers tchakravarti. Depuis ce temps, 
les êtres vivants dont il s'agit furent appelés hommes, 
et la durée de leur existence commença à décliner, 
de sorte qu'on put l'exprimer avec des nombres. \ 

L'auteur mongol s'interrompt ici pour faire con- 
naître les divisions du temps , depuis la plus petite , 
nommée kchan, dont il faut quatre-vingt-dix mille 
pour une minute, jusqu'au halpa, période immense 
dont on compte six degrés, et dont le développement 
embrasse la durée tout entière de l'univers. Dans 
une de ces périodes , U paraît mille bouddhas. Sur ce 
nombre, sept ont déjà paru dans la période actuelle, 
et parmi eux Sikhi, Viswabhou, Kerkesoundi, Ga- 
naga mouni , Gaschib et Shâkya mouni. M. Schmidt 
complète cette liste en rapportant les noms sanscrits 
des sept bouddhas, d'après le vocabulaire d'Héma- 
tchandra; puis il ajoute (note 27, page 3o6) que les 
trois preipiers, savoir : JVipcLsyi, Siki et Viswabliou, ne 
se trouvent pas nommés dans les livres bouddhi- 
ques ^. Sur ces trois, il en faudrait au moins excep- 

^ « Indes findet man in buddbabchen Bûchera die drei ersten nicht 
« genannt. » 



390 MÉLANGES D'HISTOIRE 

ter deux, qui viennent d'être nonunés dans l'histoire 
mongole, apparemment d'après quelque ouvrage boud- 
dhique. Mais ces assertions négatives ont un incon- 
vénient : c'est de pouvoir être démenties à la lecture 
du premier livre nouveau que le hasard fera ouvrir. 
En effet, si les sept bouddhas ne sont pas nommés 
dans les livres mongols et tibétains, du moins dans 
ceux que M. Schmidt possède et qu'il a lus , ils le 
sont dans les originaux sanscrits \ et même dans 
les traductions chinoises , où nous avons leur vie fabu- 
leuse, et les formules d'invocation qui sont attribuées 
à chacun d'eux. 

Le 6* Tchakravarti Ràdja , ou monarque universel , 
npnmié en mongol Eneme-Kouke, fîit la souche d'une 
famille royale dont la puissance dans l'Inde eut une 
longue durée; car le grand-père de Shâkya mouni 
était descendu de lui à plusieurs millions et soixante- 
quatre mille cinq cent six générations. C'est ainà 
que M. Schmidt traduit ce passage , en avertissant qu'il 
y a dans le texte un mot [asangki) qui désigne un 
nombre prodigieux, et dont il ne connaît pas la valetur 
exacte ^. Le mot asankhya est sanscrit, et signifie cent 

^ Âsiatic Researches» tome XVI, page 453. — Sapta Bouddha Siotra, 
ou Louanges des sept Bouddhas, — Voyez aussi leur histoire , citée 
sous le titre de LaUia Vistara, dans les Transactions, tome II, 
page :i4o. 

' « Im Originale, nigen assanggi, eine ungeheure Zahl , die ich nicht 
« genau kenne. » ( S. Sog.) 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 391 

quadrillions; il est le quatorzième des dix-sept nom- 
bres multiples de dix mille qui sont d'usage dans la 
mythologie bouddhique , et qui ont passé avec elle chez 
tous les peuples de TAsie orientale. Voilà un échan- 
tillon des traditions historiques de l'Inde que les Mon- 
gols ont recueillies , et c'est ainsi que Yhistorien passe 
de la création du monde à l'époque de la naissance de 
Shâkya mouni, c'est-à-dire au x" siècle, et, selon lui, 
au XXII* siècle avant J. C. On sent qu'une chronologie 
de cette espèce ne peut être examinée sérieusement, et 
que la critique historique n'a rien à voir dans de pa- 
reilles généalogies. Ce sont pourtant les résultats de 
la comparaison qu'un savant mongol a faite de quatre 
ouvrages , dont l'un porte le titre de Chronologie reli- 
gieuse. 

La vie de Shâkya mouni n'est pas racontée par 
Sanang avec les détails qu'on aurait eu droit d'attendre 
d*un auteur aussi bien informé des objets qui inté- 
ressent sa religion. Cette vie n'occupe que deux pages 
du texte. Le traducteur y a fait quelques additions 
intéressantes : il donne, par exemple, l'équivalent 
sanscrit du nom mongol du père de Shâkya , lequel 
signifie celai qui vit d'aliments purs ou sains, Ssododani, 
ou plus exactement Shouddhodana. Il ajoute que 
l'Amara Kosha cite ce nom comme appartenant à 
Bouddha lui-même, et que cela est douteux, wasaber 
zu hezweifeln ist^\ mais ceci est une méprise. Le père 

* Pag. 3iOt u. 4o. C'est une faute d'avoir (p. 3i3 et ailleurs] donné 



392 MELANGES D'HISTOIRE 

de Shâkya seul s'appelle Shouddhodana , et Shâkya lui- 
même reçoit le nom dérivé de Saouddhodani , le fils 
ou Yissu de Shouddhodana. M. Schmidt eût ti'ouvéle 
moyen de lever tous ses doutes à cet égard s il eût 
eu à sa disposition le vocabulaire pentaglotte , ou s il 
eût seulement consulté les auteurs qui ont écrit la vie 
de Shâkya ^ Il y eût également vu le sens dune ex- 
pression de son auteur qu*il a laissée sans explication : 
Touchid oun oron etse, ex regno Tonchid, qu'il traduit 
par aus dent Reiche der Tàschid. Touchid, en sanscrit 
Toushitâ, est le nom du quatrième Bhoavana, ou ciel 
du monde des désirs ^ ; et c'est là que Shâkya, à l'exem- 
ple des autres bouddhas ses prédécesseurs, avait fait 
sa demeure en qualité de bodhisattwa, jusqu'au mo- 
ment où il voulut s'incarner pour devenir bouddha à 
son tour. Ce terme est de ceux qu'on trouve très-bien 
expliqués dans le vocabulaire philosophique déjà cité. 
Ce livre contient une multitude d'indications qui peu- 
vent être d'une grande utilité , depuis que les progrès 
des études relatives au bouddhisme ont appris à en 
faire usage , et qui paraissent même propres à suppléer 
aux lacunes d'autres ouvrages beaucoup plus considé- 
rables par leur étendue. 

au père de Shâkya le nom de Saoadoaodani, qui signifie «le fils de 
«Shouddhodana.» 

^ Recherches euiaiiques, trad. fir. tom. II , pag. 4o5. — Mélanges an- 
tiques, t, I,p. i65. 

* Le troisième , selon la version suivie par M. Hodgson , Transact etc. 

I, pag. 233. 



ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 393 

Les légendes bouddhiques offrent un genre d'in- 
térêt qui a récemment fixé l'attention : elles contien- 
nent, au milieu de fables extravagantes, la mention 
de quelques circonstances réelles , et notamment des 
dénominations géographiques qu'il est avantageux de 

• 

recueillir, parce qu'on peut, en les combinant, espé- 
rer d'en tirer parti pour l'histoire. C'est ainsi qu'on 
trouve, par exemple, dans Je récit de Sanang, les 
noms de Kabilïk, Radjagrïha, Koshala, Kaoushambi , 
Oadiana, etc* Mais les Mongols, tout en conservant 
plus exactement que d'autres peuples la prononciation 
originale de ces noms indiens , ne semblent avoir pris 
aucun soin pour en déterminer l'application , de sorte 
que le traducteur s'est vu dans l'impossibilité de la 
fixer, et réduit à renvoyer, pour la plupart de ces 
noms , aux explications très-insuflisantes des diction- 
naires sanscrits. Les traductions chinoises ont encore 
ici un très-grand avantage, celui de s'accorder avec 
les relations des voyageurs qui ont parcouru l'Inde en 
qualité de pèlerins, et rapporté de leurs courses des 
itinéraires détaillés. Faute d'avoir pu consulter ces 
itinéraires, M. Schmidt s.'est trouvé dans l'impossibi- 
lité d'expliquer la partie des légendes qui se rapporte 
à l'Inde ancienne. «Je ne puis, dît-il, déterminer ce 
« qu'est ou ce qu'était Oudayana comme contrée située 
« dans l'Hûidoustan ^ » Les pèlerinages de Chy la hian, 
de Soung yun tse , de Hoeï seng , et les notices géo- 

' Pag. 35A. 



394 MELANGES D'HISTOIRE 

graphiques jointes à Thistoire de la dynastie des 
Thang, lui auraient appris que le pays SOuiyana, 
dont le nom signifie jan2m en sanscrit ^ était ainsi 
nommé parce qu'il avait été autrefois le parc d*un 
Tchakravarti Radja, et que ce pays était situé sur la 
rive droite de Tlndus, au sud-ouest de THimâlaya. 
Nouvel exemple de lutilité qu'on peut trouver à com- 
menter les traditions fabuleuses des Hindous , repro- 
duites par les Tibétains et les Mongols , à Taide des 
renseignements que les Chinois , amis du positif et 
curieux investigateurs des réalités historiques , ont in- 
troduits jusque dans les récits les plus éloignés du sens 
commun. 

Sanang Setsen nomme encore quelques rois qui 
régnèrent en des temps rapprochés de celui de 
Shâkya mouni; mais ces noms sont généralement 
traduits en mongol , et , poiu* en retrouver la forme 
originale , il faut avoir égard à leur sens , et non pas 
aux sons tartares. Il est fâcheux, sous ce rapport, que 
M. Schmidt ait cru devoir se borner le plus souvent 
. à les transcrire sans en donner l'interprétation. C'est, 
au reste , une omission à laquelle il sera facile de sup- 
pléer. Au temps du petit-iils du roi de Magadha , dont 
Shâkya mouni avait été contemporain , trois des dis- 
ciples de ce dernier, assistés de cinq cents arhan, 
formèrent la collection des traditions religieuses ap- 
pelées Paroles de Bouddha, La cent dixième année de 

* Piaa yi tian, 1. LXIII. — Cf. Wilson's Dictionary» h. v. p. 117. 



ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 395 

rère bouddhique, une nouvelle assemblée de sept 
cents arhan composa une seconde collection , qui fut 
appelée le Système moyen; et la trois centième année , 
cinq cents arhan et cinq cents panditas se réunirent 
pour rédiger le Système inférieur. Ces trois systèmes 
sont une chose de grande importance dans le boud- 
dhisme , et le traducteur n a peut-être rendu ni assez 
clairement, ni dune manière assez complète, les ex- 
pressions du texte qui les' désignent : il appelle le 
système supérieur la connaissance des quatre vérités; 
celui du milieu, la nullité de tout (die Nichtigkeit des 
Ganzen) , et le système inférieur, le parfait accomplisse- 
ment de la loi. Ces derniers mots donneraient à penser 
que le système inférieur ou le dernier en date est 
plus parfait que les précédents , et qu il en est comme 
ie complément; ce qui n'est nullement l'opinion des 
bouddhistes. Il aurait fallu dire aussi ce que sont les 
quatre vérités enseignées dans le système supérieur^, 
et s'expliquer encore sur cette nullité ou cet anéan- 
tissement dont on fait le caractère du système moyen. 
Enfin il y a, dans les trois phrases de l'original, une 
expression que M. Schmidt n'a rendue dans aucune 
des trois, >ai^:^i^ a-û m^^ aoj^-^jua ^9, dogmata rotœ 
legis. Cette idée de roue est très-commune dans le 
langage religieux des bouddhistes; mais ici, en ce qui 

^ Les quatre vérités et les seize points qu'elles offrent à la considé- 
ration sont énumérés dans le vocabulaire pentaglotte. (Voyez aussi le 
Nouveau Journal asiatique, tom. V, pag. iSa.) 



396 MELANGES D'HISTOIRE 

concerne les trois systèmes , elle mérite une attention 
particulière. M. Schmidt, contre son ordinaire, na 
joint à son original aucun éclaircissement dans ses 
notes, soit qu'il ait jugé que la matière n'en réclamait 
aucun , soit que les livres mongols ne lui fournissent 
pas ceux qui eussent été nécessaires. Il est aisé d*y 
suppléer avec le secours des Indiens et des Chinois. 
Les trois systèmes sont ce qu'on nomme en sanscrit 
triyâna ^; en chinois , san'tching : yâna ou yan^ et son 
équivalent tching, désignent une voiture, une mon- 
ture, un moyen de transport quelconque ^; puis la 
' rotation, la révolution par tours, la translation d'un 

• 

lieu à l'autre; puis, au figuré, celle d'un état à un 
autre , et les moyens qui sont à la disposition de l'âme 
pour changer de conditibn. Dans ce dernier sens , on 
en distingue trois , qui répondent à autant de degrés 
de la doctiîne bouddhique : i** celle des s'râvakas, ou 
auditeurs qui ont entendu Shâkya et appris de lui la 
doctrine; 2** celle des pratyeka bouddlias^, ou intelU- 

^ Transactions, etc. t. II, pag. 254. — Âsiai, Res. t. XVI, p. 427» 
43 1, 445. — San tsangjâsou, passim. — Ou tchheynnjou» v, Tching, etc. 

* Wilson, Dictionaiy, v. Yâna. — Khang hi tseu tian, v. Tching. 

^ En mongol, pradigaboud. M. Schmidt n*a pu restituer le terme 
sanscrit qui a donné naissance à ce mot tartare; il le cite en trois en- 
droits, pag. 4 19» 472, 474, et croit quil désigne une division des 
disciples [Jûnger] de Bouddha : c'est, conmie on voit, quelque chose 
de plus important dans la hiérarchie intellectuelle et psychologique 
des Samanéens. Je n'avais non plus retrouvé ni le véritable sens ni 
Tétymologic de ce terme, quand je Tai inséré seulement pour mémoire 
dans ma notice sur le vocabulaire pentaglotte. Il vaut mieux s'abstenir 



ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 397 

gences distinctes , qui ont reconnu la nullité des exis- 
tences des trois mondes ; 3° celle des bodhisattwas et 
des bouddhas qui sont parvenus au comble de la per- 
fection. C*est cette dernière qu'on nomme maha yâna. 
Gomme doctrine , ces diflférentes manières d'envisager 
le bouddhisme reviennent également à en établir 
trois : la grande doctrine , la doctrine ésotérique , ou 
le plus haut degré de spiritualisme auquel il soit 
donné à l'homme de s'élever; la petite doctrine, ou 
la religion extérieure , comprenant le culte et la 
mythologie; et la doctrine intermédiaire. Tels sont, 
les trois dogmes de la roae de la loi, dont Sanang 
Setsen a voulu parler. On fait encore sur le même 
sujet d'autres distinctions, qu'il serait trop long d'ex- 
poser ici; il suffira de dire qu'à en juger par les ppr- 
tions de légendes que l'auteur a insérées dans son 
histoire , et par celles que son traducteur a recueillies 
dans ses notes, les livres mongols paraissent appar- 
tenir à la petite doctrine, qui ne donne pas la clef des 
abstractions sur lesqueUes le bouddhisme est fondé; 
tandis que les notions rassemblées par M. Hodgson 
et les opuscules religieux publiés par M. Wilson ^ 
tiennent plutôt de la grande doctrine, et jettent aussi 
beaucoup plus de jour sur la métaphysique sama- 
néenne que sur la mythologie. C'est ainsi que les 

de donner des explications douteuses que de se hâter d'en présenter 
d'inexactes. 

* Asiat. Res. tom. XVI. 



398 MELANGES DHISTOIBE 

Mongols ont induit M. Schmidt en erreur, en lui 
donnant lieu de penser que les bodhisattwas étaient 
des hommes divinisés qui n'appartiennent plus aux 
vicissitudes de la naissance ni aux destinées du 
monde, mais qui ont déjà atte&it la dignité de boud- 
dhas K Le précieux mémoire de M. Hodgson nous 
donne des bodhisattwas une idée bien plus conforme 
au sens de leur nom et aux principes de la théologie 
bouddhique : ce sont les productions de Vlntellicfencef 
hsjils de Bouddha, les intermédiaires par lesquels V In- 
telligence suprême agit sur Tunivers. Les hommes 
peuvent ensuite devenir bodhisattwas par 1^ perfec- 
tion morde, comme ils peuvent atteindre à la con- 
dition d'intelligence purifiée. C'est cette descendance 
et cette ascension alternatives , ce cercle d'émanations 
et de ]:etours, qui font le fondement de la théolo- 
gie samanéenne, mais qui sont étrangers à la petite 
doctrine ; les écrivains mongols , Sanang Setsen et 
M. Schmidt ne paraissent en avoir connu que la se- 
conde moitié. C'est sans doute par cette raison que 
ce dernier a cini pouvoir comprendre au nombre des 
disciples de Shâkya , Avalokites' wara 2, le bodhisattwa 
du monde actuel, créateur, avec Mandjousri, de tout 
ce qui existe dans notre présent univers ; personnage 
trop élevé dans la hiérarchie religieuse pour avoir été 
disciple [Jàngerund Zuhôrer) de Shâkya, bien qu'il ait 

* Pag. 3oi, note 9. 
' Pag. 419, note 35. 




ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 399 

pu assister avec les autres intelligences et les dieux 
aux grandes assemblées où celui-ci donnait ses pré- 
dications. 

Tout ce que Thistorien mongol ajoute de relatif à 
rhistoire de Tlnde se réduit à la mention de sept rois 
dont le nom se termine par tchanda, de sept autres 
dont le nom finit en hala, et de quatre autres enfin 
qui portent des noms avec la terminaison de sina; le 
tout sans indication de temps ni de lieu. Tous ces 
rois, dit Setsen, furent protecteurs et partisans de la 
religion; mais le cercle de leurs actions est tellement 
vaste, quil juge à propos de n'en pas parier du tout, 
et de passer immédiatement à Thistoire du Tibet. 

Après ce premier chapitre , qui occupe huit pages , 
nous sommes, au commencement du second, trans- 
portés en efibt dans le Tibet, au pied des immenses 
montagnes de Neige, et au iv^ siècle avant J. G. Ce 
second chapitre et le suivant comprennent toute l'his- 
toire du Tibet pendant la durée de plus de treize 
cents ans. ElUe se partage naturellement en deux pé- 
riodes, dont nous allons donner une idée générale 
en. peu de mots. 

Les diverses traditions recueillies par les historiens 
mongols semblent d'accord sur ce point , que la race 
des princes du Tibet était originaire de l'Hindoustan. 
Telle paraît être aussi l'opinion des chroniqueurs 
tibétains, que le P. Horace de la Penna a suivis^. 

* Voyez Géorgi, Alphahetum tibetanam, p. 296. — (Depuis que cette 



400 MELANGES D'HISTOIRE 

Un écrivain tartare, cité par Sanang Setsen, nomme 
trois descendants de Bouddha , c'est-à-dire de Shâkya 
mouni, de Tun desquels était issu un prince qui fut 
pris dans une bataille contre une armée de barbares , 
au nombre de cent quatre-vingt mille. Son plus jeune 
fds se sauva dans les montagnes de Neige , et devint 
la souche des princes de Yarioung dans le Tibet. Cette 
tradition nest fixée par aucune date, et na même 
pas de suite dans le reste de l'histoire tibétaine ; mais 
il en vient immédiatement une autre qui, dit Tauteur, 
se rapporte à ce temps, c'est-à-dire à une époque in- 
connue. Il naquit un fils à un roi de Patsala, pays sur 
le nom duquel le traducteur ne fait pas de remarq[ue, 
et qui pourrait être Patna. Les cheveux de l'enfant 
étaient bleu de ciel , ses dents semblables à l'émail 
d'une conque, et, entre autres singularités, il avait 
les doigts des pieds et des mains réunis par ime 
membrane, comme ceux des oies. Les brahmanes, 
consultés , firent craindre au roi que cet enfant ne lui 
portât malheur, et on l'exposa sur le Gange , dans un 
coffre de cuivre. Il fut recueilli par un laboureur de 
la ville de\Vaïsali, qui l' éleva, et le cacha dans une 
forêt pour le dérober aux recherches du roi. Là , les 

analyse a été rédigée , on a publié Tonvrage du P. Horace de la Penna 
dans le Nouveau Journal asiatique, i834f t. XIV. Le passage aoqud 
se réfère M. Abel-Rémusat est à la page 419 et aux suivantes. Feu 
M. J. Klaproth a depuis donné une édition du même ouvrage, ac- 
compagnée de notes. Paris, Impr. royale, i835; in-S", 80 p. — F. L.) 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 401 

oiseaux et les bêtes lui apportaient de la nourriture. 
Quand il fut devenu grand, il quitta ce lieu, se dirigea 
vers les montagnes de Neige , et parvint à la vallée de 
Yarloung, dans le voisinage d*un temple en forme de 
pyramide à quatre portes. Il y fit la rencontre de deux 
génies auxquels il raconta son histoire. Celui que les 
eaux ont épargné, dirent les génies, pour qui les oi- 
seaux et les bêtes se sont joints aux hommes , doit évi- 
demment être de race divine. Ils le firent donc asseoir 
sur une selle de bois et le portèrent sur leurs épaules. 
De là lui vint le nom deSegher Sandalitou, de deux mots 
mongols, dont Tun signifie le cou, et Tautre assis. Ils 
le portèrent au mont Chambou, et le firent reconnaître 
pour prince du pays, Tan 3 1 3 avant J. C. Après qu'il 
eut soumis les quatre tribus, il fiit souverain des 
quatre-vingt-huit tœmen (dix mille) du peuple tibétain. 
Après Segher Sandalitou , Fauteur mongol nomme 
cinq rois , tous issus les uns des autres. Le dernier fiit 
tué par un usurpateur; mais celui-ci périt peu après, 
et le second des fils du roi reprit possession du trône, 
tandis que son plus jeune' firère , Berte tchinô , s'étant 
enfiii dans les contrées du nord, y allait fonder la race 
dont devait sortir un jour Tchingkis khakan. On 
trouve ensuite Tindication de seize rois descendus de 
père en fils les uns des autres jusqu'à Lhatotori, qui 
naquit en 348. Non-seulement il n'y a aucun détai 
sur cette succession directe de vingt-trois rois, suc- 
cession un peu longue pour navoir pas été inter- 
ne 



402 MÉLANGES D'HISTOIRE 

rompue ; mais un autre écrivain moBgol , que le tra- 
ducteur cite frëqueminent dans ses notes , donne uot 
liste de noms asses différente. Cette xliversité ex* 
plique le silence qu'avait gardé sur cette partie de 
rhistoire tibétaine un auteur que M. Schinidt sem- 
blerait n'avoir pas connu , quoique Pallas en ait sou- 
vent fait mention, et qu'il le nomme lui-même une 
fois à propos de toute autte dbiose ^« Le P. Horace de 
la Penna avait rédi§é un canon des rok du Tibet, que 
Géorgi a inséré dans aon Alphabetam tihetalmni\ en y 
mêlant beaucoup d'éléinents étrangers et en boùié- 
v^saht toutes les dates ^. Malgré ces aitéa^atidns , on 
y reconnaît le même fond que dans l'histoire de Sa- 
Àang Setsen. Le {n-emier rôiest Nfetri^ dont le dobi 
»gnifie en tibétain la même chose que le naongol 
Segher SandaUtoa. Ge$t pareillement un. prince de 
l'Inde, eiposé par son père, nôurn par uii -j^^an, 
et reconnu roi par les bergers de Yarlon. D ne £iùt 
faire aucune attention à la date de 1 1 gS ans avant 
J. G. qui est une int'a(*polàtion. dé l'éditeur. Âpi:^ 
Nfê tri viennent,. con^ë chez notre auteu^-, vingt- 
trois rois, dont le P. Horace n'a pas reciidlti les 
nbins, et que Géorgi fait descendre, jusqu'à l'épocpië 
db notre ère. Les deui listes ne commencent à s'ac^ 
corder qu'un peu après ; mais le parallèle qu'on 6n 

» Pag. 4i8. 

* Pag. 296 seqq. 

' Voyex Recherches snr les langues tartares, t. I, |Mig. 383 et 384. 



ET DE IITTÉRATUJ^E ORIENTALES. 403 

peut^ir^ jH en jcoèfinue pas ikioins iaatiientîdté db 
liléQit ^€^ S^ang Seitseta, et cësit, dans fétàt actuel 
de QQ^ connaiisaoces sur eette matière , uki &(oiii que 
M.;Sdbix»i<lt n^aurait pas dû négliger. 

, y^iatotori monta 6ur lie trôûe en 367. Son tb^tkè 
lut jpaai)qu)é par des prodiges; il reçdt du ciel la fà- 
«d^^lAste.forfriuie dite des siœ syllabes, Om mani padmé 
4aiK>i:$oiirceînép^iiifilal) de i^édîctions \ et le li#e 
iqtitulé SMad9k. Le roi ne sentit pas d*^ord tout le 
j^|[»x..de cea^çbns; il en lut puni par toute sorte de 
oaliutnitéfi^ > sesr lenéànts naissaient aveugles ; les gtmm 
et fes frmtft oeVeisaient pids à inaturité; dès épitoô- 
-ties^ des faoiinesv dès lépidéÉàies désolaient le pay^. 
fA la iio ^ eh 607, cinq étraùgers vinrent apprendra aèi 
^i son learenrv il isendit hommage esà i»éi^àit quTâ 
<a^aît jni^^, San honbeùlr se reiieuVela dès lof^ , sa 
yi0 lut pdrolongéei» sa fojrtnne s'alccFUt, il e|ut de l^ux 
eilfants; les grains et leà £xiits niérirent en ^hëù" 
dance, et la prospénténbemplaçm les fléauk qui avaièbl 
désolé le pays. TieUe est répoque de ba pretnîère Jn- 
ipodiidtion du bouddikispne danbs lèTihert. 

^ lie èhapitre iv continue rhistoire.de cette cotot^éè 
depuis. que le Jboliddhiâne s'iy éîit itépandu pouit* la 
pffëfnîère. fois jusqu'à: la peiséoulioik qn'il etit à 5ubSr, 
pi^sécnlitîon qite M. âdnnidt traite d^ex^Ëk^patioh {Aits^ 

1 Voyez le résumé des opinions reUtives à ôette forimife, et une 
nouvelle explication proposée par M. Klaproth, dans le Journal asia- 
tique , pour mars 1 83 1 . 

a6. 



404 MÉLANGES DHISTOIRE 

rottang ) , mais qui fiit bientôt suivie de son rétablisse- 
ment. Il embrasse l'époque de la plus grande puis- 
sance de la monarchie tibétaine et de sa chute, et 
contient, en treize pages , une période de âx cent qua- 
rante-sept ans, entre 607 et io54. L'introduction du 
bouddhisme est exprimée par Sanang Setsen en ces 
mots : « Depuis qu'on commença à lire le Mani bOam- 
tt homa. » C'est un ouvrage considérable et très-impor- 
tant pour l'histoire et la doctrine du bouddhisme, qui 
traite particulièrement du Bouddha divin du monde 
actuel Âmitabha , de son bodhisattwa Âvalokites- 
'wara, et du Bouddha humain Shàkya mouni, ainsi 
que nous l'apprend Jâhrig , qui en a donné des ex- 
traits ^. Malgré tous ses efforts, M. Schmidt n'a po se 
procurer ce livre , parce qu'à raison de sa rareté et de 
l'idée de sainteté qui s'y attache , les bouddhistes ne 
le laissent pas volontiers sortir de leurs mains. C'est 
surtout dans ce livre qu'on trouve une fréquente répé- 
tition de la formule des six syllabes, dont l'usage s'éta- 
blit au Tibet du temps de Lhatotori. 

L'arrière-petit-fils de ce prince, nommé bNamri 
Srongdsan, et son fils et successeur Srongdsan Gambo, 
se retrouvent dans la table du P. Horace K Le règne 
du second est surtout mémorable dans l'histoire tibé- 
taine. Le P. Horace lui attribue la translation du siège 

' Voyez Pallas, Sammlungen, u. s. w. Il Bd. S. 396. — Cf. Alphah. 
tibet p. a85. 

* Alphah. iihei. p. 397. 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 405 

du gouvernement du canton de Yarioung à Lassa , et 
la fondation de cette capitale. Sanang raconte qu*il 
envoya dans Tlnde Tongmi Sarobhoda (le prétendu 
Samtan Poutra de Fourmont et de Géorgi), avec 
seize autres personnes, pour y apprendre l'écriture 
de ce pays , et se mettre en état de Taccommoder à 
la langue du Tibet. Ce personnage fameux, inventeur 
de récriture tibétaine , et considéré pour cette raison 
comme une incarnation du dieu MandjousVi, vivait 
donc au commencement du vn* siècle, et non pas 
dans le i"', comme l'avait supposé Géorgi ^ ; et c'est 
à cette époque seulement qu'il est permis de placer 
l'introduction du bouddhisme et de l'écriture de 
l'Inde au Tibet , c'est-à-dire l'origine de la civilisation 
tibétaine ; ce qui confirme tout ce que nous appre- 
nons des Chinois, et renverse bien des systèmes 
qu'on a voulu établir en Europe sur les antiques pro- 
grès des montagnards tibétains dans les sciences. 
Quand l'alphabet eut été établi , le roi lui-même s'oc- 
cupa, durant quatre années, à traduire plusieurs ou- 
vrages religieux, parmi lesquels un surtout, d'après 
les découvertes les plus récentes, exciterait un vif 
intérêt : c'est le Livre des trois (êtres) précieux, c'est-à- 
dire, à en juger par le titre, un traité sur les trois 
personnes de la triade panthéistique. Srongdsan,pour 
seconder les bons efiFets des instructions religieuses, 
établit une législation sévère; il fonda plusieurs tem^ 

* Alphab. tibet. p. 298. 



406 MÉLANGBS D'HISTOIRE 

pies, et y plaça des itoagës religieuses» venues de 
ilhcje. Les services qu^il repdit 'à ià religion fiirtnt 
tels , qu'on le considère comme une încâàrMtîM 
divine. Il étendit aU^ loin Sa puissance, et mériià le 
titre de Tchakravarti, op tùide laRaae^:^ Ce nîôûârqiie 
est efiectivement cité peut»' ses éonqtiêtés, et t'eét k 
son règne que les écrivains c^bioôis placent Tépoquë 
de la plus grande puissance des Tibétains^'. Géof^ 
lèf nomme d'après lef P. Horaôe^. maife^ e*i traWépdt^ 
tant; son règne de six siècles éû arrière, ce qui lui- li 
faât commettre d*étraiigei^ méprÎÈeS. Le mariage de 
ce pripce avec une princesse' chinoise , fille de' Tetii- 
pereur Taï tsoung, de la dynastie des Th^g,' ne 
laisse aucun dbtité sur l'époque où il a v^Cu'. L'écri- 
vain mongol rapporte Cette cirbdnstanôe et plusieurs 
autreé d^nrie manière cdnftwnfhe 'à la véiité histôtiqiie; 
il en racpiite aussi quelqUes-màes èifnpreintés de ce 
merveilleux outré qui Cttractérisë lëfe'* légendes boud- 
dhiques. Le traducteur, dans ses notes; ajoute encore, 
d'après d'autres autétos , à ta pairtîfe febifleuse des 
récits de Sanatig; thais ce qu'il y a de plus èurieux 

* Voy. la définitiop de ce titre çi-4essu$, p. 388 et 58g. 

* îVen hian thoung hhao, 1. CCCXXXIV, p. 17. — Pian yi tian, 
1. LXVIIi. On trouve dans cette collection cent soixantè>deûx pages sur 
les événementji de Thistoité tibétaine dont les Chinois ont eu con^ 
naissance, entre 623 et iio4. (Go^arezDeguigpef, Hi^t. des Huns, 
tom. II, p. i64; GauHl, Hist de la dynastie Tar^, dans les Mémoires 
des missionnaires, t. XV, p. 448.) 

^ Alphah. tibetanam, p. 397. 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 407 

dans les détails qui concernent Srongdsan, c*est This- 
toire de son mariage avec la piincesse Wen tching, 
cpn lui fiit accordée par Tempereur de la Chine, et 
avec la princesse du Nipol. L'une et l'autre sont nom- 
mées Dâra, et distinguées par les épithètes de Verte 
et de Blanche. Ce prince mourut en 698, âgé de 
quatre-vingt-deux ans. 

La série des successeurs du monarque tibétain est 
rapportée d'une manière un peu différente dans le 
texte de Sanang, et dans les additions que son tra- 
ducteur y a jointes en consultant une autre dironique 
intitulée Bodhimer; mais la chronologie de cette der- 
nière s'accorde beaucoup plus facilement avec le 
canon du P. Horace. La diversité dans les noms et 
dans les degrés de généalogie assignés à chacun de ces 
princes nous entraînerait à des discussions que nous 
devons éviter ici, mais qui auraient dû avoir une 
place dans les éclaircissements de M. Schmidt. On 
regrette aussi d^ n'y pas trouver des tableaux chrono- 
logiques qui , s'ils avaient offert le résumé des diverses 
traditions tibétaines en ce qu'elles ont de véritable- 
ment historique, eussent facilité la lecture de cette 
partie de l'ouvrage, dissipé l'obscurité qu'elle pré- 
sente, et foui'ni les moyens de concilier les témoi- 
gnages contradictoires des écrivains tartares. 

Les deux règnes qui suivent immédiatement celui 
de Srongdsan n'offrent le récit d'aucun événement : 
iJs s'étendent de 699 à 802 , et occupent ainsi cent 



408 MELANGES DHISTOIRE 

ti*ois ans , selon Sanang. Le Bodhimer et la chronique 
du P. Horace placent dans le même intervalle quatre 
princes, toujours dans une ligne directe de descen- 
dants. Le second de ces princes, nommé Dousrang 
Mangho, accrut encore la puissance des rois du Tibet 
et soumit tous les peuples qui habitaient sur ses fron- 
tières. Le troisième , à Texemple de son aïeul, le pais- 
sant Srongdsan, demanda h Tempereur de la Chine 
une princesse qu'il fit épouser à son fils , et qui , en 
790 , donna le jour à Thisrong Ite bdsan. Ce dernier 
monta siu* le trône à treize ans, et, quatre ans aprèft, 
il fit venir du pays des Sakhora un saint personnage 
nommé mKhanho Boikisattwa. Le nom de Sakhora est 
ici Tobjet d'une longue note; il se retrouve dans le 
titre de Tévêque syrien Mar bar sema^ qui condui- 
sit auprès d'Ârgoun une ambassade du roi Philippe 
le BeP, et qui est nommé dans la lettre originale 
du roi mongol. M. Schmidt blâme Téditeur de cette 
pièce de n avoir proposé aucune explication pour le 
mot dont il s*agit; on ne saurait lui adresser le même 
reproche, car les conjectures quil a accumulées à 
ce sujet offrent une assez grande variété : d'abord , il 
avait rapproché le mongol sakhora du syriaque sa- 
khoaro, du chaldaîque sïkhoaro, et de Tarabe sakhir, 
mots qui signifient « un magicien , un devin )> ; et 
comme Barsœma était moine ^ et qu apparemment il 

' Mémoires de V Institut. Acad. des inscript, et belles-lettres, tom. VII, 
pag. 369. 



ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 409 

entendait les pratiques religieuses des Mongols non 
bouddhistes en Fait de magie, de divination et de 
jonglerie, les mots moine et sorcier pouvaient être 
tout un aux yeux d'Argoun, qui, par un caprice re- 
marquable dans un Mongol habitant de la Perse, 
désignait Tun comme Tautre par des termes arabes, 
syriaques ou chaldaïques. Mais Âboulfaradje appelle 
Barsœma un moine ouïgour. D* ailleurs , les montagnes 
qui sont au sud-est du lac Saîsang , ou les montagnes 
des Marmottes, sont nommées par Sanang Setsen 
Sakhara Tarbaghatcii ; et, de plus, un roi de Khodjo 
(Ho tcheou) portait le nom de Sagara. Sakhora pour- 
rait donc être la dénomination mongole ou nationale 
des Turcs ouïgours ^. Maintenant M. Schmidt déclare 
qu'il laisse tomber ces hypothèses sans fondement, 
ktfïiye, comme il les appelle; et c'est une bonne foi 
qu'on doit louer et désirer de voir étendre à toutes 
les hypothèses de la même espèce. M. Schmidt pense 
aujourd'hui que Sakhora est la transcription du sans- 
crit SaJwra, saint homme pieux et pur; que le pays de 
Sahara y ou la Terre des Saints, dans l'histoire des 
Mongols , n'est autre que THindoustan , et que , sans 
aucun doute y Barsœma reçut ce surnom en considéra- 
tion de son caractère sacré; ce qui doit d'autant 
moins surprendre , que la langue mongole , tant an- 
cienne que moderne , a toujours contenu un nombre 
considérable de mots sanscrits. On pourrait bien ob- 

' Philologisch-kriiische Zugahe, u. s. w. S. 20. 



410 MELANGES DHiSTOIRE 

jecter que ces mots sanscrits s'étant introduits dans 
le mongol par une voie (qui nous est connae, et par 
suite de la coi^version des Tartares au bouddhi^e , 
il serait toujours ^tomiant de les voir employés à une 
époque antérieure k cet év^ëment, dans un pays oà 
il n'a pas eu d^influence. On pourrait' encore êtpe 
étonqé qu'Ârgoun , prince des Mongols non hou4- 
dlâstes de la Perse, se fût avisé de donner un titre 
iti^en , très-peu usité dans l'Inde même , i un moine 
ouïgour, du rite syrien , qu'il avait vu à la tête d'mie 
arnbassade du pays des Francs $ mais on ne siau- 
rait nier pourtant que la demièi*e ponjeoture^ de 
M. Sc^imidt ne soit encoi'e plus îogénieiise que. les 
précédentes , et qu'elle ne puisse être admise jusqu'à 
ce qu'il s'en présente une; qui soit & l'abri dé tonte 
contestation. 

Le saint du pays de Sakhora engagea le roi du 
Tibet à faire venir près de lui un autre personnage 
noihmé Pâdma Sambhava , lequel résidait dans le 
pays d'Olidyana, situé sur la rive droite del'Indus, 
au nord du pays des Gandharas ^ Pàdma Sambhava 
enseigna au roi du Tibet beaucoup de pratiques re- 



* Voyez ci-dessus, pag. SgS et 894. — Pian yi tian, liv. LXIII. 
— Notice sur le pays de Ojn tchang. On trouvera la traduction de 
cette Qodce et plusieurs autr^ relatives aux mêmes contrées dans 
les notes et éclaircissements qui suivront ma traduction du Foe 
kouè hi; voyez aussi le Wen hian tkoung hhao m liv. CCCXXXVIH, 
pag. i3. 



ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 411 

iigieufles, et Tuiàge de formnies au^queUes les boud- 
()|Û8te8 attachent un très-grand prix. Thisrong se ren- 
dit très- habile dans ce genre de connaissances, et 
vinglHcinq Compagnons gu^il s'était choisis surent ac- 
quérir par ces moyens toute sorte de facuttés mer- 
vmlieuaes. Huit d'entre eux, au nombre desquels le 
monarque était compris , étaient piârvenus à cQntem- 
pler la face d'autant de bouddhas , dont Tauteur mon^ 
gpl rapporte les noms. Plusieurs de ces noms co!n<- 
cident avec ceux des huit Dokchot que Pailas nous a 
fait connaître ^« Le titre.de Bourhhan (Bouddha), qui 
leur est attribué à tous, a droit de surprendre, puis- 
que quelques-uns, par exemple Vadjra pâni et Ya- 
mandaga, portent des noms connus pour appartenir 
à des intelligences du second ordre, ou bodhisatwas. 
M. Schmidt, qui possède tant de moyens de résoudre 
les difficultés de ce genre, ne donne à ce sujet aui|un 
éclaircissement. 

Padma Sambhava ou U Maître, comme il était 
suirn^mmé , av^it formé le projet de faite faire des 
traductions du sanscrit en tibétain , ^, pourtcela, dé 
faire apprendre à déjeunes Tibétains la langue sacrée 
de THindoustan. Celui de ses élèves qui lui fit le plus 
d*honneur , et qu'à des marques particulières de pé- 
nétration il prétendait avoir reconnu pour une incar- 
nation d'Ananda, se nommait Pagtmr Vaîrotchana; 
c'est celui dont le P. Horace a parlé sous le nom de 

* Samm. Hist Nachr. II Bd., S. qS. 



412 MÉLANGES DHISTOIRE 

Pé ro tzhana^, et qui , suivant lui, avait concouru à la 
traduction des cent huit volumes du Kaghiour. Sanang 
Setsen dit seulement que tous les livres de doctrine et 
toutes les formides , sans exception , furent traduits en 
tibétain par lui et par ses collaborateurs, dont le chef 
(Padma Sambhava) était, comme on Ta vu , du pays 
d'Oudyana , et dont le reste était des étrangers venus 
de l'Inde , du Nipol ou de la Chine. L*exécution d'une 
telle entreprise fit beaucoup d'honneur à Thisrong, 
qui fut regardé comme une incarnation de Man- 
djous'ri, et qusdifié de roi Tchakravarti du miKea, 
faisant tourner mille roues d'or. Il régna vingt-quatre 
ans , et entra dans le Nirvana à l'âge de dnquante-sîx 
ans, en 8&5, 

Le règne de Thisrong est remarquable dans l'his- 
toire tibétaine, non-seulement par la ccHistruction 
de plusieur3 temples célèbres , par l'arrivée , dans le 
Tibet , d'un grand nombre de savants religieux venus 
de plusieurs contrées voisines , et enfin , par la traduc- 
tion en langue tibétaine du triple corps de doctrine 
intitulé en mongol Aîmak Sava ^ ; mais plus encore 
par l'institution d'une hiérarchie parmi les prêtres , et 

^ Alphah. tih. p. 3o5. Géorgi, par suite de la méprise qui a déjà été 
relevée, fait vivre Pérotzana au m* siècle. J'avais, par conjecture , pro- 
posé (Rech. tari. tom.I, p. Z22) une rectification de cette chronolo- 
gie qui se trouve complètement justifiée par le témoignage des auteurs 
mongols. 

* Cest ce que les Chinois nomment son isang, ou les trois collections 
(proprement contenants, en sanscrit pitaka). 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 413 

d'une sorte d'organisation ecclésiastique que le mo- 
narque tibétain fonda par des règlements. Ce fait, ex- 
trêmement important, résulte du témoignage précis 
des auteurs mongols , et a pour époque la première 
moitié du ix* siècle de notre ère. Cest au moment 
où la religion bouddhique semble le plus solidement 
établie dans le Tibet par la traduction des textes sacrés 
et la constitution ecclésiastique, quon voit paraître 
les premiers signes de division entre les sectes de 
cette religion , et l'exemple xles disputes théologiques 
est donné par deux Samanéens; l'un, venu de l'Hin- 
doustan, se nommait Gamalashila; l'autre, Chinois 
de nation, était appelé Khochang Mahâyâna. C'est ainsi 
que M. Schmidt désigne ces deux personnages; et, 
quoiqu'il rapporte à leur sujet quelques particula- 
rités dans .ses notes, il en aurait pu relever d'autres 
qui ne sont pas dénuées d'importance. Ganudashila, 
ou plus exactement Kamalashila (Beauté de nénufar) , 
est le nom sanscrit d'un personnage plus connu sous 
le nom tibétain de Ou rgyan , et sur lequel on trouve 
des détails curieux dans un livre qui a échappé aux 
savantes recherches de M. Schmidt^. Le nom du se- 
cond, Khochang Mahâyâna, est évidemment signifi- 
catif, et il aurait pu , pour plus d'une raison , attirer 
l'attention du traducteur de Sanang Setsen. Ho chang 
est un mot de la langue de Khotan ^, dérivé du sans- 

^ Alph. ah. p. 3 33, 34a, 3o3. 

* En langue fan, ^«ou po che hia, pour oapâ sïka. Les Chinois tra- 



4M . MÉDANGEâ D'HISTOIRE 

crit otfpâsikai et introduit dahs le Ghinois oii il dé- 
signe en géBéral les prêtres boùddhisfed. McJmyâna 
est une expression sanscrite qil'oa devait remarquer 
cottune une singularité dans le nom d'un rel^eux de 
la Chine, et qui , .d'ailleurs , aiïaitprécédenunent ar- 
trêté M.. SchiSEâdt ^ ; elle s applique à la grande doctrihe 
un à ia doctrine secrëite^. Or Khochangy ob jâutôt 
Hochangi, dont U, est ici queséon, néM (las plus ili- 
^miu que Kamakshila : c'éfat lé religieux chinoiB dent 
il ast parlé sous ie nom d'ilcbm^ dans les nkémoires 
4u Pu Homce de. la Penna^, qui vinfc au Tibet s6i]s 
lie pè^he de TMsrong ei.qvti est donné pour le fonda- 
teur de la secte des contem^tifs , ou de la doctrine 

d^isént ce iùëk par li seng» rohorè naû, Mais "M. Éi Btirnouf in*appreéd 
qu« ce mot, qui .désigne les croyants eu Iwuddfaisme, les fidèles, et 
spécialement les laïques à Gejian, au Pégou -et ailleurs, signifierait 
plus littéralement, d après son étymologie sanscrite, sab-nwûstndor. 
Le iiiot Hh chang s^'applîc^àe de préférence aux prêtres. Ce mot n^efet 
expliqué dans aucun de ^os \ditftio«àa^eft.' 

^ Farschungen, u. s. w. S. a.53. Il^y rend les mots Mahàyàna stnUra, 
d'après une traduction mongole , par un soutra de la, grande tradition [eiu 
Sâtra dér grossen tJeheriîefemng) ; et il ajoute entre parenthèses le mot 
Lékrey sUxVi- d'un point «de doute, -à Je remarque éti Q/èto, dit-9, qne'le 
«mot ImditiVm ou doctrinie est pris par mol dans im sem figwc^t car ie 
c mot correspondant en mongol , gœlgoun , signifie une héte de, somme on 
« niontare, comme un cheval , un chameau, un âne, un éléphant, etc.i 
Lé ihot moA'gol gœlgoun et le sanscrit ^âna signifiétit/ dùisYe lanj^ge 
des bouddhistes, translation oo révolkticm.. M. Sdhmidt trouvera de quoi 
lever ses doutes à cet égard dans le Journal asiatique d'avril i83i 
pag. 25g. 

' Voyez le Journal des Savants de janvier 1 83 1 , p. 4o. 

^ Alphab, ùbet. p. 3o5. 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. *15 

intérieure,^ appelée en tibétain Rgyond té, tiomme Tin- 
dien Ou rfyun. ou Kamalashik .était le focudateur jde 
la doetrine populaire^* On va voir (ju'eiàcore ici les 
traditions recueillies par le P. Horace sont . d'uccOrd 
avec les historiens qua suivis M. Schmidt, et auraient 
pu sei-yir à les . expliquer. Selon le Bodhimer, le 
roi. rendit im décret pbut que chacun eût à ^e sou- 
mettre .au formulaire .qu'il avait réglé ; mais il êariva 
que le Ho chang Mahâyâna tint de la Chine au Tir 
bet , ce ^ fit que lé éehs de la doctrine, qui avait été 
simple jusqué-ià , se partagea on sTan min et T$^ mixu 
M. SchmidiE traduit bes deUst nàots tibétains/qui Ue 
sont pds connus d*ailleurs , par sanà repos et ^oms temps y 
sans naissance K>n mns vie^, en ajoutant au surplus <jfii'ii 
ne sàurait,dire ce^ifiion entend par {d^. Rien n*^st main- 
tenant plus facile, à reconnaître : il s'agit de deux-docr 
triées, de ia doctrine extérieure prêchée jusque-là d^ifis 
le Tibei« afipuyée. par Tlndien Kamalashila, et sô^- 
t&W^ par les actes de r autorité royale; et de ia doc- 
trine .intérieure importée de la Chine par le reUgieux 
surnommé Moka yâna, o» dé la grande doctrine. Cette 
dernière ne paraît pas avoir eu bes^ucoup de suiccès 
dans le Tibet Son introduction y donna naissance à 
des dissensions religieuses. Tbisrong fit venir les deux 



^ Âlphab. Ubet. pag. 2 23. 

» Ihid. 

^ « Ohne Ttuhe oder Hast. . . ohne Zeit , Geburt oder Lebcnisperiode. » * 

* A Was dafttiît gemeintist, muss ich dahin gestellt seyn lassen. » 



416 MELANGES D'HISTOIRE 

m 

religieulL; il leur rappela les efforts qu'il avait Êits 
pour établk le bouddhisme sur des fondonents iné- 
branlables, les temj^es qu'il avait bâtis, les panditas 
qu'il avait fiiit venir de l'Hindoustan, les ccdlections 
qu'il avait Êdt traduire, enfin la constitution cpi'il avait 
donnée au d^rgé. «Jusqu'ici,» ajouta-t-il, «il n'y a 
« eu , sous le pmnt de vue de la doctrine, qu'un seul 
« sentimoit, sur lequel tout le monde était d'accord. 
«Depuis l'arrivée du Ho chang chinois, on ne se 
«contente plus de ce qui satis£adsait auparavant, et 
« il s'élève des différents à ce sujet. Cest pourquoi 
aj*ai Êdt venir Ramalashila, qui est habile dans fin- 
« tdligence des écritures. Comme deux die& de doc- 
«farine ne peuvent subsister l'un à coté de l'autre, 
«dans une même rdigion, avec des Oj^ions diffé- 
« rentes et des manières de voiir opposées; et comme 
« il faut que la volonté du Bouddha sufnrême soit prûe 
«du même point de vue et entendue dans un sens 
«unique, je vous ai invités à cet entretien, espérant 
« bien que cette discussion, qui aura lieu en ma pré- 
«sence, sera sans orgueil et sans amotume, et que le 
« vaincu cédera la jdace au vainqueur. » Le Ho diang 
s'assit ensuite i sa droite et Kamsdashila à sa gauche, 
puis la dispute commença. Le Ho chang fîit vaincu , 
avoua sa défaite, prit congé, et s'en retourna en 
Chine. Parvenu sur les frontières, il renvoya dans le 
Tibet une de ses bottes avec ces mots : « Comme il y 
u a encore dans ce pays quelques partisans de mes opi- 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 417 

« nions , il faut qu'il y reste quelque chose de moi. » Il 
est assez probable que Tenvoi d'une marque de sou- 
venir si singulièrement choisie avait , dans l'idée du re- 
ligieux, un autre sens que celui que lui prête obligeam- 
ment l'auteur ; mais enfin tel est le récit du Bodhimer. 
£n écartant quelques circonstances insignifiantes, et 
en les rapprochant des renseignements conservés par 
le P. Horace , il est aisé de connaître qu'au ix* siècle 
la croyance dominante au Tibet était la doctrine po- 
pulaire ou extérieure appelée doie^; que les samanéens 
chinois y voulurent introduire la doctrine ésotérique 
nommée Rgyoute ^ ; que cette tentative n'eut pas de 
succès, et que les religieux du Tibet, goûtant peu, 
sans doute, les hautes abstractions de la métaphysique 
samanéenne et les sens symboliques qu'on veut trou- 
ver dans les fables, demeurèrent attachés à ce po- 
lythéisme extravagant qui prend les traditions my- 
thologiques au pied de la lettre, et, par cela même, 
convient mieux à un peuple grossier conune les Tibé- 
tains. Gela confirme l'opinion des bouddhistes chinois, 
qui prétendent que le Ta tching (Mahâyâna) est in- 
connu dans les contrées du nord, et qui sont toujours 
allés l'étudier dans l'Inde ou à Ceylan^. L'événement 
dont parlent les historiens mongols était donc inté- 
ressant à étudier, parce qu'il jette du jour sur un 

^ Âlphab.iihet. p. 2 23. 
» Ibid. 
• ■ ^ Foi kottê ki, passim. 

27 



418 MELANGES D HISTOIRE 

point curieux de Tbistoire du samanéisme , siu^ sa di- 
vision en sectes et rarigine des différehces qui existait 
entre le bouddhisme de làiGhiaae et le lamisiuè du Ti- 
bet. Enfin , je terminerai ces observations par ime der- 
nière remarque , qui aurait pu être présentée plus tôt, 
mais qui nrient naturellement à Toccasion du règne 
de Thisrong. Uhabitudé. était prise ^dièft longtemps, 
de considérer les religieux arriyés deàpayS: étrangers, 
lei^ savants ibéologiens et ies princes eux>naêmes, 
coomie de nouvelles incarnations dès saints perscm- 
niG^es^ de ^antiquité ou deé dieux. La liiême manière 
de voir, dut s appliquer aux dignitaires ecclésiastiques 
étai^iilB dians le ix* siècle ; et quand «au xiii% les lamas 
suprêmes vinrent à réunir^ au moins pat intervs^kes, 
les deux puissances dans leur persoime , on ne fit , 
en les prenant pour des dieux incaitiés, que suivi^e 
une direction d'idées à laquelle l'esprit des peuples 
était depuis longtemps accoutumé. Il semble jcpie tous 
ces faits jetteront , par Id suite, beaucoup de jour dans 
lés discussions qui pourront avoir pour objet TorigiiKe 
et l'esprit des înstitutiQns lamaîques. . 

On< ne dit rien àxi successeur immédiat de XbisriOiag, 
ni du fils de ce suceesseur^ si ce n'est qu'il mwu*ut.en 
677 et qu'il avait été eomtemporain. du troi des Indes 
Dharmabala , et de l'empereur chinois Yî Jtsoung^ de h 
dynastie des Thang. Le Bodhimer, cité dans les notes , 
nomme un prince de plus dans le même intervalle de 
temps. On trouve ensuite , dans les 4eux Jw.lpFxens , Thi 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 419 

tsong te, né en 866, et qui, monté sur le trôiie en 
878, fit^ en 889^ une guerfe acharnée aux Chinois, et 
tua même , s^iob les Tibétains > l'empereur Tcho tsoung; 
maiâ c'était Ho tsongqui régnait en 88^2 ; or il mourut 
daas son lit ^ 89.8, et son successeur Tohao tsoung, 
dont s^ns doutô l'auteur mongol a voulu parler, ne 
comment qu*en 889 uù règne qui dura six ans. Cette 
remarque efst utile pour apprécier l'exactitude chrono^ 
logique des écrivains tartares^ Quoi qu'il en soit^ Thi 
tsong te obtint une grande puissance; il a» en consé- 
quence > le titre.de deraiet Tchakravarti , et on le re^ 
garde colnme une incarnation de Vadjra pâoi. Parihi 
les nofns qu'oi^ lui donne est celui de Balpa yan , que 
le, P. JH[oi:aqe écrit Reha tchcR ^. Ce prince mourut en 
90.1 \ il y ^yait .alorâ , selon la remarque de Sanàngi, ' 
^95 ans que la religion bouddhique avait été, pour la 
première fois, introduite dans le Tibet* Avec lui péri»- 
rent la puissance et, la gloire des monarques tibétaine, 
como^e s'éteiat une lampe dont l'huile est épuisée. 
C'est un toteuir mongol qui emploie cette compai^on. 
,he f^èrq du précédent lui succéda soUs le nom de 
Dharma. On est d'accord sur ce prince ; seulen^nt les 
mémoires du P. Horace le font r^ner une première 
fois.avant Relva tchen ^t et reprendre après Ibi , de nou- 
veau ,. possession du tr<ône. On le considère comme une 
incarnatioii du fabuleux éléphant des premiers temps 

^ Ibid. p. 3o6. 

27. 



420 MELANGES D'HISTOIRE 

Aradjavartan, ou , comme le disent d'autres , du démon 
Schimnous; en punition de ses anciens blasphèmes, 
il fut vingt-quatre ans attaché à la religion noire, ou, 
comme on le lit dans le Bodhimer, à la religion et 
aux usages des contrées noires. M. Schmidt ne donne 
suï* ce mot aucune explication ; mais il a pensé ailleurs, 
avec beaucoup de vraisemblance, qu'il s'agissait de 
la religion des Âbbassides, qui commencèrent en ef- 
fet, vers cette époque, à faire des incursions dans le 
Tibet ^ Quoiqu'il en soit, ce qui paraît certain, c'est 
queDharma persécuta les bouddhistes; les choses en 
vinrent au point que le nom même des trois objets de 
toute confiance (la triade suprême) était inconnu, et 
que les quatre classes du clergé n'existaient plus. Mais 
le plus illustre des ancêtres du roi , Srongdsan Gambo , 
repaiiit vêtu d'habits noirs, monté sur un cheval dont 
la couleur blanche avait disparu sous une teinte noire , 
et il firappa le coupable Dharma d'une flèche dans le 
cœur. Son successeur monta sur le trône en 92 5 et ré- 
gna cinquante-trois ans sans religion. Le fils de ce der- 
nier régna dix-huit ans, de 977 à 998; et, comme il 
était attaché à la loi intérieure, il entreprit de rétablir 
le culte et fit bâtir huit nouveaux temples. Il eut deux 
fils dont les enfants se partagèrent le Tibet. On ne 
nomme plus , de leurs descendants , que quelques-uns 
de ceux qui ont rendu des services à la religion boud- 
dhique, en construisant des temples, en faisant venir 

* Fonckungen, u. s. w. p. 85. 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 421 

des savants de Vlnde , ou en favorisant les travaux de 
traduction qui devaient répandre de plus en plus au 
Tibet la connaissance des dogmes samanéens. L'un 
des derniers événements de ce genre dont Sanang 
fasse mention, est la construction du temple de To- 
ling en 1 o 1 Â , et le voyage de Lodsâva Sain Erdeni et 
de vingt et une autres personnes dans THindoustan, 
d*où ils ramenèrent plusieurs pandits, et rapportèrent 
les quatre Tantras du Dharani secret avec d'autres 
écrits qui furent traduits en tibétain. En i o5l\ , on tra- 
duisit pareillement quelques livres qui n'étaient pas 
encore connus au Tibet. C'est le dçrnier fait de l'his- 
toire tibétaine que rapporte Sanang, et le Bodhimer 
n'ajoute rien de postérieur à cette date. M. Schmidt 
assure qu'il a trouvé cités d'autres traités qui paraissent 
historiques , conune : la Grande Histoire de Lhasa , les 
Dix mille ordonnances des rois du Tibet, les Chro- 
niques des monarques du Tibet, ainsi que des petits 
princes de ces contrées, composées par de savants et 
sages écrivains, et quelques antres. Mais, comme on ne 
possède rien de ces ouvrages , nous devons , avec Sa- 
nang , passer du Tibet dans la Mongolie , et voir com- 
ment les traditions bouddhiques ont servi à suppléer 
aux traditions nationales relativement aux antiquités 
de la Tartane. 

Le quatrième chapitre de l'ouvrage de Sanang Set- 
sen s'étend du commencement de l'histoire mongole 
jusqu'à la mort de Tchingkis khagan. Le premier soin 



4Î2 MÉLANGES D'HISTOIRE 

de i'auteur est d*expliquei^, selon les idées slctoeHe- 
ment reçfues chez sa nation ^ roiigme'de la race rdjalé, 
et de la rattacher à cette li^ée de- princes (fui, par 
l'intermédiaire des roisfabuletix de'fHindourtdn', re- 
monte jusqu'au premier âge du monder Noos avôste 
vu qae le cinquième successeijrr du premier laonttr^e 
du Tibet, ayant été tué par un ulmrpatêur, fe plus 
jeune de *es fils, nommé J3œpfefcAiri*{Loup bleu), s'était 
enfui dans les contrées du nord. On reconnaît iisi ce 
Bourte djina^ fondateur de k raeede Tc^kigkis, selon 
Âboulgbazi, et dont le règne a été rattaché par tés 
MfoDgois à Fancienne tradition tartare sur la 6a|>tmté 
dlrgene Koim ^. Lfes émvakis jfiusuhnsma, à ^iiâila^ 
tkm des généalogies ^ébraicfuesi , ont fait deseeâdi^ ce 
personnage deTurk, fils de*«fephet. Les bondi^faôstes^, 
à leur tour, ont voulu qu'il fàt issu de Mabâ sMHiimata , 
le premier monarque des bommes. On sent avec 
quelle précaution la <^tique doit s^exerc^'«iir i|li€» 
histoire qui a subi des ^It^ations si variées , et dotff| 
on prétend faire remontep les souvenirs à iptb& de 'jffo 
an» au delà du tenâp^ où il^ ont pu commetitte» à êtrq 
fkés par l'écriture. On sera doue peu surpraid^ dé^ 
couvrir, dans ^s génalogies, une contractictioii dont 
Fauteur mongol ne s'est pas embarrassé, et qi^e son 
traducteur n'a pas relevée. Bœrte tchinô, anCérieué de 

' Comparez les tradi^ion^ rapportées par Pallas, Saflunlun^en-:- àber 
die MongoUschen VœUcerschaften, t. I, p. 16 et suiv. 
* Aboulgbazi, Hià. (jinéffi. èes Tét^rs» p. i43. 



ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 4Î3 

viagi-deui générations à Tchirigkis khagdn, a du pré^ 
céder Tannée de la naissance de ce eonquérant (i 1 6fl) 
d'enriron sx cent soixante ans, et, par conséquent, 
vivre vers le commencement du v^ siècle; mais, d*un 
autre côté, il aVait précédé de dix-sept générations, ou 
d'envkon dnq cent dix ans^ Lbatotori, qui régnait €^ 
3 67; et , pour cela , il faudrait qu'à eût vécu cent soixante 
et treize ans avant notre ère. De toute nécessité l'un de 
ces calculs est faux, et & le seraient tous deux si Ton 
voulait, avec M. Scbmidt^ en admettre un troisième ^ 
qoif ne vanit peut-être pas mieux , et d après lequel 
Bœrle tchino, suivant à la septième génération Segher 
Sandalitou, qu'on fait vivre trois cent treize ans avant 
J. C^ viendrait se placer cent quatre-vingts ans après , 
OH-, comme le préfère M. Schmidt, vers Tan 7 3 de 
notre ère. On voit qu'il existe une différence de cinq 
cent soixante et quinze ans entre les deux époques 
esctrêmes où ces diverses lignes de descendance repor- 
teraient le même personnage , et que , jusqu'au mo^ 
ment où des matériaux mieiix élaborés nous pennet^ 
tybnt de découvrir de quel côté est Terreur, il m'y aura 
pas grand fond à faire sur ces prétendues généalogies. 
La géographie de Sanang n'est guère plus savsmie 
que sa chronologie , et, par malheur, M. Schmidt ne 
s'est point occupé d'y suppléer dans ses éclaircissements. 
Dans une histoire qui s'étend à tant de peuples et du- 
rant un si grand nombre de siècles, un très-petit 

^ Forschungen im Gehiete,.. derMongolen und TibeUr, p. 33. 



424 MELANGES DHISTOIBE 

nombre de dénominations géographiques sont citées, 
sans aucune espèce d'indication qui permette d*en 
retrouver remplacement; et le silence du traducteur 
nous laisse dans la même incertitude à T^rd de tous 
les lieux qui ne sont pas parfaitement connus d'ail- 
leurs ; de sorte quon ne sait , le plus souvent , où pla- 
cer le théâtre des événements racontés par Sanang 
Setsen. Selon son récit, Bœrte tchinô s'était d'abord 
enfui dans le pays de Gongbo (au S. £. de Lhasa); 
mais Y ne se fiant pas aux habitants de cette contrée, 
il s'embarqua sur le lac Tengkis, et, faisant route vers 
les régions de rorienty il atteignit les limites du fleuve 
Baïkal, dans les montagnes Bourkhan Khaldouna. Il 
semble que les historiens mongols ne s'arrêtent pas 
plus à la distance des lieux qu'à la différence des épo- 
ques. Ce passage important, sur lequel repose l'hypo- 
thèse de l'origine indienne des princes mongols , est 
sujet à de graves difficultés. On y a d'abord opposé 
une première objection , c'est que le texte fait mar- 
cher Bœrte tchinô vers l'orient, et que son interprète 
traduit ver^ le nord^ : M. Schmidt répond que les 
Mongols sont dans l'usage de faire varier les noms 
des quatre points cardinaux, selon qu'ils se trouvent 
eux-mêmes placés; qu'ils disent le midi pour l'orient, 
l'orient pour le nord, etc. parce qu'à proprement 
parler, les mots orient, midi, signifient, pour eux, h 
gauche, la droite; qu'en particulier les Mongols qaine 

* Voyez Journal asicd. t. II, p. 207. 



ET DE UTTERATURE ORIENTALES. 425 

sont pas boaddhistesy appellent le nord gauche, tan- 
dis que ceux qui ont embrassé la religion samanéenne 
se tournent du coté de Tlnde , qui est la terre classique» 
et donnent le nom de gauche au côté de Torient ^ 
Un tel usage , s il était général, serait de nature à jeter 
beaucoup de confusion dans les expositions géogra» 
phiques. D'ailleurs la solution proposée ne s*applique 
précisément pas à Sanang Setsen, ^aî était bouddhiste ^ 
et qui, en disant la gauche, ne pourrait entendre que 
Torient et non pas le nord. Une autre explication qu*on 
pourrait admettre, c'est que l'écrivain mongol a parlé 
de choses qu'il savait mal, et de lieux dont il igno- 
rait la position relative ; car toute la difficulté consiste 
en ce que Sanang veut faire venir Bœrtetchinô du 
Tibet; elle disparaît si Ton suppose que son point de 
départ, en se dirigeant vers le Baïkal, était à l'ouest 
de ce lac, et non pas au sud ; de sorte qu'il aurait dû 
faire eflfectivement route vers l'orient Or, chacun peut 
placer où il veut le lac de Tingkis. M. Schmidt avoue 
que tout grand lac ou toute mer intérieure s'appelle 
Tingkis; mais comme son auteur fait partir Bœrte 
tchinô du Tibet , il ne croit pas qu'il puisse être ques- 
tion d'autre chose que du Kœke noor. Cependant Ting- 
kis est un nom turc, qui n'a guère pu être donné à ce 
lac par des Mongols, et M. Schmidt croit qu'il n'y a 
jamais eu de Turcs aux environs de Kœke noor. D'ail- 
leurs ce dernier lac est nommé bien des fois dans le 

^ Jomnud asiatuiae, 1. 111, p. 1 1 3< — Fonchungen, o. «, w. p. 67. 



/ 



426 MÉLANGES D'HISTOiaE 

• 

récit même de Sanang, et jamais il ne Taf^peUe don 
autre nom; que celui de Kœke noar ^« H vaudrait «donc 
mieux en revenir àd'aqciemK tradition ; car sî le fon- 
dateur^ quelqu*ii soit, de ki famille de Tchingkis était 
veDude cpielqi^uin des Ijbes de la Tartane oceideatale, 
il serait tout simple ile le &ire voyager nets Korient 
ju^qu'aju Baikal. J^ restê> même en admettaift'<le 
voyagé tel quie le raconte San wigSetacni flrrestetai^ 
bien d'autres lacs que Bcertetcfabuio eût pttDcncCMKlref 
pour se rendrf des fioontièrés de 17nde anfiMid ife la 
Tafflarie ; jet si le hasard ie conduisit par te paya d^ 
Kœke noor, on ne voit pas pourquoi il s>èmbanpfltii sior 
ce iae^au lieu de passera: coté; Unaifois embairqilé, il 
navigue jùsqu au lac Baïkal, sanâ qu^^aoitfait meoAion 
de pliisjde quatre cents lieues detearre; çii) sé^tare^tlles 
deuxlacs/Un tel voyage, et eckiâéqûénim^iili unetelfe 
origine, laissent un peu trop d'încertiffciide.^l^e qu'un 
honimie parti des lùrontiàres de Tlnde a itram^sé fe 
Kœke noor pour aller sut le Baikal , c est à peu près 
eonune si Ton racontait qu un voyageur, parti de Bel- 
gique, s'est embarqué sur le lae de Geoève pour des- 
cenidre i CensA^ntinpple^ 

Sur les bords du Ba3&al, Bœrtetd^ô trouva ^m 
peuple uanuné Be^e ou Biia. On doit à M. Scjbmîdt 
la première mention de ce mom , à peu près ia/s^m^ 
dfaiileurs^, et qu'il regarde comnie étant la déHQmji- 

* l^ag. 193, 227, 359, 372,373. 

' àfiaes de l'Or. t. VI, p. 33t8.— ' Forashun§eii ^ u. s. w. p. 5^ — On 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 427 

nation ancienhié de la hatibn tnongole. Les Bidas 
n'ayant point de théfs s enipressèrtlit dé se fifenmettre 
au nouveau verni , et le Méconnurent pour it)i. De lui 
Mquît une séiie de onze priaeiees, qili s'accorde , pour 
le nombre , avec céliè que rapporte Âboulgbazi ; maSs 
le^ noms soni différents, et sàiis doute bien mfoins al- 
térés chea récrivain mongol. Le denrier de ces priftcés 
est celilii dont H veuVe, la célèbre Aloungjgoa, coit- 
çiirt miitiouleusèinent, et donna naissance èl trois filff. 
Le plus jeiinei Boimdantchair, est le chef d'une tibu- 
tèfle série "de princes, au nombre de neuf, jusqu'à 
Yesougeî, pète deTenqudjîn; mais, à partir d'Aiouhg 
goa, il ^è^e assez d'accord entre les traditions môa- 
goies conservées par les musulhians et les CMliois K 
CesITaussi depuis ce moment que , l'histoif e mongole 
étant plus généralement connue, nous sommes di^ 
pen^é de suivre pas à pas Saqàng Setsen. Il sùffiiia 
de présenter quelques remarques détachées sur plu- 
sieurs points de son récit qui ofirertt plus d'intérêt et 
d-iûiportance. ' 

NôUp dirons plus tard un mot des graves anadiro- 
niéiifies qiiè l'auteur a ccAnmis daitfs la partie de l'his- 
toire de s» nation qui devait lui être le plus femiiière, 
celle qui se rapporte k Tichîngtis khagan et h ses pi'e- 

coDJecture maintenimt avec quelque vraisemblance que Bida ponitah 
éitxe la ti|9Ds«ii|^ofi duviot diinois Pe tlrkarbares ia noté. 

' Comparez Âhodghazi, éd de Casan , p. 32 et. suiy. — HisU ^ënéoL 
p. i44. — Hisi.des Huns, t. I, p. 274. — «Sou houng kian lou, liv. I, 
p. 1 . — Hist des Mongols, dans la Ghrestomathie mandchou, p. 127. 



428 MÉLANGES DHISTOIRË 

miers successeurs. Ces erreurs ont déjà été signalées \ 
et M. Schmidt n'a pas cherché à les justifier ; il en recti- 
fie même plusieurs dans ses notes , en recourant à celles 
des traductions d'ouvrages des auteurs musulmans 
ou chinois dont il a eu connaissance. H aurait &cile- 
ment rendu ses additions plus considérables encore , 
s'il eût pu consulter lui-même Raschid Eddin et Cbao 
youan ping. H eut d'ailleurs acquit , par la comparai- 
son de matériaux pris en des lieux si différents, des 
notions encore plus exactes de l'état des peuples de 
l'Asie avant le xiii' siècle, et le moyen de se former 
des idées plus justes et plus précises que celles que 
peut procurer l'étude d'un seul écrivain appartenant 
à la nation la plus moderne et la moins instruite de 
l'Asie orientale. Mais ces observations ne diminuent 
en rien la juste confiance qu'on lui doit pour tout ce 
qui est relatif à l'interprétation des écrivains mongols, 
et aux événements dont ceux-ci ont pu avoir con- 
naissance directement. Elles s'appliquent exclusive- 
ment à des faits pour lesquels l'autorité de Sanang 
Setsen est à peu près nulle, et que nous indiquerons 
très-rapidement comme étant loin de mériter la pre- 
mière place parmi ceux qui abondent dans le bel et 
intéressant ouvrage de M. Schmidt. Nous sommes d'au- 
tant moins obligé de nous y arrêter, que les passages 
qui s'y rapportent ne sont, pour la plupart, que des 
répétitions légèrement amplifiées de ce que l'auteur 

* Journal asiat t. II, p. 193. 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 429 

a déjà avancé dans un autre ouvrage dont on a lu une 
docte analyse dans le Journal asiatique, il y a quelques 
années ^ On connaît en particulier, par cet extrait, le 
système dont M. Schmidt est l'inventeur, et qui consiste 
à donner des applications toutes nouvelles aux dénomi- 
nations des peuples les plus connus de T Asie intérieure, 
les Tangutains, les Ouïgours , les Thou hioueï, les Hioung 
non, et à remplacer par des suppositions arbitraires les 
traditions les mieux établies sur Torigine et les diverses 
modifications des écritures tartares. Ce système que, 
suivant Texpression de M. Hamaker ^, on ne fera goû- 
ter à aucun homme instruit, nemini eruditorum, est 
de ceux qu'il convient de laisser tomber sans réfuta- 
tion. Malheureusement U se présentait, dans les notes 
sur le texte de Sanang, plusieurs occasions d'y reve- 
nir, et l'auteur s'est empressé de les saisir. Nous n'en- 
trerons pas ici dans une discussion qui deviendrait fa- 
tigante pour nos lecteurs ; il suffira de remarquer que 
l'ingénieux échafaudage de M. Schmidt repose uni- 
quement sur un passage , un seul passage d'un petit 
ouvrage mongol sur l'origine de l'écriture; c'est celui- 
ci: «Quant au peuple ouîgour, on appelait dans ce 
(( temps-là Ouîgour, le peuple du Tanggut^. » Pour que 
l'auteur de cet opuscule ait raison , il faut que tous les 
auteurs chinois, syriens et persans , les musulmans et les 

^ Année 1825, cahiers d'octobre, novembre et décembre. 
' Bibliotheca crUica nova, t. I, iSaS, p. 189. 
' Forschangen, u. s. w. p. 1 28. 



430 MÉLANGES D'HISTOIRE 

chrétiens, Les voyageurs et les missionnaires, les écri- 
vains anciens et modernes, deipeurent convaincus d*i~ 
gnomnce, d'entêtement ou de mauvaise foi. La véri- 
table explication de cette ligne mongole, qui ne sau- 
rait , comme le pense Mk Schmidt , renverser tout Té- 
difiçe de Tbistoire des Tartares,, a été donnée par 
M. Kiaproth\ et adoptée par Iq célèbre cnticpite qui 
a rendu compte de la contestation survenue entre ce 
savant et M. Schmidt^; elle epA^ste, à dire que des 
Ou'igoursi venus du nord, babitaiei^t au xuf siècle 
dans le Tangut; de sorte que , comme le dit ^a^teur 
mongol, dans ce temps-là^ la population du Tangut 
était formée d^Ouïgours. C'est une siipposition si, na- 
turdlç et si simple ^ qu'il n'est pas d'esprit bien &it, 
poiuTU qu'il ne soit pas prévenu par un systèyçne, qui 
ne s'empresse de l'adopter, parce qu'elle est la seule 
qui s'accorde avec tout ce que nous savons des an- 
nales des nations tartares. On peut dire qu'il n'y a rien 
d'historique hors àp cette interpréts^tion^ 

La présence des Syriens dans l'Asie orientale , l'in- 
troduetion du christianisme chez plusieurs nations 
tartares, les vestiges qu'en ont recueillis les historiens, 
les voyageurs et les missionnaii^es , sont ai^tantde faits 
qui mili^tent avec force contre les hypothèses et les 
innovations de M. Schpoidt. Il les repousse donc, 
soit avec des témoignages négatifs et toujours mon- 

^ Beleuchiuny und iViderlegun^ der Forschan^en dts H^ Sf^hmidi»p» 61 . 
* Journal des Savants, de novembre i83Ô,p. 677. 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 431 

gols , soit par de simples dénégations que n'appuie aur 
cune autoriljè. C'est ainsi qu'il repousse rauthenti- 
dté de rinscriptiDn de Si 'an fou, et celle d'un màr 
nuscrit nestorien , calqué ii la Chiné , qu'avait cité M. de 
Sacy ^. Contre la première , i se borne à renouveler 
l'ancieBile suppositond'uneymnd[(; pégase, sans répondre 
h l'bbjection qui avait été faite ,. qu'une telle fraode 
eut exposé ses auteurs à de grands dangers, et ne pou- 
vait leur être bonne k rien^. Contre l'existence du 
manuscrit de M. de Sacy, sa préocupation le conduit 
à demander quand il a été imprimé, wam ist dièses 
fVerk geiracht^ ? Une recherche qui eût été-plus droit 
à son but, «'était de discuter les passages des auteurs 
syriens, qu'il s'est contenté de taxer aussi d'infidélité 
quand ils parlent dés évéques kéraits, oiiîgours, ete; 
les faits, relatifs aux missions dé Jean de M ènteooiv 
virio, d'André de Pérouse et de Nicolas^ et surtout les 
témoignages de3 écrivains musulmans au suj€t des prin- 
cesses tartares qui avaient embrassé ie christianisme, 
ce qui ne saurait aisément être attribué â une fraude 
pieuse. L'objet que se propose en définitive M.Schmidt, 
est d'établir que , puisque les Syriens n'ont pas péné- 
tré dans l'orient de l'Asie » ce ne sont pas eux qui y 
ont porté l'alphabet que les Mongols adoptèrent en 
itli'j\ que cet alphabet n'a pas, aven les écritures sy- 

^ Journal des Savants , de novembre 18 35, p. 670. 
^ Mélangés asiat 1. 1, p. 53. 
3 Pag. 384. 



ft32 MELANGES D*HISTOIRE 

fiaques, la ressemblance que tout le monde a cru y 
voir ; qu'il a été formé de toutes pièces par un savant 
tibétain venu de Tlnde pour se mettre au service de 
<jrodan,et nommé Saskya Pandita, lequel est reconnu 
pour avoir été lapôlre du bouddhisme parmi les 
Mongols ; et que toutefois , si récriture ainsi fabriquée 
oflFe pomtant quelque analogie avec les alphabets 
d'origine occidentale, c est du zend ou du pehlvi qu'il 
faut la rapprocher plutôt que du syriaque, ce qufdoit 
provenir, ou de ce que les idées qui servent de base 
à la religion de Zoroastre ont été répandues dans 
toute l'Asie, ou plutôt de ce que Saskya Pandita 
prit pour modèle l'écriture zend ou pehlvi, dont il 
avait eu connaissance pendant un séjour de plusieurs 
années qu'A avait fait dans l'Hindoustan ^. Rien de 
tout cela n'est établi sur un témoignage quelconque, 
ou même soutenu d'une apparence de probabilité ; 
mais on sait que l'esprit de système, toujours scru- 
pideux sur les preuves quand il est question d'ad- 
mettre des idées reçues, se montre au contraire facile 
à contenter lorsqu'il s'agit d'introduire des opinions 
nouvelles. 

Nous n'avons pu nous dispenser de dire un mot de 
ces hypothèses; mais nous revenons avec plaisir à 
des sujets plus dignes de fixer l'attention des lecteurs, 
parce qu'ils sont plus du ressort de la critique. Le 
cinquième chapitre de Sanang reprend l'histoire des 

* Forsckungen , u. s. w. p. i44. 




ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 433 

princes mongols à la mort de Tchingkis , et les con- 
diiit jusqu'à l'expulsion des Youan ou Mongols de la 
Chine. Averti par les observations dont les dates des 
événements du règne de Tchingkis étaient devenues 
l'objet , le traducteur a assujetti les dates des règnes 
suivants à un contrôle, en les comparant à celles que 
donnent les historiens de la Chine, et dont l'autorité 
ne peut être contestée. On sait que Sanang place la 
conquête de la Corée vingt-sept ans trop tôt ; la bataille 
contre le sultan de Boukharie, en 1 195, au lieu de 
1 2 1 8 ; la mort de Djelaleddin , en 1 1 98 , au lieu de 
ia3i; la soumission des Naimans en 11200, au lieu 
de 1 206; l'inauguration de Tchingkis khagan en 1 1 89, 
au lieu de 1206^ Une trêve de dix-neuf ans, tout à 
fait imaginaire, est indiquée entre 1208 et 1226. 
L'historien mongol se trompe encore en faisant mou- 
rir Ougetaï en i233, au lieu de i24i, et Gouyoïik 
en iiî33, au Heu de 1 2 48. Il place entre Gouyouk et 
Mœngge un prince nommé Godan , qui n'a pas régné, 
mais dont la mémoire est chère aux bouddhistes , 
parce qu'il concourut à la conversion des Mongols, 
et dont les trois ans de règne sont pris sur celui de 
Gouyouk, qu'on fait régner six mois , au lieu de trois 
ans. Khoubilai, chez Sanang, meurt en 1296, deux 
ans après l'époque où les historiens placent la fin de 
son règne. Il y a encore , dans la série des dix empe- 
reurs de la dynastie Youan, quelques légères diffé- 

^ Journal asiatique, t. II, p. igS. 

•i8 



434 MELANGES DHISTOIRE 

Tences qu^on ne rémarquerait pa$ s'il s'agissait d'une 
histoire moins connue; mais toutes ces discordances 
doivent être comptées dans l'appréciation de la véra- 
cité et de Fexactitude du nouvel historien. 

Un autre genre d'anaôhronisme qu'il ne faut pas 
non plus perdre de vue, c'est que, malgré la tradition 
fotmelle qui place au règne prétendu de Godan ou 
sous Gouyouk, en 1 2 67, la conversion des'Mongols au 
bouddhisme par Saskya Pandita , le règne de Tching- 
kis est, dès l'an 1 192, rempli d'allusions bouddhi- 
ques, que l'on peut considérer comme autant d'in- 
terpdiations postérieures, introduites dans le texte 
primitif des chroniques* Le nom du dieu Khortnousda 
ou Indra parait à l'occasion d'un prodige qui mit le 
[i^ince des Tartares en possession d'un sceau de jaspe. 
Lui-même parle des ordres de ce dieu, son père, en 
vertu desquels il a soumis les douze grands rois de la 
ten^e à sa domination. La conquête du Taûgut est 
racontée avec des circonstances fabideuses qui, bien 
qu'elles ne soient, dails le senà même de l'auteur, 
qii'une suite d'hyperboles oratoires, n'en sont pas 
moini étrangères à l'époque à laquelle on les rapporte. 
Le roi du Tangut se change en lion, et Tdiingkis 
preÀd la forme du Phénix indien ( Garonday^ lé pre- 
mier revêt le corps d'un enfetnt, et le second devient 
le roi des dieux, KhormoUsda. Or tout le mcmde sait 
que le conquérant tartare i s'il avait une religion , n'en 
professait pas d'autre que l'ancien culte des esprits 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 456 

et du ciel, et que les noms des dieux de flnde sont 
demeurés inconnuB à sa nation plus de vingt aûs 
encore après sa mort. 

Sur onae règnes dont se compose Thistoire de la 
dynastie Youan, il en est neuf au sujet desquels Sa- 
nang n'entre dans aucun détail ; il se borne à faire 
connaître le nom du prince , son âge , Tépoque de sa 
naissance, de son avènement et de sa mort. Le règne 
mémorable de Kboubilaî occupe trois pi^es ; mais il ne 
fiait pas y chercher des renseignem^ts nouveaux sur 
cette époque où la grandeur mongole était k son apô^ 
gée« où fÂsie presque entitee reconnaissait Tautorité 
du aouveraiu de Khân balikh, et où des rapports nou- 
veaux ou plus étendus que jamais s étaient établis entre 
àts peujdes jusque-là presque inconnus les uns aux 
autres. L'étemelle répétition des idées bouddhiques^ 
conçues dans le cercle le plus étroit \ la cousécratiou 
donnée à l'empereur par un lama , neveu du céièbré 
Sà^kyA Pandita, et célèbre lui-même sous le nom de 
Pags pa» et les titres honorables accordés en retcmr 
à celui-ci; un entretien languissant à ce sujet entre 
Kboubiliû et l'impératrice sa femme : voilà tout ce que 
Sanang a trouvé à recueiUir sur le fondateur de la dy- 
nastie des Youan. Il lui donne néanmoins le titre de 
Tchakmvattif qu'Assurément aucun des monarques qui 
l'ont porté n'avait aussi bien mérité que lui par l'im- 
mensité de sa puissance. Mais le peu de faits qu'il rap« 
porte ne justifient guère cette pompeuse dénominii- 

28. 



436 MÉLANGES D'HISTOIRE 

tion. n semblerait, à en croire les historiens mongols, 
que les princes de leur nation n'ont jamais eu de plus 
dignes occupations que de faire venir des images ou 
des reliques de Tlnde , d'inaugurer des lamas , et de 
recevoir d'eux une puissance surnaturelle [riddi khour 
bilgan). Les récits des auteurs chinois sont plus subs- 
tantiels et plus conformes à la vérité historique. Rien 
n'y est plus opposé que la manière dont Sanang ra- 
conte les événements qui amenèrent la chute de To- 
gon temour et l'expulsion des Mongols de la Chine. Si 
l'on s'en rapportait à lui, le fondateur des Ming aurait 
été désigné, dès son enfance, comme devant un jour, 
renverser la puissance tartare. Le Khagan l'aurait épar*^ 
gné contre l'avis de son conseil , et nommé même plus 
tard au commandement des provinces orientales de 
son empire. Ce serait .dans l'exercice de. ces fonctions 
queTchouyouan Tchang, que Sanang nomme Djcege, 
aurait trouvé l'occasion et les moyens de fomenter 
la révolte qui devait le faire monter lui-même sur. le 
trône. Plusieurs songes expliqués par des lamas con- 
tribuent encore à donner à ces événements une cou- 
leur romanesque qui ne répond nullement au, carac- 
tère de cette grande révolution, dans laquelle une qa-. 
tion secoua, sous un prince faible, le joug que. lui 
avaient imposé les dévastateurs ae l'Asie. Le traduc- 
teur de Sanang convient, que si nous n'avions, pom* 
toute cette portion de l'histoire , le secours des écri-? 
vains chinois, nous serions condanmés; à l'^nprer 




ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 437 

entièrement. Ils peuvent, en effet, en ce qui touche 
à celle des dynasties tartares qui s étaient établies 
chez eux, suppléer abondamment à Tinsuffisance et à 
f inexactitude des récits de Sanang; mais on peut en 
tirer une conséquence fâcheuse : c'est que, là où les 
récits de Sanang ne sont pas accompagnés d'un aussi 
bon correctif, ils nous laissent dans l'ignorance et l'in- 
certitude où nous serions à l'égard des Mongols de la 
Chine , si nous étions réduits à son seul secours , et 
privés de tout moyen de contrôler son témoignage. 

Dans les cinq derniers chapitrés de l'histoire mon- 
gole, l'auteur arrive à des temps plus rapprochés de 
celui où il écrivait, et il se borne à parier des événe- 
ments dont le théâtre est le pays même où il a vécu, la 
Tartarie moyenne. Le sixième, qui renferme le récit 
de ce qui s'est passé depuis la cessation du règne des 
Youan jusqu'au milieu du xv* siècle, s'ouvre par un 
morceau dans lequel Sanang a déployé toute son élo- 
quence pour peindre les regrets de l'empereur fugitif, 
et son indignation contre l'ingratitude prétendue du 
perfide Djœge. Le prince , rentré dans la contrée 
d'où ses ancêtres étaient sortis moins de deux siècles 
auparavant, bâtit sur les bords du Kéroulen une ville 
nommée Bars khotan. Il mourut en 1870, et eut, 
dans l'espace de vingt-deux ans, trois successeurs, 
dont on ne rapporte que les noms. Le quatrième , 
qui commença à régner en i3g3, augmenta, par sa 
mauvaise conduite, les désordres qui, depuis l'expul- 



4S8 MÉLANGES D HISTOIRE 

sion des Mongols de la Chine et leur retour en Tar- 
tane, régnaient entre leurs différents princes. Il périt 
dans une querelle qu'il avait suscitée à Tun d'eux, et 
sa mort fut suivie d'une anarchie au milieu dé laquelle 
on compte encore quelques princes revêtus du titre 
de khagan , qqoiqu'ils fussepit loin d'exercer une sou- 
veraineté recoqnue parmi les Tartares. C'est à cette 
époque qu'on peut placer la destruction com^rfète de 
la dynastie principale des Mongols, dont les prîfiees 
furent ^lumis pour un temps à la domination des eota-^ 
verains deS Oîrad (Œl^t). M. Schmidt suppose qu'à 
partir de la fin du xiv* sîède , les relati(ms chinoises 
deviennent, en ce qui concerne les Mongols, âe plus 
en plus rares et incertaines. C'est ce qu'il n^est pas per- 
mis de décider d'après les traductions. « Je n'ai , » dit-il 
quelquefois , a rien vu à oe siget dans les relations chl- 
« noises; je n'ai trouvé tel prince nommé nulle part 
« dans les auteurs chinois. » Mais il ne pafrait pas qu'il 
ait dépouiUé ou &it dépiMuller ceux de ces auteuns 
qui n'ont pas été traduits. La élection que nous avons 
déjÀ dtée pour l'histoire tibétaine contiâit seule deuK 
Hvres et demi , et cent neuf articles , sur les Mongols 
et les OSrad, pour. le temps qui s'est écoulé entre 
i4o3 et 1672. Si donc M. Schmidt eût pu consulter 
les originaux , il y aurait recueilli des points de com- 
paraison qui ne sont pas à dédaigner jau milieu de la 
concision qui jrègne dans cette partie de Tbistoire 
mcmgole. Nous n'entreprendrons pas ici une discus- 



ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 439 

sion qui deuiandei*ait plusieurs mémoires, et nous 
abr^erons même une analyse qui , pour ne pas être 
embrouillée , devrait finir par devenir trop étendue, 
et qui ne pourrait ofTrii* qu une longue liste de noms 
propres, que ne viendrait animer le récit d*aueun 
événement de quelque importance. Un tableau généa- 
logique donnerait un aperçu plus exact de la deseen-» 
danee et de la succession de tous ces princes. On 
regrette de ne pas trouver des tableaux de cette es- 
pèce dans l'ouvrage de M. Schmidt. L*absence d*un 
tel secours rend très-difficile à suivre toute la dernière 
partie du sixième chapitre de Sanang et le septième 
chapitre entier, qui sont exclusivement remplis de 
ces détails arides; le peu de soin de l'auteur à mar* 
quer les lieux des événements expose à confondre à 
chaque instant les uns avec les autres tous ces princes 
dont on ne connaît pas Thabitation, tous ces petits 
états dont on ignore l'étendue et la situation respec- 
tive. On ne sait le plus souvent où l'on est, ni de 
quelle tribu il est question. Par malheur, le traduc- 
teur n'a pas trouvé dans ses lectures le moyen d'é- 
claircir la partie géographique du texte , et le petit 
nombre de notes qu'il a réunies dans cette intention 
tombe sur quelques points déjà connus, et ne dissipe 
nullement l'obscurité qui couvre tous les autres. 

Le huitième chapitre reprend l'histoire depuis l'an 
i5i2, et la continue jusqu'en 1676, où le boud- 
dhisme, que l'anarchie mongole avait comme étouflé 



440 MELANGES D HISTOIRE 

dans les contrées du nord , commença à renaître par 
les soins d'j^tan khagan, après quil eut battu les 
Oïrad et repris Karakoroum. Ce prince était âgé de 
soixante-sept ans, lorsque, en iSyS, il fit une expédi- 
tion contre le Khara Tibet , soumit les deux divisions 
inférieure et supérieure des Schira Ouïgours , et fit 
prisonniers les trois princes de la division inférieure. 
Il emmena aussi Arik lama et un autre dignitaire tibé- 
tain, avec un grand nombre de leurs compatriotes. 
Le lama apprit au khagan à connaître le malheur des 
vicissitudes perpétuelles de la naissance dans les trois 
natures imparfaites, ainsi que le bonheur suprême 
de la délivrance et de Tentrée dans TAganishta. Aiors 
le prince sentit naître quelque piété dans son cœur, 
et il commença à réciter la prière des six syllabes ^. 
Son neveu, Khoutouktaï Setsen Kboimg taîdji, fit une 
nouvelle expédition dans le Tibet, et y trouva ïocca- 
sion de se lier avec quelques-uns des principaux la- 
mas* Il y a dans le récit de ces. expéditions contre 
diverses tribus mongoles et o'irad des circonstances 
qui se rapportent avec celles que Pallas a recueillies 
au sujet de l'histoire des Calmuques ^; et , malgré la 
discordance de quelques parties , M. Schmidt est porté 
à croire que les deux narrations doivent avoir eu un 
fond commun. Sanang, parlant de Tun des chefs que 
Setsen Khoung taîdji avait mis en fuite, dit que sa 

* Voyez ci-dessus, pag. 4o3. 

'' Sammhingen , u. s. w. Bd. I, S. 87 ff. 



ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 441 

troupe erra pendant trois mois , et que ceux qui la 
composaient furent réduits, pour prolonger leur vie, 
à manger une sorte de pierre nommée barkilda. 
M. Schmidt dit qu'il ignore ce que cest que cette 
pierre ; mais il remarque qu'il y a dans les plaines de 
TAmérique du Sud une sorte de terre que les habi- 
tants prennent souvent conune noiuriture. H n'est 
point invraisemblable, ajoute-t-il, que la même es- 
pèce de terre comestible se trouve également dans 
les steppes asiatiques , puisque le platine , qu'on avait 
jusqu'ici cru particulier à l'Amérique méridionale, ne 
se trouve pas en moins grande quantité dans les monts 
Ourals. M. Schmidt n'eût peut-être pas proposé cet 
aperçu géologique s'il eût su qu'il existe des géophages 
dans toutes les parties du monde ; que f introduction 
de la terre dans l'estomac n'a pas pour objet de sus- 
tenter l'individu, mais de le garantir des atteintes de 
la faim ; qu'il n'y a pas d'espèce particulière de terre 
qui ait des propriétés nutritives; et qu'on mange in- 
difiéremment, suivant les lieux, des ^aise$ grasses et 
onctueuses, du tuf, de la terre oUaire friable, des 
lithomarges, etc. de sorte qu'il n'y a absolument rien 
à conclure sur la nature des terrains d'Asie et d'Amé- 
rique, de ce qu'on y trouve également de l'argile 
comestible. 

Les rapports que Setsen Khoung taïdji avait eus 
avec les lamas ne tardèrent pas à produii^e leurs fruits , 
comme on le voit dans le neuvième chapitre. En 



442 MÉLANGES DlBLISTOIRE 

1 676, ce priûde proposa à son onde, à Vioriitation de 
ce qu*aTait &it leur aïeul Khoubilaï pour le KJiou- 
touktûu Pags pa, d'mvit^ le très-éclsdré Bogda (su- 
prême) Sodnam rgyâmtso Khoatouktou (le dalai lama), 
lequel n était autre que le bodhisattwa Rhongchim en 
propre personne ^ & venir s établir daiis lei^ pays. 
Altan khagan goûta cette idée , et envoya une ^ntibas- 
sade au dalaî lania. M. Schmidt fait , à cette occasion , 
la remarque suivante : (dl est clair, d'après ce pas- 
« sage , que le dalaî lama passe pour ime éniaâation 
iid'Avalokita Isvara qu Khorufschim BoikUoUwa ^. » Ce- 
pendant, quatre pages plus l^n, un personsage, 
dont Saiiang rapporte le discoiuns , dit , en parlant du 
même dalaî lama, ces propres mots i a ^ prévient que 
« le mouvenÉent de la roue des téiÉlps nous montre 
(tau milieu de sa splendeur Shâkya mouni dans la 
« personne du Bogda lama , et le seigneur de la terre, 
aKhormousda, daiis la personae du trè^- puissant 
(( khagan , etc. ^. » M. Schmidt n^ayant mis auoune note 
i ce second passage , on est embarrassé d*expliqu^ 
comment le même lama peut être regardé comme 

^ « Der machtvgllkommone SohaaeDde uod grosse Erhano^ Chong- 
« $chim Bodhissatwa in eigener Person. » 

* «Aus dieser Stelle ertiellet deutiich, das der Dalaiiama fôr âne 
« Ëmanation des Avalokita Iswara oder Chongschim Bodhisaiwa g^ialten 
«wird.» 

^ «Nun von diesem Tage an, an welchem der veranderte Umsch- , 
«wung des Rades der Zeiten uns im Licht^anie Sâkjaipuni in der 
t Person des Bogda Lama , u. 5. w, « 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 445 

étant à la fois rincarnation du bodhisattwa Avàloki- 
tesVara et du bouddha Shâkya mouni. Il faut peut- 
être chercher affleurs que dans les livres mongols la 
def de cette contradiction. 

Quoi qu'il en soit, le dala! lama considémi qu*ii 
pestait encore chet lef Mongols quelque chose de leur 
ancienne foi ^; ce qui, pour le dire en passant, fait 
voir que le bouddhisme n avait pas été aussi complè- 
tement déraciné parmi les Tartares que semble l'avoir 
supposé M. Schmidt; le lama, dis-je, consentit k se 
rendre auprès d'^ux. Ce voyage , indiqué dans d'au- 
tres récits ^, est ici raconté beaucoup plus en détail. 
Dès que la résolution du saint personnage fut connue » 
cm construisit un temple dans une coiitrée voisine du 
Kœke noor, et nommée Tsabtchiyal, et, en iSy^, on 
alla recevoir le lama avec de grandes démonstrations 
de respect. Son voyage lut acc<xnpagn4 de circons- 
tances merveilleuses, que fauteur raconte avec la 
même asiGRurance que s'il s'agissait d'un événement de 
la plus haute antiquité. Chacun de ces prod%es, selon 
lui , servit efficacement à affermir la fm dans tous lès 
cœurs. Quand le iamt fut arrivé sur le Fleuve tronge 
(Oalagan mœran), il envoya par Pantcha MàhAkàla^ 
Texécuteur de ses ordres , des présents et la promesse 

^ ^WeilJbei deiiMoDglu)! noçh Uheri)lei))^ des frûherQ rrfigiîtoen 
« Vertrauens vorhanden sind, a. s. to. » 

^ FiaUat, Samml$ng, ». «. v^. Bd. H, S. 4 ai. — Taï Ihêingyi thoantf 
dà , extrait par M. Klaproth , MagaÙM aèiat, t. If , p. s 1 3. 



444 MÉLANGES D'HISTOIRE 

de prendre sous sa protection la religion, et de se 
saisir de tous les mauvais génies et dragons qui pour- 
raient se trouver dans la terre dès Mongols. C'est de 
cette manière que traduit M. Schmidt. Mais Pantcha 
Màhdkâla ne saurait être le nom d'im homme, et ce 
n'est pas non plus un homme qui put être chargé de 
la commission dont on parle ici. Pantcha signifié en 
sanscrit cinq, et Mahâkâla, qui n'est point expliqué 
dans cet endroit, l'est dans un autre passage où il est 
question de huit Mayâkâla. M. Schmidt avertit que la 
mission de ces divinités est de protéger la religion de 
Bouddha, et il ajoute que leur nom veut dire les 
grands noirs. Cette dernière assertion doit être inexacte. 
Le mot kâla signifie efiectivement noir en sanscrit; 
mais c'est kala qu'on doit lire , et ce terme , signifiant 
proprement partie, s'applique aux facultés de l'être 
tout-puissanl^ individualisées et conçues dans une 
existence distincte. Cette notion est commune au 
brahmanisme ^ et au bouddhisme. Pour s'apercevoir 
que Mahâkâla ne devait pas être traduit par les grands 
noirs, il eût suffi à M. Schmidt de remarquer que 
presque tous ces dieux sont représentés avec des vi- 
sages de couleur diflFérente , que l'im d'eux est doré , 
qu'un autre est peint en rouge , et qu'un troisième a 
même l'épithète de blanc, Tchagan MaMkala en mon- 
gol , mGon dKar en tibétain ^. Les protecteurs de la 

' Cf. Stender, Brahma vaivarta pwrani spécimen, p. 48 , shlog. 85, 86. 
* Ming Km, Dictionnaire tibétain-mongol, liv. III, pag. i3. Le mot 



ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 445 

religion firent si bien qu ils se rendirent maîtres de 
tous les mauvais esprits, dragons, larves et autres 
êtres malfaisants, à têtes de chameau, de cheval, de 
taureau , de mouton , de chat , de loup et d'épervier, 
et qu ils les présentèrent au lama quand il (ut parvenu 
à la contrée de Gun ergi. M. Schmidt considère ce 
lieu comme étant très-vraisemblablement (hochstwars- 
cheinlich, p. 4i4), ou même sans aucun doute [wohl 
ohne Zweifel, p. 872) , la vallée dtlrgane khoun, si cé- 
lèbre dans les traditions tatares. Il est permis de dire 
qpie cette conjecture est contraire à toute vraisem- 
blance historique, et qu elle n'a pour elle qu'une très- 
faible analogie de sons, obtenue par la transposition 
des syUabes. Ce rapport n'existe même pas dans la. 
signification. Gun ergi est en mongol le nom d'une 
rivière , et veut dire bords escarpés ' ; Irgene koun est 
en turc le nom d'une vallée , et il est composé de deux 
mots qui sont interprétés par Aboulghazi dans le 
sens d'une ceinture de montagnes fortes et pointues ^. Ce 
n'est, d'ailleurs, pas dans les environs du Kœke noor 
qu'on peut chercher avec quelque probabilité la fa- 
meuse plaine dlrgene koun; mais la situation bien 
connue du Gœn ergi donne lieu de relever dans le 
texte une autre difficulté à laquelle le traducteur ne 

Mahâkala a pour équivdent en tibétain mGonpo, qui sigaiùe supérieur, 
suprême, chef, patron. (Voy. Schrœter, Dict h. v. — Alphab» tihet. 

p. 588. ) 

* Gœn, profond; ergi, bords, rive. 
^ Éd. de Gasan, pag. ai. 



446 MÉLANGES D'HISTOIRE 

parait pas avoir fait attention. Le dala'i laAia se rendait 
du Tibet au campement du prince des Ordos , dans 
lés environs du lac Kœké noor; il se dirigeait par 
conséquent du sud au nord. Il fit son premier miracle 
sur les bords du Fleuve irouge (Qalagan rncBran), Tun . 
des affluents du Hôang ho, au nord du lac, latitude 
ZS'^é Comment se fait-il que le second prodige^ opéré 
dans la suite 4u voyage , ait eu lieu près du Gcen ergi, 
autre affluent du Hoang ho, qui coule àu midi du 
Kœke noor. à cinqUant^daq Ueues en deçà du p«. 
mier ^ latitude 3 5^ ko? ? Le lama reculait donc au lieu 
d'avancer? Si M. Sobmidt eût pris la peiné de tracéi^ 
soii itinà:aire sur une carte, il se serait aisément 
.aperçu de cette incohérence. Au reste, quand le khfr- 
gan et le lama se furent vus« ils se reconnurent pour 
s'être autrefois rencontrés dans des existences anté- 
fieureSh Âltan khagan aVait jadis vécu sous le nom de 
Khoubilal,, et il avait rendu de gttmds honneurs au 
même pontife y. alors connu par le nom de Pags pa , 
le neveu de Saskya Pandita. L'interprète qui servait 
à leUr eutretien avait aussi parcouru, conjointement 
aveô eux, le cercle de la transmigration. Le lama fat 
iUstedlé dans le temple qu'on avait^ouveHement cons' 
trait r et Setsen^ Khoung taidji des Ordo^^ prononça, 
pour célélurer cet heureui événement, un discours 
qui i^ésôhna dané lès orèffles de la midtitude assem- 
blée aussi harmonieusement que la voix des coucous 
au premier mois de l'été. Cette multitude se ccMnpo- 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 447 

sait , dit Sanang , de Chinois , de Tibétains , de Mon- 
gols et d'Ouigours. Il va sans dire , selon le traducteur, 
que par ce dernier nom on doit entendre les Tangu- 
tdins. Ainsi les Tibétains, qui sont le même peuple, 
se trouvent nommés deux fois dans cette courte énu- 
mération. Raschid eddin avait , précisément comme 
Sanang, parlé dans une même phrase dés langues 
des Chinois, des Tibétains, .des Tangutàins et des Om- 
gours ^. M. Schmidt remarqua que cet auteur ne s*était 
exprimé ainsi que parce qu'il ignorait que le tibétain 
et le tai^tain étaient un seul et même idiome ^; qu*on 
n'oserait attribuer une telle ignorance ( Vnhenntniss) à 
im prince mongol, et que, dans dette espèee de cal- 
cul provenant du défaut de connaissances en fait 
d'histoire critique et de langues, Raschid eddin n'avait 
encore ajouté l'ouigour que pour compléter une sorte 
de triade littéraire , de manière qu'an seul interprète 
devait suffire pour les trois langues ^. Maintenant , 
voilà un prince man^gol qui tombe justement dans la 
même erreur de calcul que l'écrivain persan , et qui 

* M. Saint-MâHin, Mém, snrt Arménie, tom. II, p. a 7 5. 

' • Wenn Raschid -eddin sagt, diêé Mœnghtà'Chaghan beàoodert 
«Schreiber fOr das Tibetische uûd Tangostiscbe gehaiten liabe, so 
« bat er nicht gewusst^ dass beider Vôlker Spracbe und Scbrif^ eine 
« und dieselbe ist. » Forscbungen, n, s. w,S, 112. 

' « Wir kônnen in diesem Faite auf Rechnnng von Raschidreddim 
«Mangel an kritiaeber Gescbichis-und Spracb-KenntniM zor Vollend- 
«dung des litterâriscben Kleeblatls noch das Viguriche binzufûgen, 
« voikummen ûberzeugt, dass Maengkae nur Schreiber ans einem dieser 
«genannien Vôlker bednffte, um seine Befefale aUen dreiën Kond zu 
< thun. ■ Id. ib. 



44S MÉLANGES D'HISTOIRE 

nomme c ou c ui remmept les TSbéiams et les Omgomrs : 
osera-t-on le taxer d'ignorance, et \m reibser la con- 
naissance des langues et de rhistoire critique? on sup- 
posera-t-on qu*fl a simplement touIu compléter la 
feaiHe de trêfe des nations, en désignant deux fois la 
même sous des dénominations différentes? Faut-fl ré- 
former le jugement sur Raschid eddin , ou le confirmer 
et rétendre à Sanang Setsen? Les notes de M.Scbmidt 
nous laissent dans Fincertitude & cet égard. 

L*un des résultats les plus importants du séjour du 
dalaï lama dans la Mongolie , c'est rétablissement de 
rè^es qu*fl concerta avec Âltan khagan pour les céré- 
monies des fonérailles, les fêtes religieuses, la hiérar- 
chie ecclésiastique : on abolit la coutume d'^iterrer 
avec les morts un certain nombre de chevaux et de 
chameaux qui leur avaient appartenu , et l'on statua 
que ces animaux seraient donnés aux lamas ; le ciei^é 
fîit distribué en quatre classes. L'injure faite à un 
tsordji par un homme du commun fut assimilée à 
celle qui aurait été Êdte à un khoung taîdji; les rah- 
tchimba et les gabtchou furent mis à l'égal des taîdfi; 
les gibung eurent rang avec les tabounang, les taîchi et 
les djaisang, et enfin les tchibagantsa , les oubachi et les 
oubasantsa, avec les ognigod. On ne trouve ici aucune 
note qui fasse connaître ces divers degrés, tant ecclé- 
siastiques que civils; mais il y en a quelques-uns d'ex- 
pliqués dans l'ouvrage de Pallas ^ Tous les règlements 

' Sammlungen, u. s. w. Bd. II, S. 1 19-435. 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 449 

dont il s'agit, et ceux qui avaient été insérés dans les 
livres composés au temps des trois Tchokrtwartis (mo* 
narques) du Tibet et de Khoubilaï, furent réunis et 
mis en vigueur sous le titre de Code de la doctrine des 
dix œuvres méritoires. Ce fut à la même époque que le 
khagan donna au lama le titre de Waàjradhara dakà 
lama, le suprême et immense porteur de sceptre, et 
quen retour celui-ci lui conféra le titre de Tchakra-^ 
varti Setsen khagan. On fait ainsi commencer de ce 
temps le titre mongol de dalai lama ; mais ce titre 
n'est qu'ime traduction du titre tibétain de gyamdzo, 
qui était en usage auparavant. Beaucoup d'autres dé* 
nominations honorifiques furent distribuées à cette 
occasion. Al tan khagan, le véritable restaurateur du 
culte lamaîque parmi les Mongols, vécut encore plu- 
sieurs années; il mourut en 1 583. Ses successeurs di- 
rects au titre de khagan occupent peu d'espace dans 
le récit de Sanang. Après les grands lamas , dont les 
actions et la renaissance ont la première place, il 
accorde toute son attention aux Khoungtaîdji des Or- 
dos, dont il était lui-même le descendant et le suc- 
cesseur, puisqu'il était fils de Batou, fils d'Oldjéi il 
doutchi , fils de Khoutouktaî Setsen , neveu d'Altan 
khagan. Arrivé à parler de lui-même, il raconte qu'il 
était né en 1 6o/i ; que le titre de Sanang Setsen 
Khoungtaîdji lui fiit donné en considération de ce qu'il 
était issu de ce Setsen Khoung taîdji qui avait pris une 
part si active au renouvellement de la religjiop. A dix- 

29 



450 MÉLANGE* D'HISTOIRE 

sept ans , il fut pburvu par le kh^avi régnant , Boa- 
chmktoù^inong, d'un des enapïoià les phis^ élevés. Ce 
prince mourut en 162&, aprèst avoir fait bénir un 
exemplaire du IKâh /iGyoar(6andjour), écrit en lettres 
dor, et avoir envoyé chercher dan» les contrées du 
s«d, ou le Tibet, le Dan hGour, Autre ccilectîoii des 
plus câèbres , et qui codent , en àem, cent vingt- 
deux gros volumes, k tradùctioii des doctrines et des 
préceptes» Le bKâh JiGyour a été traduit efi mongol 
entre 160 & et i634 , et depuii) ioaprimé parles soins 
d'un empereur mandchou. On né peut dire précisé- 
ment lequel, parce que M. Scfamidt donne deiut noms 
qtd ne se rapportent pas , celui de Enghe amoffolattg 
en mongol (fcAanjjfci^ 16612 ^1711 a), et i^eluide Young 
tching en chinois (1711 3-35), dont la traduction nlon- 
gbleest Nairalt&ab \ Cette légère méprise est répétée 
en deux autres endroits ^. 

Tout le reste du neuvième chapitre est renipli par 
àes hitttoires de lamas et des légendes qui se reportent 
darïs rindé au temps du plus pvdssant des toaè-puissants 
[des Màchti^steh' der Mùchtvollkomméneh) , c'est-à-dire 
de Shâkya niouni. Sanang ne tarit pas sur ces sujets 
si Intéressants pour sa nation. Enfin le dixième cha- 
pitre commence par le récit de l'établissement de la 

* àj.i atif Bèft^l des niandahuischéti H^aidersy JangUdking , ded die 
«Moogelen Sngke amagholang nenoeii (1723-1735), a. s.w.it s. 4i9. 

^ t^ag. 4i 1 et 423. Dans ce dernier passage, le nom de Nàircd-toub 
est donné comme l'équivalent de Khang hi. Cest une seconde erreur, 
inVidrsé de la ^i^édéht^.. 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 451 

dynastie des Mandchous, issue, comme le dit Tau- 
teur, des Altan khaytm des aneienfi Mtmdûkons , c'est-à- 
dire de la nation des Kin. Â cette occasion , Sanang 
récapitule les règnes des empereurs de la dynastie 
Ming depuis Houng-wou, mais en ttiélant à son ré- 
sumé beauccHip d'erreurs de noms et de dates, cir- 
constance bien remarquable pour un empire si voisin 
de son pays , et dont il «e flatte d'avoir consulté îes 
annales; drconstance qui ne contribue pas à aug^ 
inenter la confiance qui lui est due pour les époques 
fet les dynasties dont il est Tunique hîstorîeh. Il pousse 
son récit jusqu'à la soumission des Mongols par Eyehat 
Sasaktchi fcfcagan (Ghun tchi). L'auténr termine efn- 
suite par ces mots i « Il est impossible de raconter 
« tout ;aa long comment au commencement lé monde 
« s'est formé , et comment s'y sont développés dîHé- 
«rents êtres qtd en constituent l'orgattisalion inté- 
« rieure ; comment, parmi tces êtres , depuis le soil'^è- 
« rain iipdîen , élu de Yunmers , jusqtf à ïioti^e temps , 
« de puissants rois «otot nés et ont introduit Tordre sur 
(lia terre; comment ont para des bodhîsattwas pleins 
« de vertus , représentants des êtres vivants ; comment 
« tes peuples ont «été réjouis par la religion de Boùd^ 
«dha et la puissance des souverains. C'^irt pbûrquJôî; 
« moi Sànm^ Setsen Kkoung taldji, arrfèré-pètit-ffls^é 
«Tâlïtstre Khmmktal Setsen Khoung tdfit^î; pmir stf- 
«tisfaire aux désirs et à l'attente dé pKisteiiW fiè*^ 
« «5inne« atnîtèB èe Tittsbruction , j'ifi , «selon ifiei'^fitfMëi 

29- 



452 MÉLANGES D'HISTOIRE 

a moyens , raconté tout cela en abr^é , en me ser- 
(c vant principalement des sept sondoars (histoires] sui- 
avants. » n rapporte les titres de ces livres, parmi 
lesquels se trouve une chronique chinoise; puis il 
ajoute : tt J'ai fondu le contenu de ces sept histoires, 
«et j'ai fini et accompli cet ouvrage en 1662 , étant 
«parvenu à ma cinquante-neuvième année.» Il ter- 
mine par une phrase modeste , telle que l'aurait écrite 
un auteur européen , et réclame Tindulgence pour les 
fautes qui pourront se trouver dans son livre : « Celui 
«qui lira cet ouvrage sans préjugés,» ajoute-t-il, «et 
u qui y trouvera à recueillir quelque peu d'instruction , 
« verra s'épanouir, comme dans un miroir, le lotus de 
« la sagesse étemeUe , comme ceux qui, par le moyen 
« du céleste Tchintâmani, s'efforcent d'approfondir ce 
« qui est caché à tous les yeux. » 

Le texte de Sanang occupe cent quarante-neuf pages 
d'une écriture serrée. L'analyse en a exigé sorxante- 
dix-neuf: que serait-ce si nous voulions entreprendre 
un examen détaillé des notes que le traducteur a réu- 
nies dans cent vingt-trois pages, et qui sont, pour 
la plupart, remplies de notions curieuses et de ren- 
seignements intéressants? Pour qpie notre, critique 
eût toute l'utilité possible, il faudrait que nous eus- 
sions à notre disposition les nombreux^ matériaux que 
M. Schmidt possède, avec les secours qui lui ont per- 
mis d'en tirer parti , l'assistance des Mongols et les 
lexique^ qu'il tient d'eux. Privé de ces ressources 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 453 

précieuses, nous. n avons pu proposer sur son travail 
qu un bien petit nombre d'observations en comparai- 
son de celles auxquelles une étude approfondie des 
textes aurait pu fournir matière. Nous résumerons çn 
peu de mots le jugement que nous croyons pouvoir 
porter sur cet ouvrage d un genre si neuf et si curieux, 
aussi bien que sur le degré et le genre de mérite qù*on 
doit reconnaître à son interprète. 

Sanang Setsen n est pas un historien : c est un com- 
pilateur de légendes et de généalogies, dont les idées, 
par TefiFet de Tinfluence indienne, semblent avoir 
quelque chose de vague et d'indéterminé. D ne faut 
chercher dans son livre ni une chronologie régulière, 
ni de l'exactitude dans les dates, ni la moindre pré- 
cision dans les indications géographiques; encore 
moins doit-on lui demander une série de faits enchaî- 
nés les uns aux autres, de vives lumières sur la haute 
antiquité, le tableau complet de Tétat d'une seule des 
nations dont il parle , celui des divisions des tribus 
mongoles ou des branches de la famille de Tchingkis 
khagan, le rapport des événements et de leurs causes, 
le récit des expéditions militaires, des entreprises 
commerciales , des relations diplomatiques entre plu- 
sieurs peuples , ou des aperçus politiques, moraux , phi- 
losophiques ou littéraires. Son histoire est ime chro- 
nique aride, semée de fables. Quelques successions 
de princes , dans lesquelles on a lieu de croire que la 
masse des faits est vraie, bien que les* particularités 



45A MÉLANGES DHISTOIRE 

en soieuX sourent enrouées; une généalogie assez com- 
jdète de quelques branches de Tchingkis^bamdes qui 
ont régné dans la Mongolie orientale; d'utiles ren^ 
saignements sur Torigine des institutions lamaiques; 
pour le reste , des scMivenirs conftis , mais prédieux à 
recudllir^ et, par-dessus tout, une grande quantité 
de traditions religieuses ; des anecdotes ipcroyaUes , 
mais intéressantes par leur aksiurdité même ; une mul* 
tîlude de traits qui nous montrent à découvert ie ca- 
ractère mongol tel que les iamas l'ont &çoDné depuis 
trois siècles : voilà ce qui assure ime grande valeur 
à Touvrage de Sanang. Tout ce qall contient n*e$t 
pas aussi nouveau qu'on le penserait pour Hiomn^e 
instruit qui a bien lu les livres des é<»ivain» chinois 
et persans , et même certains livres européens peu 
connus; mais comme l'auteur a puisé à des soitfces 
qui ne sont pas accessibles, il représente pour nous 
toute une branche de littérature dont nous ne savions 
presque rien , et il doit occuper une place après Chao 
yonan ping, Raschid eddixi, Abou'l^haei; ou doit 
le mettre hors de rsng pour la coiannissance des lé- 
gendes bouddhiques, et il sera coùsuité plus utâement 
encore pour Tbistoire de la religion samanéenne que 
pour oeUe des Mongols. Â tout prendre, son livre 
est une véritable acquisili<»i pour la littérature orien- 
tale, et «ne des pku importantes qu*eHe «rt faites en 
ces dernières années. Les Chinois, qui l'ont traduit de 
leur côté, en ont porté le même jt:^ement. Les huit 



ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 455 

livres ^ de lorigine des Mongols, dit un bibJîiOgiraphç 
chinois , ont été rédigés par un Mongol , ie petit Teks 
tchin Sanojig Toi M ^. La quarante-deuxiènie annéa 
Kbian loi^ig (i 777), T (empereur en a oindonné la tra- 
duction. Dans ce Uvre , ia r-eUgion de Foè e&t f^omm^ 
le filet (ia partie la plu^ im|^prAanite) ^u trav^a diu^uel 
on voit les généalogies et la succession des McMOgols, 
leurs commencemeots et Ipur fuine, leur prospérité et 
leur décadence, leur gouverneizienjt et leiirs -troujîfie^. 
Il ressemble beaucoup au petit abrégé de Thiatoire 
secrète de la dynastie Yçijb^ , qui a été ^(MBposé i 
la glorieuse époque de Young lo; xnais ie» origines et 
la suite des événements y sont racontéfi avec beaucoup 
plus de soin ^. 

Le travail de M. Scbmidt peut être loué avec moins 
de restriction. Comme lé^îteur, il a fait imprimer 
avec beaucoup de soin le premier texte mongol , le 
seul que nous possédions encore en Europe. Un petit 
nombre de fautes d'impression que i)0M3 avons re- 
marquées n'empêchent pas qwie Touvrage ne soit , en 
général, ex^écuté avec beaucoup de correction. Comme 

^ Le traducteur chinois a vraisemblablement réduit Touvrage à 
huit livres , en supprimant les deux premiers , qui n''ont aucun rapport 
aux Mongols. 

^ On rappelle le ^etit pour le distinguer de Setsen Khoung taïdji , 
neveu d'Altan khagan , et riestaurateur du bouddhisme. J[Vojez ci-dessus, 
pag. 439-443.) 

^ Sse hou thsiouan chou kiàn ming mou lou, ouCSalaiogue de ia biblio- 
thèque de Khian loung, liv. V, p. 29. 



456 MÉLANGES D'HISTOIRE 

traducteur, M. Schmidt est le seul homme connu qui, 
dans rétat actuel de nos connaissances , ait le moyen 
d'interpréter un ouvrage aussi étendu; et si, dans sa 
vision r il est possible de noter des mots oubliés ou 
qui sont seidement transcrits , et un certain ncmibre 
de passages qu'on voudrait rendre autrement, cela 
n'empêche pas qu'elle ne soit généralement très-fidèle 
et qu'elle ne puisse servir utilement à ceux qui vou- 
dront apprendre la langue mongole. Les notes sont 
une addition très-recommandable , et les extraits nom- 
breux qu'on y trouve d'autres écrivains tartares ren- 
ferment toutes sortes de renseignements intéressants. 
Peut-être le génie mmigol a-t-il agi quelque peu sin* 
le commentateur, qui ne montre, non plus que son 
original , aucun goût pour les discussion;» chronolo- 
giques et géographiques; peut-être , avec plus de pro- 
pension aux habitudes delà critique européenne, au- 
rait-il été moins porté à croire qu'un seul livre mongol 
peut tenir lieu de tous les autres. Son attention , dis- 
traite jusqu^ici ^ des hautes spéculations de la philoso- 
phie samanéenne , s'est exclusivement concentrée sur 
les écrits mythologiques ; mais ce n'est pas , dans l'his- 
toire du bouddhisme , un côté qu'il soit permis de né- 

' Depuis qae cette analyse est écrite, M. Schmidt a montré, par deux 
mémoires présentés à Tacadémie de Saini-Pétersboarg, qu'il ne s'était 
pas occupé avec moins de soin et de succès de la partie métaphysique 
du bouddhisme. On fera connaître ce nouveau travaU dans une autre 
occasion. 



ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 457 

^iger. Enfin il y a dans ses notes une partie polémique 
dont nous ne dirons rien , si ce n*est que des observa- 
tions, souvent judicieuses, toujours vives, et parfois 
acerbes, ne seront pas demeurées sans résidtat. 

M. Schmidt a placé à la suite de l'histoire de Sanang 
Setsen une longue légende (p. 4^5-/188), extraite de 
la traduction mongole d'un ouvrage tibétain intitulé 
Norwou prengva, et relative à Tincarnation d'Aryâ 
Palo (plus exactement Avalokiteswara ) dans la per- 
sonne du prince Erdéni kharalik , fils d'un roi imagi- 
naire qui régnait dans la Mongolie à une époque 
inconnue. C'est encore un de ces récits où les lamas 
du Tibet et de la Tartarie se plaisent à rassembler des 
noms d'hommes et de dieux empruntés à la fabu- 
leuse histoire de l'Inde, et à accumuler les images 
dun merveilleux gigantesque, les palais magiques, 
les montagnes de diamant, les parcs enchantés par 
centaines , les nymphes éclatantes de lumière par mil- 
liers de millions. Les conceptions de la bibliothèque 
bleue pâlissent et s'effacent à côté de ces prodiges, 
Nous connaissions déjà le genre par les légendes que 
nous ont données Pallas et Bergmann : assurément 
M. Schmidt eût joint un supplément plus convenable 
à son histoire s'il l'eût terminée par une traduction 
du Bodhimer, dont Pallas nous avait déjà fait con- 
naître des passages curieux \ et dont, dans ces ar- 
ticles mêmes , nous avons eu occasion de signaler des 

^ Sammlung, u. s. w. Bd. I, S. 17 ff; Bd. II, S. 9 , etc. 



45$ MÉI.4lNGES D'HISTOIRE 

GJlalaom très-iatéressantes. Sou volume e$t enrîcbi 
d'un boa iqiàex,. he caractère mongol (tpi'op y a em- 
j^oyé est beau , quoique un ptw &&Té «t difficile à 
lire; cest peiui cpii^st destiné à Impression de la 
Sjible. Le go^ayi^raçment russje a jfeuit ie3 frais de l'édi- 
tion. Çn ne saixrait Irop louer uQe telle nninifioence, 
i^ trop désira quil se pré^nlât3Qwent dauasi dignes 
pccasiom^e i>î^^r<îçr. 



ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 459 

MÉMOIRE 

SUR LES AVANTAGES D'tIN ETABLISSEMENT CONSULAIRE 

f 

X CANTON. 



I . 



Dans un mémoire dont l'objet est de présenter % 
mn excellence le ministre des affaires étrangèi*es quel- 
ques considérations sur les moyens de faoilîtér et 
d'étendre les relations des savants et des négociant!^ 
français avec la Chine , il ne psu^aît pas nécessaire de 
récapituler tous les avantages ^tii doivent naître de 
l'extension de ces relations. Un commettre qui paye 
au trésor britannique une taxe annuelle de cent mil- 
lions [ù>mrnom report, pag. 368), ne saurait être 
perdu de vue par aucune puissance maritime ; et moins 
encore par le gouvernement fran^is que par tout 
autre. 

Les hommes dont les spéculations habituelles sont 
dirigées vers l'extrême Orient voient d'ailleurs un 
gage précieux de l'importance quç le ministère attache 
à la restauration du commerce des Indes orientales, 
dans le choix qu'il a fait d'un ministre français du 
roi de la Gocfainchine pour représenter auprès de ce 
monarque les intérêts politiques et commerciaux de 
la France. De tous les pays dont le commerce exclu- 
sif peut nous dédommager de nos pertes coloniales , 
il n'en est point de plus riche , et par conséquent de 



460 MÉLANGES D*HISTOIRE 

plus digne des soins jaloux du gouvernement, que le 
royaume illustré par la mission de Tévêque d*Adran. 
La Gochinchine n'ofinra pas seulement aux armateurs 
français les aliments d*un commerce direct avec l'Eu- 
rope ; elle deviendra Tintermédiaire de leur conunerce 
avec la Chine. En effet, tous les articles du premier 
pays 9ont recherchés dans le second : la cannelle de 
la Cpchinchine se vend à Canton cinq ou six fois plus 
cher que celle de Ceylan; ses mines d or sont les plus 
riches que Ion connaisse ( Observations sur Vambassade 
anglaise, par Cossigny, p. 232-22.3); enfin, toutes ses 
productions fournissent aux négociants français des 
moyens assurés de faire ^^ç avantage le commerce 
d'Inde en Inde, dont les bénéfice^ sont toujours, 
'Ooipme on sait, de beaucoup supériem^s à ceux du 
commerce direct. 

Mais s'il est dans lé monde commercial un point 
où l'intervention d'un résident accrédité soit la con- 
dition indispensable d'un commerce prospère , c'est 
assm^ément le port auquel les Chinois ont limité l'ad- 
mission des bâtiments étrangers. 

Pom* demeurer convaincu de la vérité de cette as- 
sertion, il suffit de se rappeler combien de fois les 
relations des Européens avec la Chine ont été sus- 
pendues et menacées d'une cessation complète par 
suite d'un excès, ou d'une imprudence purement in- 
dividuelle dans sa cause et son effet. 

Aux yeux du gouvernement chinois, les intérêts 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 461 

commerciaux les plus graves s'évanouissent devant 
les intérêts d'ordre et de police, je ne dirai pas géné- 
rale, mais locale. Le meurtre volontaire ou acciden- 
tel commis sur un individu chinois, par un matelot 
européen , a pour conséquence immédiate l'interrup- 
tion du commerce de la nation à laquelle le meur- 
trier appartient (si ceux dont il dépend ne préfèrent le 
livrer sur-le-champ au glaive de la loi mandarinique). 
Après un semblable malheur, il faut, pour sauver 
l'homicide et rétablir les relations commerciales, une 
adresse, ime fermeté, une longanimité qu'on ne sau- 
rait attendre que des hommes accoutumés à traiter 
avec les Chinois , et familiarisés par une étude spéciale 
avec les lois et les usages de cette nation. 

Ces inconvénients graves , qui rendent essentielle- 
ment précaire le commerce le plus florissant avec la 
Chine , et dont les chances se multiplient pour chaque 
nation à mesure que ses relations avec ce pays de- 
viennent plus étendues , ont servi .de fondement à la 
plus forte objection que les partisans de la Compagnie 
des Indes aient fait valoir en Angleterre contre ceux 
qui veulent livrer le commerce de la Chine à la dis- 
crétion des particuliers. 

Dans ses Notices sur la Chine, sir G. Staunton re- 
cherche les sources de la prospérité toujours croissante 
du commerce des Aurais à Canton , et reconnaît qu'en 
dernière analyse cette prospérité a deux causes immé- 
diates qui croissent en raison directe l'une de l'autre. 



462 MÉLANGES DHISTOIRE 

Ce sont : 

i"" La masse de capitaux versée dans ce commerce 
par la Compagnie des Indes; 

ik"* L'influence médiatrice du comité de subrécar- 
gués établi à Canton par la même compagnie. 

Dans lapplication à la France , la première de ces 
deuK causes ne saurait s'improviser; mais on sait, par 
l'exemple même des Anglais , qu'un commerce très* 
borné dans l'origine peut s'élever gtadudilement au 
plus haut point de splendeur. 

Pour se former une idée juste de l'importance de 
la seconde cause « et pour se convainore que le com- 
merce de l'Ân^eterre avec la Cbine roule en entier 
sur le Select comittee , et dépend, en dernière analyse, 
du succès de ses opérations, il suffit de jeter les yeux 
sur le tableau que sir G^ Staunton fait des travaux 
de ce comité. 

L'auteur examine d'abord la partie commerciale de 
ses attributions , et le suit pas à pas dans tous les dé- 
tails que comporte le commerce le plus étendu. 

Passant ensuite à l'examen des fonctions politiques 
du Select comittee y sir G« Staunton s'exprime ainsi: 

« L'attribution distinctive de cette Société consiste 
«dans les relations officielles, directes ou indirectes, 
(cque ses membres ont avec le gouvernement provin- 
(( cial de Canton , relations qui nécessitent une connais- 
« sance du caractère et des habitudes du peuple chi- 
(cnois^ tdle qu'on he peut l'acquérir que par un long 



ET DE LITTERATURE ORIENTALES. 463 

M séjour en Chine. Il ne s'agit pas ici de ces èdtercations 
u hostiles et publi(|ues dans lesquelles les serviteurs de 
«la compagnie se trouvent quelquefois engagés en 
tt dépit de tous leurs efforts pour les prévenir, et qui 
«sont toujours accompagnées de dangers et d'incon- 
uvénients graves pour le commerce; je veux parier 
u de ces communications ordinaires , et pour ainsi dire 
(( continuelles , qui ont lieu entre les autorités britan- 
« niques et chinoises, quelquefois par Tentremise des 
« officiers chinois , mais pdus cômmunénient par celle 
u des faannistes ^ et qui manquent rarement de se termi- 
« ner d'une manière avantageuse pour les deux partis. )> 
Les hannistes sont des négociante chinois auxquels 
leur gouvernement a conféré le droit exclusif de <5om»- 
mercer avec l'étranger. Un capitaine français qui ai*- 
rive pour la première fois à Canton ^ est donc obligé 
de choisir parmi eux l'homme auquel il livrera toutes 
ses marchandises et les trois quarts de ion aident 
{Blancard)t, Or, on conçoit que de la bonté de de choix 
dépend en grande partie le succès de son expédition. 
Mais à qui demandera-t-il des renseignements sur la 
loyauté des hannistes et le degré de confiance qu'il 
peut accorder à chacun d'eux ? Il s'adressera naturel- 
lement et nécessairement aux subrécargues deê com- 
pagnies étraiigères, que leur séjour continuel dam le 
pays met à même de les bien juger* Or, voici ce (fàt 
M« de Guignes dit à ce sujet dans ses Observations 
sur les Chinois (t. III, p. 2 1 5) : 



464 MÉLANGES D'HISTOIRE 

« En matière de commerce , il ne faut pas demander 
« de conseils ; car le subrécargue étranger auquel s a- 
« dresse le nouveau venu a les affaires de sa compagnie 
<( ou les siennes propres à gérer. Engagé peut-être chez 
((un marchand dont il redoute le peu de solidité, et 
a ne sachant pas quels moyens employer pour retirer 
« Targent qu'il lui a confié , il n*a d'autre parti à prendre 
«que de recommander le même marchand au capi- 
(( taine ; oelui-ci remet ses fonds, le subrécargue retire 
«les siens, et l'armement est ruiné.» 

Cette seule observation de M. de Guignes suflirait 
pour faire sentir l'importance d'un établissement local 
à l'usage des négociants français; mais les raisons fon- 
dées sur le caractère éminemment sévère de la police 
chinoise ne peuvent laisser aucun doute sur la né- 
cessité d'un médiateiu* entre lés magistrats de Canton 
et des capitaines qui , malgré toute leur vigilance , ne 
sont jamais à l'abri d'un événement fâcheux. 

Faut-il donc s'étonner si, privé de tout secours, de 
tout appui local , le conunerce libre des Français avec 
ia Chine n'a pu soutenir la concurrence des compa- 
gnies étrangères , dont le premier soin a dû être d'é- 
tablir des factoreries à Canton ? 

Mais s'il est vrai de dire que l'état florissant du 
commerce de la compagnie anglaise est dû presque 
entièrement au zèle éclairé des membres du comité 
établi à Canton par cette compagnie, il ne s'en suit 
pas, comme conséquence nécessaire, qu'une institu- 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES. 465 

tîon toute pareille soit la condition d un commerce 
prospère avec la Chine. Il y a plus, cette société, si 
utile à la Compagnie des Lddes, laisse encore quelque 
chose à désirer; et, pour prouver cette assertion, je 
ne veux d autre témoignage que celui de son pané- 
gyriste : 

«Il serait avantageux,» dit -il, «pour notre corn- 
«merce avec la Chine, que le titre de consul fiit 
(( donné par le roi au président du comité des suhré- . 
u cargues , en même temps que le titré de vice-consul 
«au memhre qui siège inunédiatemenfaprès lui [in 
{{ rotation) ; ces titres ajouteraient à leur autorité j et 
« serviraient à lever plusieurs difficultés d'étiquette qui 
« entravent la marche du comité dans Texercice de 
« ses fonctions politiques. » 

Ces avantages, qui, de l'aveu de sir G. Staunton, 
manquent aux représentants du commerce anglais à 
Canton, mais auxquels ils ne sauraient prétendre 
comme employés d'ime compagnie; ces avantages 
seraient acquis ipso facto au résident nommé par sa 
majesté , pour défendre à Canton les intérêts politiques 
et commerciaux de la France. 

Les services qu'un résident éclairé pourrait rendre 
à son pays ne se bornent pas aux fonctions de média- 
teur,* inhérentes. à sa charge. Les renseignements qu'il 
serait à même de fournir aux armateurs , fabricants et 
cultivateurs du royaume, i** sur le choix des mar- 
chandises d'exportation ; 2^ sur les modifications sou- 

3o 



466 ' MELANGES D'HISTOIRE 

vent très-l^ères pai^* lesquelles on peut adapter au 
goût ou aux besokid iies Chinois les produits de notre 
industrie; S"" sur les* procédés industriels dès Chinois; 
4^ sur lès plantes textiles , tinctoriales ou alimentaires 
qui sont susceptibles de s'acdimater en France, sont 
autant de sources de prospérité dont sa majesté peut 
nous mettre en possession par la création d'un consul 
à Gabton». i^ 

; La réalisation de tous ces avantages et de plusieurs 
autres^ encore dépendra sans doute eà grande partie . 
^s qusdiiés de l'homme auquel le miiiistère confiera 
Une mission aussi> importante. Si, avant d'aller en 
Chine ^ cet homme, quel q^'il soit, avait assez étudié 
la langue et la^tlittératUi^* de ce pays pour pouvoir 
parier et entendre le chinois au'bout de quelques mois 
de si^w à Canton i il serait par cela même en état 
de eoçamuniquer sans intermédiaire avèo les mag^- 
trais de cjette ville, et de se conciUer leurs bonnes 
grâces autant qu'un Européen peut l'espérer dans les 
circonstàncesactuelles. Si, de plus, le même homme 
avait rintelligence des langues de deux compagnies 
européennes ayant un établissement à Canton, par 
exemple de Tançais et du stiéclois , il pourrait, à son 
arrivée, Ibrmer des liaisons tout à la fois politiques et 
aminalès avec les sûbrécargues de ces deux nations , 
et obtenir,i6ur les choses qu'il lui importerait le plus 
de connaître, des ' renseignements qui seraient con- 
trôlés les uns par les autres. ■ 



ET DE LITTÉRATUJRE, ORIENTALES. 467 

Quant aux services qu'il ^^erait. à même de rendre 
aux savants français, on conçoit d'avance leur étendue. 
Depuis que les missionnaires français, exilés de; la 
coiir de Peking, où ils ont laissé de si Aobles souVi&- 
nirs, ont été réduits à cacher dans le fond des pro- 
vinces les efforts de 'leur, zèle apostolique , les savants 
du continent sont privés de ces correspondsaices qui 
ont produit tant d'ouvrages utiles. Dés - travaux: éom- 
mencés ont été interrompus ; de^ collections » qui de- 
vaient être envoyées eik entier ^ la^ JBikUotbèque du 
roi,. y sont demeurées incomplètes ;,4€s recherches du 
plus haut intérêt pour l'histoire, Js^- géographie rJa 
statistique , l'économie ppUtiquç * ; les pences aaatu- 
relles et les arts, industriels ont 4û ètr0ii9ùspendùea.fi 
Ce n'est pas aux Ângiai$:yjQoâ>rivaiix c^ touit geiire, 
que nous devons nous^dbcesser pour obtenir des ren- 
seignements oadesx](^t^iaux scientifiques; il» ne nous 
enverraient pas ceux qu*US; auraient recueillis d'après 
nos demandes; ils aimeraient} mieux les mettre^en 
œuvre eux-mêmes et e^ grpfite^ les; premiers^i 

Le consul de.^France à:Canton,?s il avait' quelques 
notions de littérature, chinoise « ^serait l'intermédiaire 
naturel de, ton tes les demandes relatives à des objets 
littéraires ou scientifiques; jl serait ^ de fait, le corres- 
pondant des académies eurppéeuQgaes;' et , pour être en 
état de rendre aux sdencjes cesf nobles services dont 
l'administi^ation françaJUa,a to.MJoufSt.senti 1^ prix» il 
suffirait qu'il fût char^ d'un^ série de questions par 



A68 MÉLANGES D'HISTOIRE 

les Académies des sciences et des inscriptions et belles- 
lettres de f Institut. Les réponses qn'il leur transmet- 
trait concourraient , avec l'institution dont la munifi- 
cence éclairée de sa majesté a enrichi le Collée royad, 
à répandre le goût d'une littérature dont les avantages 
deviendraient de jour en jour plus nombreux et plus 
palpables. 

Un dernier intérêt , qui eût dû être placé en pre- 
mière ligne si les considérations présentées dans ce 
mémoire avaient été rangées d'après leur d^é d'im- 
portance , est celui de la mission de la Chine, que des 
religieux fiançais avaient élevée jadis à un si haut 
point de gloire et de prospérité. Privés de l'appui 
que leur prêtaient autrefois leurs fi'ères admis en qua- 
lité d'astronomes et de physiciens dans les tribunaux 
dePeking; obligés, par la sévérité des édits, à s'intro- 
duire en secret dans les provinces, pour y prêcher 
furtivement l'Évangile , nos missionnaires n'ont pas un 
avocat de leur nation auprès du gouvernement chi- 
nois. Il est à peine nécessaire de faire observer que 
le résident fiançais deviendrait, par sa position, le 
conseil et f appui des missionnaires catholiques et des 
Français en particulier; qu'il pourrait recevoir les 
fonds qu'on leur envoie d'Europe, et trouver les oc- 
casions de les leur faire passer ; se porter garant pour 
eux quand ib deviennent l'objet d'injustes soupçons 
ou de persécutions subalternes; leur rendre enfin 
tous les bons offices qu'ils sont en droit d'attendre 



ET DE LITTÉRATURE ORIENTALES 469 

d'un Français, d'un catholique et d'un consul de sa 
majesté. 

Ces considérations donnent lieu de penser que Tins- 
titution d'un consulat à Canton satisferait tout à la fois 
à plusieurs besoins de première importance, et qu'un 
acte de ce genre ne saurait manquer de recevoir Tas- 
sentiment des amis de la religion et des sciences, et 
de tous ceux qui prennent intérêt à la prospérité du 
commerce et de l'industrie française. 



FIN. 



TABLE DES MATIÈRES 

CONTENUES DANS CE VOLUME. 

Avertissement des. éditeurs i-iv 

I. Observations sur la religion samanéenne. • i-64 

II. Essai sur la cosmographie et la cosmogonie 

des bouddhistes, d'après les auteurs chi- 
nois 65-i3i 

III. Observations sur les sectes religieuses des 

Hindous 1 3a-i 5g 

IV. De la philosophie chinoise i6o-ao5 

V. Discours sur Fétat des sciences naturelles 

chez les peuples de TAsie orientale ao6-2ao 

VI. Discours sur le génie et les mœurs des 

peuples orientaux aai-25a 

VII. Discours sur la littérature orientale. 

Premier discours 253-270 

Deuxième discours 270-297 

Troisième discours 297-32 1 

Vm. Lettres sur le régime des lettrés de la Chine , 
et sur rinfluence qu ils ont dans le gou- 
vernement de Tétat. 

Première lettre 322-334 

Deuxième lettre 334-35o 

Troisième lettre 35o-36i 

Quatrième lettre 36i-372 

IX. Analyse de Thistoire des Mongols de Sanang- 

Setsen 373-4&8 

X. Mémoire sur les avantages d*un établisse- 

ment consulaire à Canton 459-469 




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